« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 25 juin 2025

La neutralité en drapeau



Les élus locaux ont de plus en plus tendance à utiliser la mairie comme un support de communication, destiné à afficher leurs engagements politiques. A côté du drapeau français et du drapeau de l'Union européenne, flottent désormais des drapeaux ukrainiens, palestiniens ou israéliens. Le choix varie avec la couleur politique de la municipalité et la sociologie du corps électoral.

Quelle que soit la couleur du drapeau, le principe de neutralité interdit de l'arborer au fronton de la mairie. 

 

Le principe de neutralité

 

Le principe de neutralité trouve son origine dans la loi de séparation des églises et de l'État du 9 décembre 1905. Dans une décision Association civique Joué Langueurs du 4 février 1999, la Cour administrative d'appel de Nantes annulait ainsi une délibération décidant d'apposer un crucifix dans la salle du conseil municipal et la salle des mariages. Une telle décision violait à la fois "la liberté de conscience assurée à tous les citoyens de la République et la neutralité du service public à l'égard des cultes".

Le principe de neutralité du service public dépasse toutefois largement le seul cas de l'expression des convictions religieuses. Est sanctionnée avec une rigueur identique l'expression de convictions politiques qui constitue une rupture d'égalité devant le service public. Elle laisse penser, en effet, que les citoyens pourraient être traités de manière différente, en fonction de leur adhésion, ou au contraire de leur rejet, des convictions exprimées par la majorité municipale.

Sont ainsi annulées toutes les délibérations décidant de placer sur ou dans les mairies des signes exprimant des opinions politiques, religieuses ou philosophiques. Nul n'a oublié le jugement du tribunal administratif de Caen Préfet du Calvados c. commune de Gonneville-sur-Mer,  intervenu le 26 octobre 2010, déclarant illégal le refus du maire de cette petite ville de retirer le portrait du maréchal Pétain de la salle des délibérations du conseil municipal. Plus récemment, le tribunal administratif de Montreuil, le 6 décembre 2024, a annulé la délibération du conseil municipal de la ville de Montfermeil décidant de suspendre une banderole de soutien à la cause palestinienne sur le fronton de la mairie.

Les drapeaux étrangers sont l'objet d'une jurisprudence identique. Le Conseil d'État, dès le 27 juillet 2005, annule ainsi la délibération du conseil municipal de la commune de Sainte-Anne visant à faire flotter un drapeau indépendantiste sur la façade de la mairie. La jurisprudence est donc très claire, et elle interdit tout autre drapeau que le drapeau national et celui de l'Union européenne.

 

 

Rue animée. André Lanskoy. 1902-1976

 

Le déféré ou le référé

 

Tous les drapeaux devraient donc faire l'objet de la même interdiction. Sur le plan juridique, la procédure est simple. La délibération du conseil municipal décidant d'arborer un drapeau étranger est illégale. Il appartient alors au préfet d'envoyer au maire une lettre lui demandant de retirer à la fois la délibération et le drapeau. En cas de refus, il doit utiliser la procédure de déféré, c'est-à-dire saisir le juge administratif pour qu'il déclare l'illégalité de la délibération et enjoigne à l'élu de rétablir la légalité, c'est-à-dire de retirer l'emblème qui n'a rien à faire sur la mairie. 

Certes, nous avons là une procédure simple et destinée à faire respecter la légalité. Mais sa pratique est à géométrie très variable. 

Regardons la pratique concernant les mairies qui arborent une banderole en soutien de la Palestine ou drapeau palestinien. Dans le cas de la banderole de Montfermeil, la délibération du conseil municipal est datée du 25 novembre 2024, et le préfet de Seine-Saint-Denis a déposé un déféré dès le 2 décembre. Il en est de même des drapeaux palestiniens. Le tribunal administratif de Cergy Pontoise vient ainsi, le 20 juin 2025, de suspendre la décision de la mairie de Gennevilliers de hisser sur son fronton les couleurs palestiniennes. On pourrait citer d'autres exemples dans lesquels le déféré préfectoral intervient très rapidement, dans le cas évidemment du drapeau palestinien.

En revanche, pour d'autres emblèmes, force est de constater que les préfets ne font pas de zèle et refusent d'appliquer la procédure de déféré. Ce phénomène a d'abord été observé pour le drapeau ukrainien. C'est ainsi que la ville de Saint-Germain-en-Laye a été l'objet d'une astreinte prononcée par le tribunal administratif de Versailles le 20 décembre 2024, lui enjoignant de retirer les couleurs ukrainiennes de la façade de l'Hôtel de Ville. Il ne s'agissait cependant pas d'un déféré déposé par le préfet, mais d'un référé déposé par M. A., habitant de la commune. Le juge fait d'ailleurs observer que cette seule qualité d'habitant de la commune suffit à garantir l'intérêt à agir du requérant.

Et qu'en est-il aujourd'hui du drapeau israélien ? Le cas le plus médiatisé est celui de la ville de Nice qui a arboré le drapeau israélien deux jours après l'attentat du 7 octobre 2023, et qui ne l'a jamais retiré. Dans ce cas, le préfet des Alpes Maritimes s'est montré d'une absolue discrétion. Le premier recours est venu de l'association France-Palestine qui a d'abord demandé à la mairie, soit de retirer le drapeau israélien, soit d'ajouter le drapeau palestinien. Le maire de Nice a refusé, et l'association a déposé un référé qui a été examiné le 31 mai 2024 par le tribunal administratif de Nice. 

La décision est surprenante, car le tribunal écarte la requête pour "défaut d'urgence". Il rappelle que "pour obtenir la suspension de l’exécution d’une décision administrative, deux conditions doivent être réunies : la situation doit revêtir un caractère d’urgence et il doit exister un doute sérieux sur la légalité de cette décision". Il estime alors que la situation ne revêt aucun caractère d'urgence. Dès lors que la première condition n'est pas remplie, il n'y a donc pas lieu d'examiner la seconde condition tenant à la légalité de la décision en litige. La lecture de la décision incite à regretter qu'il soit impossible de délocaliser ce type de contentieux.

Le 29 mars 2025, un second recours a été déposé par l'association France-Palestine demandant qu'une injonction soit prononcée, mettant en demeure le maire de Nice de retirer les drapeaux hissés devant la mairie. Si l'on considère le nombre de décisions rendues par le juge administratif sur le retrait des drapeaux palestiniens, le juge niçois n'avait plus tellement de marge de manoeuvre pour temporiser. 

Finalement, quelque peu contraint par ce recours, le nouveau préfet des Alpes Maritimes, en poste depuis un mois, a tout de même demandé au maire de Nice de retirer le drapeau israélien de la mairie. A ce stade, il ne semble pas que l'élu ait répondu à la demande du préfet, et les médias ne mentionnent aucun déféré déposé devant le tribunal administratif. 

On observe donc que les mairies qui arborent le drapeau palestinien, font l'objet d'un déféré quelques jours après, alors que la mairie de Nice qui arbore le drapeau israélien n'a toujours pas fait l'objet d'un déféré, dix-huit mois après la délibération du conseil municipal.

Certes, on rappelle qu'un simple habitant ou contribuable niçois peut saisir le juge. Compte tenu de l'état du droit positif, il est d'ailleurs difficile d'envisager que la requête de l'association France-Palestine n'aboutisse pas à l'injonction demandée. Il n'empêche que l'on observe un traitement différencié qui s'analyse comme une rupture d'égalité devant la loi. Si le respect du droit est imposé fermement aux mairies qui arborent le drapeau palestinien, celles qui hissent un drapeau israélien sur la mairie sont traitées avec une lenteur, une nonchalance, une sorte de compréhension qui les autorise à violer le principe de neutralité pendant une très longue durée. L'État de droit n'en sort pas grandi.




Le principe de neutralité : chapitre 10, section 1 § 2  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 



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