« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 6 décembre 2012

Nationalisations et réquisitions : Sacré droit de propriété !

Le droit de propriété est actuellement invoqué à tout propos, par ceux qui s'opposent à l'idée de réquisitionner les logements vacants,  qui rejettent la nationalisation du site de Florange d'Arcelor Mittal, voire qui refusent la tranche d'impôts à 75 % sur les revenus supérieurs à un million d'euros. Une sorte de choeur antique dénonce à l'envi d'intolérables spoliations qui mettent en péril l'ordre social.

Le propos n'a rien de nouveau. La Constitution de 1795 n'affirmait-elle pas déjà que "c'est sur le maintien des propriétés que reposent (...) toutes les productions, tout moyen de travail, et tout l'ordre" social" (art. 8 des "devoirs" du citoyen). A l'époque, le droit de suffrage était d'ailleurs réservé aux propriétaires, notamment ceux qui avaient construit des dynasties bourgeoises sur l'achat de biens nationaux. 

Une souveraineté sur les choses ?

Sur le plan juridique, ce discours absolutiste s'appuie sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Son article 2 fait figurer la propriété parmi les "droits naturels et imprescriptibles de l'homme", et son article 17 s'ouvre par sa consécration comme "droit inviolable et sacré". Ce caractère sacré rencontre un écho particulier, lorsqu'il s'agit de défendre des biens immobiliers appartenant à l'Eglise, et que l'on considère comme gravement menacés parce que Cécile Duflot a fait observer qu'ils étaient vides. Le choeur antique se transforme alors en chorale paroissiale.

De manière plus précise, est également invoqué l'article 544 du code civil qui définit la propriété comme "le droit de jouir et disposer des choses de la façon la plus absolue". L'Empereur Napoléon, lors des travaux préparatoires au Code civil s'exprimait ainsi : "La propriété, c'est l'inviolabilité dans la personne de celui qui la possède ; moi même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété d'un seul, c'est le violer dans tous". A partir de cette analyse, s'est développée la trilogie traditionnelle, selon laquelle l'exercice du droit de propriété implique l'usus, ou droit de jouir du bien, le fructus, ou droit d'en percevoir les fruits, et enfin l'abusus, ou droit d'en disposer. 

Cette analyse du droit de propriété assimilé à l'exercice d'une véritable souveraineté sur une chose n'a pas entièrement disparu. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 30 septembre 2011, a ainsi rejeté une QPC portant précisément sur la constitutionnalité de l'article 544 du code civil. Saisi par des associations de défense du droit au logement, il a réaffirmé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour obtenir l'expulsion des occupants sans titre de son bien immobilier. Le droit de propriété implique donc non seulement le droit de jouir de son bien, mais aussi celui d'exclure les tiers de la jouissance de celui-ci.

Dans ma maison. Yves Montand 
Texte : Jacques Prévert. Musique : Joseph Kosma

Les limitations au droit de propriété

Notre choeur antique aurait-il donc raison de crier à la spoliation en cas de réquisition ou de nationalisation ? Certainement pas, car ce serait faire bien peu de cas d'un droit positif qui admet de larges limitations au droit de propriété. 

Dès la Déclaration de 1789, le droit de propriété n'était pas perçu comme absolu. Si l'article 17 le consacre comme "inaliénable et sacré", il ajoute immédiatement que nul ne peut en privé, "si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Quant aux droits du propriétaire garantis par l'article 544 du Code civil, ils ne s'exercent qu'à la condition qu'"il n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements". Nos choristes oublient évidemment ces deux précisions, qui montrent que leur revendication est dépourvue de fondement juridique. 

Le droit de propriété est donc loin d'être absolu. Il peut être restreint au nom de l'ordre public ou de l'utilité publique, formule utilisée en matière d'expropriation (art. 545 c. civ.). C'est exactement la position du Conseil constitutionnel qui affirme, dans une décision du 8 avril 2011, que les pouvoirs publics peuvent apporter des limites à l'exercice du droit de propriété, à la condition qu'elles soient "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi". 

Qu'il s'agisse de la réquisition ou de la nationalisation, ces deux procédures reposent également su un motif d'intérêt général. Rappelons qu'une ordonnance du 11 octobre 1945, codifiée dans l'article L 641-1 du code de la construction et du logement autorise les réquisitions de logements vacants, et que ce texte a été utilisé de nombreuses fois, sans jamais que l'intérêt général d'une telle procédure soit mis en cause. Quant aux nationalisations, la décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 précise qu'il appartient au législateur d'en déterminer les motifs. Est ainsi considérée comme conforme à l'article 17 de la Déclaration une nationalisation considérée "comme nécessaire pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage". Trente ans plus tard, cette motivation pourrait être reprise en termes identiques pour justifier la nationalisation du site de Florange. 

Dans les deux cas, la condition de proportionnalité est assurée. Le Conseil constitutionnel n'exerce  qu'un contrôle restreint sur les lois mettant en oeuvre ces procédures. Il serait alors bien difficile de considérer comme disproportionnée une mesure de réquisition qui ne vise que les investisseurs institutionnels et repose sur la volonté de donner un logement à ceux qui n'en ont pas, ou une loi de nationalisation qui aurait les mêmes motifs que celle de 1982, déclarée conforme par le Conseil constitutionnel.

Le choix de procéder à une réquisition de logements vacants ou celui de nationaliser un site sidérurgique peuvent également donner lieu à débat, et le choeur des partisans du droit de propriété absolu a parfaitement le droit de s'exprimer. Mais ce découpage de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 pour n'en conserver que le caractère "sacré" de la propriété semble voué à l'échec, puisqu'il repose sur la négation du droit positif. Pourquoi ne pas reconnaître qu'il s'agit d'un débat politique et non juridique ?  Pourquoi ne pas admettre, comme en 1795, que l'on considère la propriété comme l'élément essentiel de l'ordre social, et l'intérêt des propriétaires comme devant l'emporter sur toute autre considération ?  M. Mittal pourrait alors être considéré comme un acheteur de biens nationaux, ce qu'il est.



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