« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 11 juillet 2018

De l'usage de la Constitution comme support publicitaire

Le débat en séance publique sur le projet de loi constitutionnelle s'ouvre le 10 juillet 2018 à l'Assemblée nationale.  Il est prévu pour durer deux semaines, et le site de l'Assemblée fait état de 1341 amendements qui seront débattus. Le projet sera ensuite transmis au Sénat. On ne doit pas oublier, en effet, que l'article 89 de la Constitution impose un vote en termes identiques des deux assemblées pour mener à bien cette révision, avant que le projet puisse soit être adopté par le Congrès à une majorité des 3/5è de ses membres, soit être soumis au corps électoral par la voie du référendum. 

Il est bien difficile de dresser le bilan du travail en commission, tant l'impression est forte d'un débat déstructuré, ignorant souvent le droit positif au point d'introduire des dispositions parfaitement redondantes ou qui n'ont pas leur place dans la loi fondamentale. La Constitution est perçue comme une sorte de norme-valise où chacun peut apporter ce qu'il veut, sorte de cocktail confus entre toilettages procéduraux, bons sentiments et réformes incomplètes ou inabouties. Cette impression est d'autant plus nette que certains éléments essentiels comme la réduction du nombre de parlementaires ou l'introduction d'une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin ne doivent pas être adoptée par la loi de révision mais par une loi organique.

La procédure parlementaire


Que reste-t-il dans le projet de révision de la Constitution ? D'abord une réforme de la procédure parlementaire. Là encore, le chantier est ouvert dans le plus grand désordre. La rationalisation du travail parlementaire est l'un des objets de la réforme, finalité parfaitement louable. A cette fin, le projet d'origine prévoyait une irrecevabilité systématique des amendements qui ne sont pas du domaine de la loi ou qui sont "sans lien direct" avec le texte débattu. Le seul problème est que, durant les travaux en commission, un amendement a été voté supprimant cette disposition nouvelle. On nous dit qu'il s'agit d'un "accident de majorité", formule polie suggérant un dysfonctionnement de la majorité parlementaire. Il est probable que l'"accident" sera réparé, et la disposition rétablie en séance publique.

Pour les auteurs du projet, l'inflation législative rend nécessaire l'accélération de la procédure parlementaire. On aurait pu tout aussi bien réfléchir à la réduction du nombre des textes législatifs, dont la qualité décroit au fur et à mesure que leur nombre augmente. Mais cette réflexion n'a pas été initiée et l'on a préféré une solution simple : faire de la procédure accélérée le droit commun. Les textes devraient donc être adoptés définitivement à l'issue d'un seul vote dans chaque assemblée, et non plus deux comme le prévoit le droit actuel. Au lieu de réduire le nombre de textes, on réduit donc la durée des débats. 

Cette accélération de la procédure législative s'accompagne d'une volonté d'assouplir les règles gouvernant l'organisation des débats. Cet assouplissement peut toutefois s'analyser comme une tentative du gouvernement de retrouver, au moins en partie, une maîtrise de l'ordre du jour qu'il avait perdue en 2008. Le gouvernement souhaite pouvoir inscrire ses projets en priorité dans les semaines théoriquement consacrées aux initiatives parlementaires, voire dans celles consacrées au contrôle de l'action gouvernementale. La commission des lois a réduit, à la marge, la portée de cette suggestion en limitant à deux textes par session le nombre de projets déposés durant les semaines "Assemblée" et en réservant l'ingérence dans les semaines "Contrôle" aux seules propositions de loi. On peut penser que le gouvernement préférera revenir au texte initial, voire réduire la portée du partage établi entre les semaines "Parlement ", "Gouvernement" et "Contrôle". 

Cette réforme de la procédure parlementaire est, somme toute, modeste. Les oppositions diverses dénoncent une atteinte intolérable au droit d'amendement, une remise en cause de la liberté des débats etc.. Mais s'il est vrai que la réforme renforce plutôt les pouvoirs du gouvernement que ceux du parlement, ce n'est tout de même pas l'instauration d'un pouvoir personnel.

Pour essayer d'atténuer l'amertume de la réforme, la Commission des lois suggère d'étendre à l'ensemble des commissions parlementaires les prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête. Cette idée n'est pas sans logique, car c'est précisément le système qui a été appliqué par la commission des lois pour le contrôle de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Concrètement, il s'agirait de permettre à chaque commission, et non plus à la seule commission des lois, de convoquer toute personne qu'elle désire entendre, et d'exiger communication de tout document ou donnée utile. Rien ne dit cependant que le gouvernement laissera subsister cette proposition de réforme. Pour être cohérente, elle devrait d'ailleurs s'accompagner de garanties offertes à ceux qui témoignent devant les assemblées parlementaires. Certains officiers généraux ont ainsi commis l'erreur de s'exprimer avec sincérité devant l'Assemblée, et ont dû ensuite en assumer les conséquences devant l'Exécutif, sans obtenir le moindre soutien de la commission parlementaire qui les avaient auditionnés. 

Il est bien probable que cette évolution ne verra pas le jour. Sur le plan de la procédure parlementaire, la révision se présente surtout comme un ajustement destiné à permettre au parlement d'éponger l'ordre du jour et au gouvernement de conserver la maîtrise du calendrier. Son attitude à l'égard des amendements parlementaires ne laisse pas augurer l'approfondissement du dialogue durant le débat public.

Inventaire. Jacques Prévert. Les Frères Jacques. 1949


Le mot "race"



Sur le plan des libertés, la révision prend un tout autre aspect, sorte d'agora où chacun rivalise de bons sentiments, sans se préoccuper le moins du monde du droit positif.  C'est ainsi que la commission des lois a décidé de supprimer le mot "race" de l'article 1er de la Constitution. Nul n'ignore que cette mention n'avait pas d'autre objet que d'affirmer "l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". L'idée de cette suppression est loin d'être nouvelle. François Hollande l'avait déjà souhaitée, mais il n'avait pas été en mesure de mener à bien une révision constitutionnelle, faute de majorité qualifiée. En septembre 2012, une proposition de loi avait été déposée à l'Assemblée nationale pour supprimer le mot race, non plus dans la Constitution, mais dans l'ensemble de notre corpus législatif. Cette proposition, signée de M. André Chassaigne (PC), avait été adoptée par l'Assemblée en mai 2013, puis transmise au Sénat qui s'était empressé de l'oublier. Elle avait pourtant le mérite de mettre en lumière la question de l'articulation entre la norme constitutionnelle et l'ensemble du droit positif.

Il est évident aujourd'hui que le mot "race" ne renvoie à aucune réalité biologique. Mais rien ne dit, hélas, qu'une notion erronée ou fictive n'a pas d'effets juridiques, en particulier au regard de la discrimination. Car la suppression du mot "race" ne supprimera pas le racisme, et le droit doit être en mesure de lutter efficacement contre le racisme. Comment feront les juges français lorsqu'un requérant victime de racisme s'appuiera sur l'article 2 du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'article 3 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, ou encore la Convention de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale ? Tous ces traités ont pour point commun d'affirmer des droits "sans distinction de race". Le juge français, lié par la nouvelle rédaction de la Constitution, devra-t-il écarter le traité comme inconstitutionnel et rendre ainsi inefficace tout le dispositif international de lutte contre le racisme ? Sans doute pas, car l'actuelle révision constitutionnelle suggère, à son de trompe, de supprimer le mot "race" de l'article 1er, mais le maintient dans le Préambule de 1946 qui affirme qu'"au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". Le mot "race" existe donc toujours dans un texte ayant valeur constitutionnelle. La suggestion de la Commission des lois n'a donc pas d'autre portée que rhétorique et la lutte contre le racisme se trouve réduite à un enjeu de communication. Avouons qu'elle méritait mieux.

Egalité des sexes


L'article 1er de la Constitution est décidément bien malmené car la Commission des lois a décidé de remplacer le "sans distinction de race" par un "sans distinction de sexe". Les auteurs de cette suggestion n'ont peut-être pas remarqué que l'égalité des sexes figurait déjà dans ce même Préambule de 1946. Il énonce, dans son alinéa 3, que "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". La disposition s'analyse cette fois comme une redondance, inutile mais pas vraiment dangereuse. Il s'agit de faire plaisir aux féministes, sans changer une virgule au droit positif.

Environnement


La protection de l'environnement ne fait pas l'objet d'un traitement différent. Depuis le début des débats sur la révision, il était entendu que l'environnement aurait davantage de place dans la Constitution, ne serait-ce que parce que M. Hulot le réclamait. Et lorsque M. Hulot est fâché, il menace de quitter le gouvernement... Mais le problème était alors le suivant : où caser l'environnement ? 

Dans un premier temps, il a été envisagé d'inscrire "la lutte contre le changement climatique" dans l'article 34" de la Constitution. Mais cette suggestion n'a pas eu beaucoup de succès. Le Conseil d'Etat, dans son rapport, a d'abord mentionné qu'il préférait une référence à l'"action" contre le changement climatique, notion moins incertaine que celle de lutte. Quant à l'intégration dans l'article 34, elle apparaissait un peu étrange, dès lors qu'il affirme déjà que "la loi détermine les principes fondamentaux (...) de la préservation de l'environnement". On a donc finalement trouvé la solution qui est de malmener une nouvelle fois le malheureux article 1er en lui infligeant un nouvel alinéa : "La France agit pour la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques". Cette fois, ce sont les écologistes de toutes obédiences qui devraient être satisfaits, même si cette disposition n'impose aucun comportement précis. 

Les réformes absentes du projet 


Ce caractère cosmétique apparaît clairement si l'on s'interroge sur les dispositions qui ne figurent pas dans le projet de révision. C'est ainsi que la réforme du Conseil constitutionnel n'est envisagée qu'à travers la suppression des membres de droit, c'est-à-dire des anciens présidents de la République. Est-ce à dire que l'on se satisfait d'une nomination de ses membres par les autorités politiques ?   N'est-on pas choqué de voir au sein du Conseil des anciens ministres et deux anciens premiers ministres dont les engagements politiques, certes respectables, risquent de mettre en doute l'impartialité, tandis que la censure des lois en vigueur les expose à des conflits d'intérêts ? La diminution du nombre de juristes au Conseil, sauf à considérer que les collaborateurs en provenance du Conseil d'Etat font le travail, ne soulève-t-elle pas question ? Tout cela mériterait un débat, qui n'aura pas lieu. De la même manière, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est envisagée a minima, sans que le pouvoir hiérarchique du ministre de la justice sur les membres du parquet soit  réellement mis en cause. Peut-être faut-il maintenir les choses en l'état, mais la révision constitutionnelle serait le moment d'en discuter et de définir une position claire.

Il ne reste plus qu'à espérer que la séance publique permettra de restaurer le sérieux du débat constitutionnel. Les parlementaires comme le gouvernement prendront peut-être conscience que la Constitution n'est pas un support publicitaire ou un espace destiné à afficher de bons sentiments. S'il est vrai qu'elle doit pouvoir être révisée et que sa souplesse est la condition de sa longévité, cette souplesse ne doit pas la transformer en norme opportuniste qui peut être modifiée en fonction des évènements, au fil des conjonctures et des majorités. Une telle évolution, déjà en germe dans la révision de 2008, constitue une réelle menace pour une norme qui ne serait plus perçue comme la loi de tous, mais comme l'instrument de quelques-uns.



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