« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 19 janvier 2020

La comparution dans un box vitré : quelques précisions de la CEDH

Depuis 2017, les avocats français protestent contre la tendance qui consiste à sécuriser toujours davantage les salles d'audience. Le box des accusés a ainsi été modifié, pour mettre en place un espace vitré les séparant physiquement de la salle d'audience. Ils communiquent alors par micro avec les juges, et par des interstices plus ou moins larges avec leur avocat. De tels dispositifs relèvent de l'architecture de la salle d'audience, et sont dus à l'initiative du ministère de la justice. 

Dans un premier temps, ils ont été adoptés, au cas par cas, dans le but de protéger un accusé particulièrement susceptible d'être la cible d'un attentat. Il n'est pas surprenant que le premier à comparaître derrière une vitre ait été Klaus Barbie, en 1987. Encore ne s'agissait-il que d'une vitre blindée placée devant Barbie, sans qu'il soit enfermé. Aujourd'hui, l'accroissement de la menace terroriste et la crainte des évasion ont conduit à faire de cet équipement un élément permanent de la salle d'audience, certes destiné aussi à protéger l'accusé, mais qui peut avoir pour conséquence de l'isoler, voire d'influencer les jurés en le présentant comme déjà enfermé, en quelque sorte déjà condamné.


L'affaire Ioukos



L'arrêt rendu le 14 janvier 2010 Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) énonce les critères gouvernant l'usage d'un tel équipement, pour qu'il soit jugé conforme aux exigences du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le litige soumis à la CEDH porte sur le second procès de deux anciens dirigeants de Ioukos, L'arrêt du 14 janvier 2019 condamne, sans surprise, une procédure menée en violation manifeste du droit à un juste procès, les avocats des accusés n'ayant pas obtenu du juge l'autorisation d'interroger les témoins, et n'ayant pas eu communication de certains rapports d'expertises et d'éléments à décharge. En clair, le procès a été mené uniquement à charge, et les droits de la défense ont été largement bafoués.

Une condamnation sans surprise qui ne présenterait qu'un intérêt modeste, si elle ne s'étendait à la comparution des requérants dans une cage de verre qui n'offrait aucune confidentialité des échanges avec leurs avocats. 


Les cages de verre devant la CEDH

 

D'une manière générale, la CEDH se déclare consciente des nécessités d'assurer la sécurité dans le prétoire, particulièrement dans le cas d'affaires sensibles. Dans un arrêt Ramishvili et Kokhreidze c. Georgie du 27 janvier 2009, elle affirme que l'organisation de l'audience doit présenter toutes les garanties montrant que les débats se dérouleront dans la sérénité et conformément au droit à un juste procès. De même, la communication de l'accusé avec son avocat doit être parfaitement libre. L'arrêt de Grande Chambre Sakhnovski c. Russie, rendu le 2 novembre 2010, affirme avec force qu'"aucune restriction éventuellement apportée aux relations entre des clients et leurs avocats, qu'elle soit implicite ou expresse, ne doit faire obstacle à l'assistance effective d'un défenseur à laquelle un accusé a droit. Nonobstant les difficultés et restrictions possibles, l'importance attachée aux droits de la défense est telle que le droit à l'assistance effective d'un défenseur doit être respecté en toute circonstance". Enfin, la décision Yaroslav Belousov c. Russie du 4 octobre 2016 fait une synthèse de cette jurisprudence en l'appliquant à l'usage d'un box de verre, dont il est précisé qu'il ne saurait entraver le procès équitable et la présomption d'innocence.

Cette importance accordée aux droits de la défense conduit la Cour à n'admettre des restrictions à la participation du requérant aux débats ou à sa communication avec ses défenseurs que lorsqu'elles sont nécessaires et proportionnées aux risques spécifiques que présente le procès. Or, en l'espèce, il n'est pas contesté que la comparution des accusés dans un box de verre n'est pas liée à un risque spécifique, mais relève d'une organisation de pure routine. Les juges n'ont pas cherché à améliorer la relation des acuser avec leurs avocats, alors même que le procès Ioukos a duré plus d'un an.

La CEDH ne condamne pas, en soi, l'utilisation de ces installations de verre. Elles peuvent être utilisées si la sécurité l'impose et si la communication avec l'avocat est assurée dans les conditions habituelles de confidentialité.

Les oiseaux qu'on met en cage. Notre Dame de Paris. 1998
Hélène Ségara et Garou


La pratique française : la police de l'audience

 

La pratique française est-elle conforme à cette jurisprudence ? Le code de procédure pénale se borne à affirmer, dans son article 318 que "l'accusé comparaît libre et seulement accompagné de gardes pour l'empêcher de s'évader".  De son côté, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité, n'a pas jugé bon, le 28 novembre 2018, de demander au Conseil constitutionnel d'apprécier la constitutionnalité de ces dispositions, comme fondement de l'usage d'un box vitré.

Sur le fond, la Cour de cassation a soigneusement évité de prendre une position de principe. Dès une décision du 15 mai 1985, elle avait considéré que des accusés peuvent comparaître dans un "enclos de verre", dès lors qu'ils sont libres de leurs mouvements, et que des aménagements sont prévus pour qu'ils puissent communiquer librement et secrètement avec leur conseil. Sa jurisprudence a aujourd'hui évolué, et elle renvoie désormais la décision au président de la Cour d'assises qui exerce la police de l'audience, précision qu'elle avait déjà mentionnée dans son arrêt du 28 novembre 2018. Il appartient donc au président  "de choisir les aménagements de sécurité les plus appropriés à une affaire donnée, en tenant compte de la nécessité de préserver une bonne administration de la justice, l'apparence d'une procédure équitable ainsi que la présomption d'innocence", compte tenu des nécessités liées à la sécurité de l'audience. Cette formulation est celle d'un arrêt du 10 avril 2019 qui se réfère explicement à la jurisprudence Yaroslav Belousov de la CEDH.

Ce renvoi à la police de l'audience permet au droit français de ne pas se heurter à la jurisprudence de la CEDH. Les présidents de Cour d'assises n'hésitent pas à faire usage de cette faculté et l'on a vu, par exemple, le président de la Cour d'assises de Pontoise ordonner, en 2017, l'extraction du box de verre d'un homme accusé de viol sur mineur de quinze ans. Le juge observe en effet que l'accusé "comparaît dans un box recouvert d'une grille, entièrement fermé par des vitres, dont les seules ouvertures sont deux bandes longitudinales, disposées à une vingtaine de centimètres l'une de l'autre, d'une hauteur de quinze centimètres chacune, situées sur l'intégralité de la longueur de la paroi frontale de celui-ci, la plus basse des deux se trouvant à moins d'un mètre du sol ; qu'un tel aménagement oblige l'accusé à une gesticulation particulière, tout aussi mal aisée que peu discrète et encore moins secrète, pour communiquer avec son avocat ; que la configuration de ce dispositif de sécurité limite et empêche confidentialité ou secret de cette dernière, ce qui constitue une entrave manifeste à la liberté de sa défense".   


Une fâcheuse improvisation

 

La formulation de la décision est accablante. En l'espèce, il ne s'agissait plus d'un box de verre mais d'une cage non équipée pour satisfaire aux obligations posées par la CEDH. La question demeure ainsi posée d'une pratique initiée par le ministère de la justice, mais qui donne l'impression d'une improvisation totale. Aucune réflexion globale ne semble avoir été diligentée sur cet équipement, conçu de manière différente selon les cours d'assises par des architectes sans doute mal informés des contraintes liées au juste procès. Pourquoi ne pas avoir organisé une concertation entre tous les acteurs concernés ? Mystère.

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