L'arrêt
Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne rendu le 16 juillet 2013 par la Cour européenne des droits de l'homme permet de préciser l'articulation entre la diffamation et le droit à l'information. En mai 2002, il y a plus de onze ans, deux avocats polonais de Katowice ont eu quelques problèmes avec le journal
Rzeczpospolita. Celui-ci a publié un article affirmant qu'ils ont fait fortune en aidant des hommes politiques à mener à bien des transactions commerciales douteuses, en tirant de substantiels bénéfices de la liquidation d'entreprises publiques en faillite. A l'époque, les deux avocats avaient saisi la justice, et le tribunal avait condamné le journal, car l'article litigieux reposait sur des rumeurs non vérifiées. La condamnation, obtenue en avril 2003, reposait sur la diffamation, les journalistes n'ayant pu apporter la preuve de la vérité de leurs allégations. Le rédacteur en chef avait donc dû payer une amende sous forme d'un versement à une oeuvre caritative et publier des excuses dans
Rzeczpospolita.
En juillet 2004, les deux avocats s'aperçoivent cependant que l'article litigieux est toujours librement accessible en ligne dans les archives du journal, et même parfaitement référencé par Google. Ils saisissent donc de nouveau la justice, pour demander le retrait de cette publication du site de Rzeczpospolita ainsi que la publication de nouvelles excuses. C'est le refus des juges polonais de donner suite à cette double demande qui est à l'origine de la présente décision.
Observons d'emblée que M. Smolczewski a vu son recours déclaré irrecevable, car il l'avait introduit après l'expiration du délai de six mois après la dernière décision de justice rendue par les juridictions polonaises. L'autre requérant, M. Wegrzynowski, voit en revanche, sa requête examinée au fond et rejetée. Cette solution était loin d'être acquise. La Cour européenne aurait pu estimer que la diffamation n'avait pas cessé, puisque l'article n'avait pas été rendu inaccessible. Au contraire, la Cour considère comme fondée la décision des juges polonais qui ont accepté d'examiner la seconde requête, mais ont estimé que l'atteinte aux droits du requérant ne justifiait pas que soit ordonnée la suppression de l'article.
Le droit au juge et la règle "non bis in idem"
La Cour reconnaît que le droit au juge a été parfaitement respecté. Les juges polonais ont en effet considéré que la règle "non bis in idem"ne s'appliquait pas en l'espèce, l'article sur internet créant un préjudice distinct de la première diffamation. Les recours ont donc été déclarés recevables, et les juges se sont penchés sur le fond de la question, c'est à dire sur l'équilibre entre les droits de la personne diffamée et le droit à l'information.
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Jean Hélion. Le journaliste. 1947 |
L'équilibre entre l'article 8 et l'article 10
Les droits de la personne diffamée relèvent de l'article 8 de la Convention qui protège l'individu dans sa vie privée. Certes, ces dispositions sont habituellement utilisées pour protéger les droits de la personnes des ingérences de l'Etat dans ce domaine. Mais l'article 8 peut aussi être invoqué lors d'une ingérence d'une personne privée, lorsque l'Etat a manqué à son obligation de prendre des mesures législatives et réglementaires de nature à assurer le droit au respect de la vie privée (par exemple :
CEDH, 26 mars 1985, X et Y c. Pays Bas). L'Etat conserve néanmoins une certaine autonomie dans ce domaine, lorsqu'il s'agir d'assurer l'équilibre entre l'article 8 qui protège la vie privée et l'article 10 de cette même Convention européenne qui garantit la liberté d'expression (CEDH,
26 avril 2009 Karako c. Hongrie).
La Cour européenne contrôle cette adéquation entre l'article 8 et l'article 10 opérée par les Etats. Dans une affaire
Axel Springer AG c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour reconnaît aux journaux allemands le droit de publier plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévision très célèbre Outre-Rhin. Alors même que l'intéressé n'avait pas été jugé, et était donc juridiquement innocent, et que l'atteinte à sa réputation était irréparable, la liberté de presse est considérée comme supérieure à la fois à sa vie privée et au respect de la présomption d'innocence. Il en est de même dans une décision du même jour
Von Hannover, à propos d'un journal ayant publié des photos du prince de Monaco très malade. Alors même que ces clichés portaient atteinte à sa vie privée en montrant un homme âgé diminué par la maladie, la liberté de presse l'a une nouvelle fois emporté. Dans les deux cas, la Cour se réfère aux nécessités du "débat public" qui justifient, à ses yeux, l'ingérence dans la vie privée des personnes.
En l'espèce, la Cour évalue l'équilibre réalisé par les juges polonais entre le droit du requérant de ne pas être diffamé, et le droit à l'information du journal. Elle estime que le maintien de l'article jugé diffamatoire il y a dix ans dans les archives du journal conservées sur internet ne porte pas une atteinte excessive aux droits du requérant. Sur ce point, la Cour prend en considération la spécificité des archives dont la conservation repose sur la volonté de permettre les recherches futures. Elle reconnaît que l'intérêt légitime du public à accéder aux archives de la presse est protégé par l'article 10 de la Convention. Pour la Cour, il ne saurait être question de modifier des archives, de réécrire l'histoire pour la modifier.
On pourrait évidemment considérer que ce respect des droits des chercheurs, louable en soi, est consacré au détriment de la vie privée des personnes. En réalité, la Cour sanctionne une erreur grossière des requérants. Au lieu de demander la suppression de l'article litigieux, ou à titre subsidiaire, ils auraient dû demander au juge d'ordonner au journal de mentionner la condamnation sur l'article archivé. Tout lecteur de cette archive était ainsi informé que l'article avait été jugé diffamatoire lors de sa publication, avertissement qui réduisait évidemment la crédibilité des accusations qu'il contenait. Les requérants ont omis cette précaution élémentaire, omission particulièrement surprenante si l'on considère qu'ils exercent la profession d'avocat. Rien ne dit cependant qu'ils ne puissent pas faire un nouveau recours, dans l'unique but cette fois de demander au juge d'enjoindre au journal de mentionner la condamnation lors de toute consultation de cette archive.
Après les affaires Axel Springer et Von Hannover du 7 février 2012, la décision du 16 juillet 2013 vient, une nouvelle fois, faire prévaloir la liberté de la presse sur les droits de l'individu. La Cour européenne semble ainsi s'inspirer assez largement du droit américain, qui fait du Premier Amendement relatif à la liberté d'expression une garantie presque absolue. On ne peut que s'en réjouir, même s'il convient désormais de développer d'autres techniques juridiques de nature à protéger les droits des personnes dans ce domaine, en particulier le droit de réponse et le droit de joindre un jugement de condamnation à toute pièce conservée en archive.
Analyse très intéressante à la lumière de l'arrêt recent de la CA de Versailes condamnant Mediapart.
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire de cet important arrêt. En revanche, même si la conciliation est ici favorable à la liberté d'expression (à la différence d'une affaire similaire Times Newspaper c. RU du 10 mars 2009), vous allez sans doute trop vite en besogne lorsque vous affirmez que la CEDH tend à reprendre la conception libertaire de la liberté d'expression portée par la Cour suprême américaine (cf. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2267449). Elle reste bien plus conservatrice sur bien des points.
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