Une sanction dépourvue de fondement juridique
Observons d'emblée que l'Assemblée nationale n'est pas soumise au droit commun, tout simplement en vertu du principe de l'autonomie parlementaire, lui-même conséquence de la séparation des pouvoirs, consacrée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.
Le droit commun, dans ce domaine, est d'ailleurs éclaté et peu cohérent. Il existe différentes circulaires relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. La plus ancienne, toujours en vigueur, est celle signée par le Premier ministre Laurent Fabius, le 11 mars 1986, qui renvoie, pour sa mise en oeuvre, aux travaux d'une commission de terminologie présidée par Benoîte Groult. Douze ans plus tard, une nouvelle circulaire, cette fois signée Lionel Jospin, le 6 mars 1998 constate que le texte de 1986 "n'a guère été appliqué (...)". Elle réaffirme donc le principe de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre et annonce un guide établi par l'Institut national de la langue française, centre de recherches rattaché au CNRS, qui semble aujourd'hui avoir disparu. Ce guide, intitulé "Femme, j'écris ton nom" a été publié en 1999.
L'ensemble normatif est donc fort modeste. Enoncé par circulaire, le principe de féminisation se heurte à certaines dispositions législatives et réglementaires qui fixent certains titres et fonctions. Surtout, ces circulaires, qu'elles émanent du Premier ministre ou des ministres, ne sont applicables qu'aux agents placés sous leur autorité. Tous ceux qui ne sont pas soumis au principe hiérarchique y échappent donc. Tel est le cas des grands corps qui n'ont jamais envisagé la féminisation des titres. Dans son guide tout récent sur "les coulisses du Conseil d'Etat", la Haute Juridiction présente ainsi l'audience devant la section du contentieux, faisant intervenir "le" rapporteur, "le "greffier qui est aussi "le" secrétaire de séance, "le" Président de la formation de jugement, et "le" rapporteur public". Quant aux membres du Conseil d'Etat, il ne semble pas qu'il y ait de demande particulière en faveur de l'auditrice, de la maîtresse des requêtes, ou de la Conseillère d'Etat.
L'Assemblée nationale n'est pas davantage soumise au principe hiérarchique. Les agents de l'Etat qui y travaillent ne sont ps soumis aux circulaires du Premier ministre, mais à l'article 19 al. 3 de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale, qui mentionne que « Les fonctions exercées au sein de l’Assemblée sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée. ». Certes, mais cet article concerne expressément les agents du "service du compte rendu de la séance". Autrement dit, la marque du genre s'impose à ceux qui établissent le compte-rendu. Ils étaient donc tenus de corriger les propos de Julien Aubert.. Mais la disposition ne s'applique pas au député lui-même.
Pour Sandrine Mazetier, le fondement de la sanction réside dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale. Il prévoit le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal dans deux hypothèses, soit lorsque le parlementaire a déjà été rappelé à l'ordre une fois dans la même séance et qu'il est, en quelque sorte, récidiviste, soit lorsqu'il s'est livré à une "mise en cause personnelle". La première hypothèse ne peut pas être remplie, car, pour être considéré comme récidiviste, il faut d'abord que Julien Aubert soit considéré comme coupable d'un manquement au règlement. Or, aucune disposition du règlement de l'Assemblée nationale n'impose la féminisation des titres. La seconde hypothèse n'est pas davantage remplie, car le refus de féminiser un titre ne peut tout de même pas être considéré comme une "mise en cause personnelle". Le député n'a pas manqué d'invoquer la position de l'Académie française toujours très hostile à la féminisation des titres et s'est évidemment placé sur le plan des principes et de la grammaire.
De cette analyse on doit déduire que Sandrine Mazetier opère une confusion un peu fâcheuse entre la sanction et son fondement juridique. Nul ne conteste que l'article 71 prévoit effectivement une sanction. Mais pour que cette sanction soit mise en oeuvre, il faut que Julien Aubert ait commis un acte illicite au regard du règlement de l'Assemblée, et c'est précisément cette condition qui fait défaut.
Edmond Diet. Madame La Présidente. Opérette. 1902 |
Absence de recours
La sanction décidée par Sandrine Mazetier présente le grand intérêt de mettre en lumière l'absence totale de recours offerts au parlementaire. En théorie, on rappellera que le vice-président a pour fonction de présider la séance en l'absence du Président. Ce dernier conserve donc une fonction générale des police des séances. Rien n'interdirait donc à Claude Bartolone de retirer la sanction visant Julien Aubert. Il est évident qu'il ne le fera pas, car ce serait infliger un camouflet à une vice-présidente, membre de la majorité, pour donner satisfaction à un député, membre de l'opposition.
Cette absence de recours repose, on l'a vu, sur le principe de l'autonomie parlementaire, l'Assemblée étant maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs empêche ainsi le contrôle des juges sur son fonctionnement, et notamment sur la police des séances. Les conséquences de cette situation ne sont pas négligeables
L'autonomie parlementaire, on l'a vu, se traduit par un principe selon lequel l'Assemblée nationale est maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs interdit en même temps l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances. Cette situation heurte cependant le droit au recours, droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme dont devrait pouvoir bénéficier un parlementaire sanctionné. Celui-ci pourrait donc être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, d'autant que les voies de recours internes seront rapidement épuisées.
Vers un féminisme coercitif ?
Au-delà de la question de procédure, la Cour pourrait aussi s'intéresser à l'ingérence réalisée dans la liberté d'expression par une décision dépourvue de fondement juridique clair. La féminisation des titres est-elle "nécessaire dans une société démocratique" ? La réponse n'est pas évidente, mais est-il bien nécessaire de poser la question devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Ne serait-il pas préférable de consulter le déontologue, ou plutôt "la" déontologue de l'Assemblée pour envisager l'éventualité d'un recours, peut-être interne et non pas juridictionnel ?
Envisagée sous l'angle de la liberté d'expression, la sanction infligée par Sandrine Mazetier à Julien Aubert dépasse largement le cadre anecdotique de l'évènement qui l'a provoquée. Elle témoigne d'une évolution récente marquée par un passage du féminisme normatif au féminisme coercitif. On a vu se développer une "novlangue", dans le sens où l'entendait George Orwell, langue appauvrie qui refuse la distinction entre la fonction et celui ou celle qui l'exerce, langue que l'on doit utiliser pour être considéré comme féministe. Bref, la langue féministe est, avant tout, une langue de bois, la langue du pouvoir, utilisée de force alors que la tradition française est celle du bon usage, défini de façon sociétale. Avec cette novlangue, on voit aujourd'hui apparaître les sanctions visant ceux et celles qui s'écartent du chemin ainsi tracé et commettent, en quelque sorte, des écarts de langage. Mais ceux qui ne l'appliquent pas ne sont pas tous d'affreux machos et autres phallocrates. Certains considèrent que cette vision normative et coercitive du féminisme le réduit à une simple apparence, faisant passer au second plan ce qui devrait être sa priorité : l'égalité des droits.
Votre excellente analyse juridique du sujet est révélatrice, comme souvent, des déréglements de notre société en général et des dérives de notre système politique en particulier. On pourrait les organiser autour de quelques problématiques simples.
RépondreSupprimer- Accessoire versus principal.
Au moment où notre pays doit relever des défis de grandes ampleur (conformité de son budget aux exigences de l'Union européenne), le débat politique au sein de l'Assemblée nationale semble se limiter à une querelle sémantique : usage du "la" ou du "le". Est-ce sérieux ?
- Exception versus principe.
A une époque où les mots transparence, justice, égalité font florès, il est regrettable que la représentation nationale (Assemblée nationale et Sénat) qui édicte la loi se situe souvent hors la loi en en faisant litière : contrôle de ses finances (Cf. réserve parlementaire) ; sanctions des parlementaires indélicats (ceux qui sont victimes de "phobie administrative" en particulier) ; conformité aux règles édictées par l'Académie française... Est-ce acceptable ?
- Exemplarité versus réprobation.
Le comportement de certains eurodéputés français traduit bien la maxime : "faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais" : record d'absentésime, activités rémunérées salaires en sus de leurs indémnités... pour certaines anciennes ministres ! Est-ce digne ?
- Manichéisme versus globalisme.
En réduisant parfois le diagnostic sur les maux de notre société à la seule question du rapport homme/femme, certaines féministes décrédibilisent le combat légitime qu'elle mène au nom d'une cause noble. Lorsque cette charge est le fait de la directrice de l'ENA ("Choisissez tout", Nathalie Loiseau, Jean-Claude Lattès, 2014), on est en droit de se poser certaines questions. Est-ce raisonnable ?
"Tout ce qui est excessif est insignifiant" (Talleyrand).
Toujours aussi claire sur le droit (ou l'absence de droit en l'espèce) applicable (sans compter que d'après la Constitution, l'Assemblée Nationale a "un" président" et que la Constitution me semble supérieure, dans la hiérarchie des normes, au règlement de l'AN).
RépondreSupprimerEt je valide malheureusement le courant sous-jacent identifié concernant la "bien-disanse" féministe...
Félicitations pour cet article de grande qualité.
RépondreSupprimerJ'aimerais toutefois apporter quelques précisions.
L'article cite deux circulaires relatives à la féminisation des noms de métiers, publiées en 1986 et en 1998.
Depuis le 1er mai 2009, pour être applicable, toute circulaire doit être publiée sur le site internet suivant, conformément au décret 2008-1281 du 8 décembre 2008 :
http://circulaires.legifrance.gouv.fr/
La circulaire de 1998 n'apparaît pas sur ce site. Elle n'est donc pas applicable.
Concernant la circulaire de 1986, elle doit, comme la plupart des circulaires, être considérée comme une note de service (nous sommes loin d'une loi ou d'un décret). De plus, cette circulaire est écrite par le premier ministre à l'attention des ministres et des secrétaires d'état. Elle ne s'applique donc qu'à ces derniers, et non aux agents des différents ministères. Elle demande aux ministres d'être vigilants dans la rédactions de leurs décrets, par exemple, mais ne demande pas à qui que ce soit de féminiser les noms de métiers dans le langage courant.
À ma connaissance, dans le droit actuel, aucun texte n'impose donc la féminisation des noms aux agents des différents ministères.
Quid de l'applicabilité de la convention EDH (article 6 et / ou 13): la privation partielle d'indemnité signifie-t-elle qu'on est dans le domaine civil ? Mais quid de la jurisprudence de la CEDH sur les fonctionnaires (auxquels on pourrait assimiler les députés), lesquels ne relèvent pas forcément de l'art. 6 ? (§26: http://www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_6_FRA.pdf )
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