« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 3 novembre 2024

La jurisprudence Dupond Moretti, version taquine


Il est particulièrement difficile de commenter les jugements des tribunaux correctionnels qui ne sont pas directement accessibles. Il en est pourtant un que Le Monde a pu se procurer et dont il a publié de larges extraits dans le journal daté du 1er novembre 2024. Rendu la veille par la 13è chambre correctionnelle du tribunal de Paris, ce jugement aurait pu passer totalement inaperçu. Il relaxe en effet deux personnes poursuivies pour prise illégale d'intérêts, dans une affaire portant sur l'attribution de logement social. 

Manelle S. et Lucas G., tous deux fonctionnaires à la préfecture d'Ile-de-France, sont en charge d'instruire les demandes de logement social des agents publics. En poste depuis une dizaine de jours, Manelle S. modifie l'indice de priorité de sa propre demande de logement, en ajoutant, pour faire bonne mesure, des points supplémentaires liés au handicap. Quant à Lucas G., il se saisit du dossier pour faire attribuer à Manuelle S. un appartement de 132 m2 dans le 8e arrondissement, après avoir pris soin de sélectionner deux autres candidats dont les revenus sont trop importants pour prétendre à cette attribution. Rien que de très banal en matière d'attribution de logement social à Paris, le train-train quotidien des atteintes à la probité.

Et pourtant, les deux fonctionnaires sont relaxés. Les motifs développés par le tribunal correctionnel suscitent d'abord l'étonnement, puis un grand éclat de rire. Ce n'est pas une réaction fréquente à la lecture d'une décision de justice mais il faut bien reconnaître que le tribunal correctionnel s'est montré taquin, voire insolent, en pleine connaissance de cause.


La Cour de Justice de la République lave plus blanc


La relaxe repose en effet sur la jurisprudence Dupond Moretti, d'ailleurs invoquée par l'avocat des prévenus. Le 29 novembre 2023, la Cour de justice de la République (CJR) rendait publique sa décision de relaxer le Garde des Sceaux, poursuivi pour prise illégale d'intérêts. Etaient en cause les poursuites disciplinaires que Eric Dupond-Moretti, devenu ministre, avait engagées contre des magistrats qui, tant au Parquet National Financier qu'à Monaco, avaient osé poursuivre des clients de l'avocat Dupond-Moretti. Le Conseil supérieur de la magistrature avaient lavé de tout soupçon ces magistrats, et la CJR avait relaxé le Garde des Sceaux. 

La lecture de la décision de la CJR avait pourtant suscité l'étonnement des commentateurs. La Cour commençait par affirmer que tous les éléments définissant l'infraction étaient réunis, avant de considérer, le plus sérieusement du monde, que l'élément intentionnel était absent.

L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 le conflit d'intérêts. Il consiste pour une autorité publique ou un élu à "prendre, recevoir, ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (...)". Plus généralement, l'élément matériel se définit comme la prise par le ministre, dans une opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité. 

La Cour de cassation, le 5 avril 2018, a admis qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le fait, pour un ministre, d'engager des poursuites contre des magistrats par vengeance personnelle est donc bien constitutif d'une prise illégale d'intérêts, nonobstant le fait que le ministre ne se soit pas enrichi dans l'affaire. La CJR applique cette jurisprudence, en énumérant une série de preuves du conflit d'intérêts, mentionnant au passage que plusieurs personnes de son cabinet avaient averti le ministre de ce danger.

A ce stade, tout le monde s'attendait à ce que le ministre soit condamné, mais la CJR a alors invoqué l'absence d'élément intentionnel de l'infraction. La Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001, considère que l'intention coupable en matière de prise illégale d'intérêts est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Or, malgré tous les éléments déjà mentionnés dans l'arrêt, malgré les avertissements de son cabinet, malgré les connaissances juridiques qui sont celles d'un ténor du barreau, la CJR a considéré qu'il manquait "la conscience suffisante" que le Garde des Sceaux "pouvoir avoir de s'exposer à la commission de l'infraction". 



Charlie Hebdo, automne 2023


L'absence de "conscience suffisante"


Le Tribunal correctionnel de Paris, le 30 octobre 2024, reprend la motivation de la CJR dans son affaire d'attribution de logement social. Le texte de la décision mérite d'être cité : 

    "Étant relevé que la prévenue n'a pas fait d'études supérieures en droit, ni n'a exercé des emplois qui conduisent à développer ou confirmer des compétences en droit - tels que la profession d'avocat pénaliste ou de ministre de la Justice (...) mais est fonctionnaire de catégorie C récemment arrivée dans ce service, le tribunal juge que l'élément intentionnel n'est plus caractérisé". 

C'est donc une référence directe à la "conscience suffisante" de la commission de l'infraction, notion introduite dans le droit positif par la CJR, et allant directement à l'encontre de la jurisprudence de la Cour de cassation. Puisque le Garde des Sceaux est relaxé au motif qu'il ignorait le droit, le juge est en effet incité à relaxer des agents catégorie C qui sont, en principe, encore moins éclairés dans ce domaine.


Taquinerie ou recherche du revirement


Doit-on interpréter cette décision comme une simple taquinerie ? un témoignage de mauvaise humeur à l'égard de l'ancien Garde des Sceaux qui a diligenté des poursuites disciplinaires contre des magistrats accusés d'avoir fait leur métier ? En réalité, il est bien probable que le tribunal correctionnel a rendu cette décision pour deux raisons essentielles, extrêmement sérieuses. 

D'abord elle met en lumière le fait que la jurisprudence de la CJR a pour conséquence de vider de son contenu la notion même de prise illégale d'intérêts. Il suffit de dire que l'on ne savait pas, que l'on n'avait pas compris, pour échapper à la condamnation. Si le Garde des Sceaux ne savait pas qu'il violait le droit, il est évident que personne ne le sait. 

Ensuite, il est probable que le tribunal correctionnel espère que sa décision sera frappée d'appel et que la cour d'appel appliquera la jurisprudence ancienne, celle de la Cour de cassation.  Et si elle ne le fait pas, il y a des chances pour que, cette fois, un pourvoi en cassation soit déposé. Souvenons-nous en effet que l'arrêt de la CJR n'avait pas suscité de pourvoi du parquet. Le procureur Rémi Heitz avait annoncé y renoncer. Il n'avait alors guère d'autre choix si l'on considère qu'une éventuelle cassation aurait conduit à une nouvelle audience devant la CJR, avec probablement le même résultat. Les parlementaires, membres de la CJR, qui avaient choisi de sauver Eric Dupond-Moretti ne seraient pas revenus sur leur décision, aussi absurde soit-elle. Aujourd'hui, le tribunal correctionnel n'a pas seulement fait preuve d'humour. Il a ouvert la porte à un retour à la jurisprudence classique, en l'absence, heureusement, de cette juridiction politique qu'est la CJR. 

 



1 commentaire:

  1. Nous apprécions que vous nous fournissiez un éclairage utile à la compréhension d'un jugement du tribunal correctionnel dont nous ne savions pas si c'était du lard ou du cochon, à lire l'article du quotidien Le Monde.

    - Cette affaire ubuesque démontre d'abord, s'il en était encore besoin, que le droit est loin d'être une science exacte tant ses règles peuvent être dévoyées à l'envi par les magistrats en fonction des circonstances du moment. L'avocat Eric Dupond-Moretti ne disait-il pas que, dans les prétoires, il avait rencontré le droit et surtout le tordu ? Il faisait référence à une saillie de François Mitterrand selon laquelle il avait Robert Badinter pour le droit et Roland Dumas pour le tordu.

    - Cette affaire démontre également que, contrairement à ce que pensent certains éminents juristes, il arrive parfois (souvent ?) aux magistrats de déterminer ab initio le résultat auquel ils veulent parvenir et ensuite bâtir, vaille que vaille, un raisonnement juridique ayant les apparences de la logique. Ils font alors assaut de créativité langagière. Pour les affaires sensibles, le Conseil d'Etat procède de la sorte à en croire quelques avocats expérimentés ayant pratiqué le Palais-Royal. La troïka (organisme n'ayant aucune existence légale) décide, le rapporteur s'exécute.

    - Cette affaire démontre enfin, comme vous le soulignez si justement, qu'il existerait quelques magistrats taquins décidés à pousser le raisonnement posé par une jurisprudence baroque jusqu'à l'absurde afin d'en démontrer la vacuité et l'inanité. Et cela avec une ironie qui n'est pas sans amertume.

    Plus la justice se verrouille, plus elle s'expose aux controverses.

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