« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 4 juillet 2018

CEDH : Les limites du droit à l'oubli

Dans un arrêt du 28 juin 2018 M. L et W. W. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) fait prévaloir la liberté de presse sur le droit à l'oubli. Les requérants, deux demi-frères, ont été condamnés à une peine d'emprisonnement à perpétuité en 1993, pour l'assassinat, en juillet 1990, d'un acteur très populaire en Allemagne. Ils ont toujours protesté de leur innocence et ont sollicité, à plusieurs reprises, la révision de leur condamnation, toujours sans succès. Ils ont finalement été remis en liberté avec mise à l'épreuve, l'un en août 2007 et l'autre en janvier 2008. 

M. L. et W. W. vont alors engager des procédures contre plusieurs médias allemands, parmi lesquels la radio publique Deutschlandradio, le magazine Der Spiegel et le quotidien Mannheimer Morgen. Tous trois se voient reprocher d'avoir laissé subsister dans leurs archives émissions et articles relatifs à cet assassinat mentionnant leur nom. L'article du Mannheimer Morgen remontait à l'époque des faits, celui de la radio de juillet 2000, et celui du Spiegel à 2001, à un moment où les tribunaux allemands refusaient la requête en révision. Les requérants estiment que l'accessibilité de ces documents les stigmatisent de manière permanente, alors qu'ils ont purgé leur peine et désirent se réinsérer dans la société. Les juges du fond ont, dans un premier temps, accueilli leur demande, estimant que le droit à l'oubli l'emportait sur le droit du public à être informé. Mais la Cour fédérale de justice cassa ces décisions qui, à ses yeux, ne prenait pas suffisamment en considération le droit à la liberté d'expression des médias et l'intérêt de l'information du public. 

La CEDH ne substitue pas son appréciation à celle des tribunaux allemands. Elle se borne à dire que leur décision ne porte pas atteinte à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle laisse ainsi aux Etats un large pouvoir d'appréciation de l'équilibre entre le respect de la vie privée auquel se rattache le droit à l'oubli et la liberté de presse, élément de la liberté d'expression.  

La vie privée


Il n'est pas contesté qu'une atteinte au droit à la vie privée, et donc à l'article 8 de la Convention, peut intervenir lorsque des informations contenant des données personnelles ont été mises à la disposition du public (CEDH, 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörsi Oy et Satamedia Oy c. Finlande). Depuis l'arrêt Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012, la CEDH précise que l'atteinte à la réputation personnelle doit, pour être sanctionnée au titre de l'article 8, atteindre un certain niveau de gravité et causer un préjudice réel à la jouissance du droit au respect de la vie privée.

Archives et liberté de presse



Il n'est pas davantage contesté que la liberté de presse, garantie par l'article 10 de la Convention, joue un rôle essentiel de "chien de garde" dans une société démocratique, formule employée depuis la décision Goodwin de 1996. Certes, la liberté de presse comporte d'abord le droit de communiquer des informations, y compris sur les affaires judiciaires. Mais, précise la Cour, l'article 10 protège également le droit du public de  recevoir ces informations qui participent au débat d'intérêt général. Dans la décision M. L. et W. W. , la CEDH ajoute que la constitution d'archives mises à la disposition du public peut s'analyser comme une fonction accessoire de la presse mais qu'elle est "néanmoins d'une importance certaine". Reprenant une formule déjà présente dans l'arrêt Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni du 10 mars 2009, elle affirme ainsi que "les archives numériques constituent en effet une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites". Le droit de constituer des archives n'est donc pas seulement un élément de la liberté de presse mais aussi une activité d'intérêt général qui conduit à préserver l'intégrité des informations conservées. 

Dans ces conditions, il appartient aux Etats de définir les principes permettant de garantir le respect de la vie privée et du droit à l'oubli des individus, sans pour autant porter atteinte au débat d'intérêt général que la presse a pour mission d'animer et à sa mission d'archivage des informations. Pour apprécier si le droit allemand réalise un équilibre équitable entre ces différentes nécessités, la CEDH, met en oeuvre un certain nombre de critères déjà énoncés dans l'arrêt  Satakunnan Markkinapörsi Oy et Satamedia Oy c. Finlande.

Bourvil. Le bal perdu.  1961

Le débat d'intérêt général

La contribution à un débat d'intérêt général est le premier d'entre eux. Les deux requérants ont été accusés de l'assassinat d'un acteur connu, et la gravité des faits comme la notoriété de la victime ont suscité une large couverture médiatique de l'affaire judiciaire. Le débat a d'ailleurs continué après la double condamnation, notamment à l'occasion des requêtes en révision. La question spécifique posée par l'arrêt du 28 juin 2018 est celle de l'anonymisation, car les requérants ne demandent pas la suppression des documents et enregistrements archivés, mais seulement la suppression de leur nom. En l'espèce, la CEDH rappelle que le choix des éléments qui doivent figurer dans un article de presse, ou dans une émission de radio, relève de la liberté du journaliste, conformément aux règles déontologiques de la profession. Dans un arrêt Fuchsmann c. Allemagne du 19 octobre 2017, la Cour a même précisé que cette liberté s'étend au choix de faire figurer des éléments nominatifs dans un reportage. En l'espèce, la Cour note qu'il s'agit d'une affaire judiciaire ayant suscité un très grand intérêt dans l'opinion, intérêt qui n'a pas disparu au moment où les deux requérants retrouvent leur liberté.

La notoriété des requérants et leur comportement antérieur


Le second critère est lié aux requérants eux-mêmes. D'une manière générale, la CEDH, comme d'ailleurs les juges internes, protège avec davantage d'intensité le simple quidam que la personne connue et déjà médiatisée. Dans deux arrêts du 14 janvier 2014 Ruusunen c. Finlande et Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, la Cour admet ainsi que le livre rédigé par l'ancienne maîtresse du Premier ministre finlandais et racontant leur liaison torride relève du débat d'intérêt général. Une personnalité publique doit s'attendre à ce que ses actions soient relatées dans la presse. 

Il en est de même en matière judiciaire et l'affaire Axel Springer de 2012 porte précisément sur l'arrestation largement médiatisée d'un acteur connu, pour détention et consommation de cocaïne. La Cour précise alors qu'une personne  inconnue des médias peut prétendre à une protection plus importante de sa vie privée, et donc de son droit à l'oubli. Dans la décision du 28 juin 2018, M. L. et W. W. étaient dans le plus parfait anonymat, jusqu'à ce qu'ils soient accusés d'avoir assassiné à un acteur célèbre. Mais leur droit à l'oubli demeure limité, car ils ont eux-mêmes largement utilisé les médias, en particulier lorsqu'ils demandaient la révision de leur procès. Pour la CEDH, on ne peut donc à la fois utiliser les médias et refuser la médiatisation.

La publication

 Le troisième et dernier porte enfin sur la publication elle-même. La Cour considère ainsi comme attentatoire à la vie privée un article non objectif, reposant par exemple sur des rumeurs. Dans son arrêt Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne du 16 juillet 2013, la Cour voit ainsi une violation de l'article 8 dans un article mettant en cause deux avocats polonais accusés, sans preuve, d'avoir fait fortune en participant à un système de corruption. Une même sanction peut viser un article laissant apparaître une véritable intention de nuire ou de déprécier la personne aux yeux de l'opinion (CEDH, 16 janvier 2014, Lillo Stenberg et Saether c. Norvège). En l'espèce, M. L. et W. W. n'ont pas été spécialement maltraités par les médias qui se sont bornés à rendre compte honnêtement de l'affaire judiciaire.

La Cour refuse donc l'exercice du droit à l'oubli. Derrière sa décision, le sentiment existe sans doute que le dommage causé aux requérants demeure relativement modeste. En effet, les différents articles et émissions sont désormais archivés et n'y ont accès que ceux qui font une recherche en ce sens, ceux que l'affaire intéresse encore. Rien ne leur interdit par ailleurs de faire une demande de déréférencement à Google, pour empêcher que ces données soient accessibles à partir du moteur de recherches. Surtout, la Cour fait prévaloir le droit du plus grand nombre, en l'espèce le droit d'accéder librement à des archives dont l'intégrité est garantie, sur le droit des individus. Il n'en demeure pas moins que le risque existe d'une certaine confusion entre l'intérêt public et l'intérêt du public et qu'à terme l'existence même du droit à l'oubli peut être menacée. N'est-il pas toujours un droit individuel confronté au droit du public à l'information ?

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