« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 juin 2025

Les "contrôles au faciès" devant la CEDH


L'arrêt Seydi et a. c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 25 juin 2025 a donné lieu à des traitement médiatiques diversifiés. Libération et Le Monde annoncent dans une rédaction très semblable : "La France condamnées par le CEDH pour ses contrôles au faciès" et "Contrôles au faciès : la France condamnée, une décision inédite". Le Figaro se montre plus analytique : "Contrôles "au faciès : Pourquoi la Cour européenne condamne la France". 

 

Une formule dépourvue de contenu juridique

 

Les guillemets utilisés par Le Figaro pour désigner les contrôles "au faciès" sont effectivement indispensables. La formule est en effet dépourvue de contenu juridique. Elle désigne une situation dans laquelle les personnes contrôlées sont sélectionnées de manière discriminatoire, par exemple en fonction de leur apparence physique ou de la couleur de leur peau. Six personnes qui estiment avoir été l'objet de ce type de contrôle à Saint-Ouen, Lille, Saint-Germain-en-Laye, Vaulx-en-Velin et Besançon. Tous avaient saisi le juge judiciaire pour engager la responsabilité du service public de la Justice. Mais la faute lourde n'a pas été retenue par les juges.

 

hommage à Cabu. Circa 1970

La responsabilité pour faute lourde

 

Observons toutefois que cette responsabilité pour faute lourde du fait d'un contrôle d'identité discriminatoire est admise en droit français depuis neuf arrêts rendus le même jour, le 9 novembre 2016, par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation. Elle a par exemple été mise en oeuvre par la Cour d'appel de Paris le 8 juin 2021. Parmi toute un classe en sortie scolaire, les policiers chargés d'un contrôle d'identité à la gare du Nord avaient choisi trois garçons d'origine comorienne, malienne et marocaine, sans qu'il apparaisse que des personnes non issues de "minorités visibles" descendant du même train aient été en même temps contrôlées. Pour le juge, les caractéristiques des personnes contrôlées ont été la cause réelle du contrôle, et cette différence de traitement laisse présumer une discrimination, d'autant que le ministre de l'Intérieur de l'époque n'avait pas réellement engagé d'enquête sérieuse sur ces faits.

La CEDH a, quant à elle, été saisie par des requérants qui n'ont pas obtenu de condamnation du service public de la Justice pour faute lourde. Ils invoquent une double violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et de l'article 14 qui sanctionne la discrimination. Ils auraient souhaité, comme leurs avocats, voir la France condamnée pour une "défaillance structurelle", des études et enquêtes statistiques menées notamment par le Défenseur des droits montrant qu'une personne issue d'une "minorité visible" avait vingt fois plus de risques de se faire contrôler qu'une autre. Il n'en a rien été, et la CEDH a étudié chaque affaire, l'une après l'autre. Elle n'a retenu la discrimination que dans le seul cas bisontin. L'intéressé avait été en effet été contrôlé trois fois en dix jours dans le centre-ville et deux fois en une seule journée. Il produisait en outre des témoignages attestant que les policiers avaient tenus à son égard des propos déplacés et même fait usage de violence physique.

La CEDH, et elle le rappelle dans un arrêt Wa Baile c. Suisse du 20 février 2024, exige seulement des juges internes qu’ils se penchent sur le caractère discriminatoire d’un contrôle, lorsqu’ils sont saisis de ce type de problème. Leur décision doit être suffisamment motivée pour permettre, ensuite, l'éventuel contrôle de la CEDH.

L'arrêt du 25 juin 2025 présente la particularité d'intervenir à l'issue d'une action civile, alors que la plupart des décisions concernant les contrôles "au faciès" concernaient des actions pénales, les requérants ayant porté plainte dans leur pays pour discrimination, voire détention arbitraire. Dans le cas présent, les juges internes, jusqu'à la Cour de cassation, se sont penchés, par un examen attentif et effectif, sur le caractère discriminatoire ou non du contrôle, pour rechercher l'éventuelle faute lourde. Le droit français est donc, sur ce point, parfaitement dans la ligne de la jurisprudence européenne. 

 

L'absence de défaillance structurelle

 

Cela n'empêche pas la Cour européenne de se pencher sur le caractère discriminatoire ou non des contrôles. Dans ce cas, sa jurisprudence, en particulier Clift c. Royaume-Uni du 13 juillet 2010 impose au requérant de démontrer qu'il a subi une différence de traitement. Il incombe ensuite au gouvernement mis en cause de prouver que cette différence de traitement était justifiée, principe rappelée dans l'arrêt de Grande Chambre D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007.

En l'espèce, le moyen principal soulevé par les requérants s'appuyait sur des statistiques et rapports pour démontrer l'existence de contrôles d'identité discriminatoires. La CEDH, s'appuyant sur sa décision Di Trizio c. Suisse du 2 février 2016, refuse de considérer que des données statistiques peuvent suffire à révéler des pratiques discriminatoires. En l'espèce, la Cour observe que les données recueillies en France montrent que les contrôles "au faciès" peuvent malheureusement exister, mais qu'ils n'ont rien de systémique. Elle note d'ailleurs que ces constats doivent être appréciés à la lumière d'une large représentation des personnes issues des minorités visibles dans les zones de sécurité où la police doit assurer l'ordre public.

En l'absence de défaillance structurelle, la preuve de la discrimination ne saurait donc se trouver dans de froides statistiques mais doit être recherchée dans l'organisation de chaque contrôle d'identité. 

 

La charge de la preuve 

 

Le requérant doit ainsi apporter au moins un commencement de preuve montrant qu'il a été traité différemment d'une autre personne placée dans une situation analogue. De fait, dans cinq cas sur six, la CEDH estime que ce commencement de preuve n'est pas apporté. Soit le comportement du requérant est suspect parce qu'il tente de s'éloigner à vive allure, le visage recouvert d'une capuche, soit il ressemblait à une personne recherchée. Le juge considère même que les propos inappropriés tenus par les policiers ne constituent pas un tel commencement de preuve s'il n'est pas établi qu'ils aient été adressés au seul requérant. Seul le contrôle subi par M. Touil à Besançon est donc considéré comme discriminatoire car précisément de témoins dignes de foi ont affirmé qu'il avait subi des violences et fait l'objet de propos stigmatisants.

In fine, la France n'est donc pas condamnée pour l'existence de contrôles "au faciès" systémiques, mais pour un seul contrôle discriminatoire. L'arrêt Seydi c. France ne modifie rien au droit positif, et la question de la preuve de la discrimination demeure ouverte. Il est évident, et heureusement, que tous les contrôles d'identités ne se déroulent pas "au faciès", mais il n'en demeure pas moins que la CEDH ne rend pas plus facile la preuve de la discrimination, qui pèse presque exclusivement sur la victime. Pour pouvoir prouver le contrôle "au faciès", il faudrait, dans l'idéal, que chaque personne potentiellement contrôlée se promène exclusivement dans des endroits fréquentés par des témoins dont la neutralité ne peut être mise en doute. Il faudrait aussi, sans doute, que les forces de l'ordre, et plus précisément les syndicats de police, consentent à porter les caméras-piétons. Puisqu'ils ne pratiquent pas les contrôles "au faciès"... où est le problème ?

 

Les contrôles "au faciès" : chapitre 4, section 2 § 1 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 

 

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