« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 14 juillet 2018

Loi Bioéthique : Quieta non movere

Avec la bioéthique, le Conseil d'Etat est conduit à traiter de questions qui concernent moins l'Etat que la société civile, puisqu'elles touchent aux questions fondamentales de la naissance et de la mort, et même de la naissance post mortem, après disparition du géniteur. Il lui était demandé de réfléchir sur "le cadrage juridique préalable à la révision de la loi bioéthique", conformément à la loi du 7 juillet 2011 qui prévoit, dans son article 47, "un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur". On peut comprendre qu'il aborde ces questions avec une grande prudence, et une grande sensibilité aux évolutions de l'esprit public en la matière.

On aurait aussi pu attendre plus de hardiesse et moins de conservatisme, et surtout une réponse plus précise à la demande du Premier ministre : indiquer à quelles conditions juridiques on pouvait procéder à la révision de la loi bioéthique. Si Flaubert avait écrit le Dictionnaire juridique des idées reçues, nul doute qu'à côté de l'entrée  "loi bioéthique", il aurait écrit : "Prudence. Ne rien changer". C'est bien ainsi que l'a compris le Conseil d'Etat dans son rapport remis au Premier ministre le 6 juillet 2018. Il ne propose aucune modification ni évolution substantielle. S'il reconnaît que le législateur peut procéder à quelques ajustements, il le met au contraire en garde contre des réformes trop rapides.

Le principe de dignité


Les principes fondamentaux qui constituent le socle du droit la bioéthique n'ont pas changé, au premier rang desquels figure la notion de dignité. Il est vrai que celle-ci a précisément été introduite dans notre système juridique par la première loi de bioéthique du 29 juillet 1994, avec un nouvel article 16 du code civil qui énonce : "La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)". Dans sa décision du 27 juillet 1994 sur ce même texte, le Conseil constitutionnel donne une interprétation très libre de la formule qui ouvre le Préambule de 1946 : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne". De ces dispositions, il déduit "que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe de valeur constitutionnelle".

Depuis lors, le principe de dignité est l'une de ces notions matricielles qui sont très largement mises en avant, mais qui ne sont que très peu utilisées comme fondements de décisions de justice. Le Conseil constitutionnel s'y réfère souvent, mais c'est toujours pour affirmer qu'une disposition législative "ne porte pas atteinte au principe de dignité". Jusqu'à aujourd'hui, aucune annulation ou abrogation de la loi n'a pour fondement le principe de dignité. Son utilisation n'est guère plus fréquente par le Conseil d'Etat et l'on sait que le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 qui utilisait le principe de dignité pour confirmer l'interdiction par un maire d'une attraction de "lancer de nain" est resté largement isolé. Une tentative de réutilisation pour interdire les spectacles de Dieudonné a bien eu lieu avec l'ordonnance de référé du 9 janvier 2014, mais elle a fait long feu avec celle du 6 février 2015.

Dans son rapport, le Conseil d'Etat réaffirme donc le principe de dignité, considéré comme le fondement du droit de la bioéthique, à côté du principe de liberté qui implique le consentement éclairé des personnes à toute pratique intervenant dans ce domaine et du principe de solidarité surtout invoqué pour justifier la mutualisation des dépenses de santé. Dignité, liberté, solidarité, ce triptyque domine le rapport du Conseil d'Etat et lui donne son titre. 

Le droit au suicide assisté


D'une manière générale, le Conseil ne propose aucune modification du droit sur les points font débat. L'idée d'ouvrir aux malades en fin de vie un véritable droit à un suicide médicalement assisté a suscité bon nombre d'initiatives, d'une proposition de loi déposée par Jean-Louis Touraine (LREM) à l'Assemblée nationale en septembre 2017 à la tribune signée par 156 députés, dont 122 LREM, dans Le Monde réclamant en février 2018 une réforme en ce sens "sans délai".  Le Conseil d'Etat n'est pas favorable à une telle évolution. Il fait observer que le droit de mourir dans la dignité, par un arrêt des traitements et une sédation profonde des patients en fin de vie, a été consacré récemment, dans une loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016. Ce texte, rappelle le Conseil d'Etat, a été adopté, "il y a à peine plus de deux ans, à l'issue d'un long débat de société "et d'une discussion parlementaire qui a duré près d'un an et demi. 

Comme un écho de la décision du Conseil constitutionnel rendue le même jour que le rapport du Conseil d'Etat, ce dernier se réfère à l"exigence de solidarité et de fraternité qui est garante du vivre ensemble". Aux yeux du Conseil, une personne qui réclame un suicide assisté est un patient qui n'est pas suffisamment pris en charge, dont la souffrance physique et psychologique n'est pas traitée. Surtout, il considère que l'organisation de la fin de vie en France ne permet pas de répondre à une telle demande, d'autant que la déontologie médicale s'oppose à ce qu'un médecin ait la faculté de donner la mort, fut-ce par la prescription d'un produit létal que le patient s'administre lui-même. Pour toutes ces raisons, le Conseil d'Etat estime donc qu'un nouveau texte serait prématuré. Il n'est pas certain pour autant que les parlementaires renoncent à leur initiative.
En matière d'assistance médicale à la procréation (AMP), le Conseil d'Etat s'appuie largement sur l'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) en juin 2017. Il fait observer que le droit n'interdit pas les évolutions législatives en matière d'accès des couples de femmes ou des femmes seules à l'AMP, d'autorisation de l'AMP post-mortem ou encore d'auto-conservation des ovocytes. Pour chacune de ces techniques, il émet cependant un certain nombre de réserves.

L'IAD des couples de femmes et des femmes seules


Dans son avis de juin 2017, le CCNE s'est prononcé en faveur de l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. Le Conseil d'Etat prend acte d'une demande sociétale en ce sens, observant que l'insémination avec donneur (IAD) est un geste simple, facilement accessible dans des pays voisins comme la Belgique ou l'Espagne, voire pratiqué à domicile. La Cour de cassation elle-même admet l'adoption par l'épouse de la mère de l'enfant né dans ces conditions (avis du 23 septembre 2014). En dépit de ces évolutions, ou peut-être à cause d'elles, le Conseil d'Etat ne se montre pas enthousiaste. Il fait observer au législateur qu'"aucun principe juridique (...) ni le fait que l'adoption soit ouverte aux couples de femmes (...) ne rendent nécessaire l'ouverture d'accès à l'AMP". Et il ajoute que la reconnaissance de l'homoparentalité ou de la monoparentalité dans le cadre de l'adoption "n'implique pas nécessairement la reconnaissance d'un droit d'accéder à une procréation médicalement assistée qui efface ab initio toute présence paternelle". Les arguments mille fois entendus des opposants au mariage pour tous ne sont pas bien loin...

D'une manière générale, le Conseil d'Etat redoute "une modification en profondeur de la philosophie de l'AMP qui se dépouillerait de son caractère médical pour devenir une réponse à une demande sociale". Ce combat toutefois semble singulièrement d'arrière-garde. D'une part parce que l'AMP a toujours été utilisée pour permettre à des couples souffrant de stérilité d'avoir des enfants. Ils se voient offrir une technique de substitution mais ne sont pas réellement "guéris" de cette stérilité. D'autre part, parce que l'AMP est depuis longtemps une réponse à une demande sociale, que les intéressés sont prêts à satisfaire par tous les moyens. Affirmer qu'il ne s'agit pas d'une demande sociale a quelque chose d'incantatoire qui ne correspond guère à sa pratique.



L'IAD post-mortem


L'insémination post-mortem est traitée avec la même prudence. De nouveau, le Conseil d'Etat affirme qu'"aucun obstacle juridique ne s'y oppose", même s'il fait observer qu'elle conduit à "concevoir un enfant orphelin de père". La cohérence juridique voudrait cependant que cette technique soit acceptée par le droit, si l'insémination d'une femme seule est elle-même admise. Le Conseil d'Etat marque cependant des limites très précises, en affirmant qu'il serait nécessaire que le père ait consenti à l'opération de son vivant et que le recours à cette technique soit enfermé des délais précis.

L'autoconservation des ovocytes


Le Conseil d'Etat se montre encore plus réticent à l'égard de l'auto-conservation des ovocytes, technique qui permet aux femmes de repousser leur projet de procréation, éventuellement après leurs années de fertilité. Certes, on peut voir cette pratique comme émancipatrice, permettant aux femmes de se libérer des contraintes physiologiques. Mais le Conseil d'Etat insiste sur les risques de pression des employeurs, incitant leurs jeunes salariées à l'autoconservation de leurs ovocytes. Celles qui s'y refuseraient risqueraient ainsi d'être écartées des postes les plus élevés. En 2014, NBC annonçait ainsi que Facebook et Apple envisageaient de subventionner la congélation des ovocytes de leurs employées dans le but affiché qu'elles "n'aient plus à choisir entre la carrière et les enfants". En réalité, l'intérêt était surtout celui de l'entreprise qui pouvait ainsi limiter les congés-maternité des jeunes femmes les plus qualifiées.

Enfin, la gestion pour autrui (GPA) fait l'objet d'un refus clair et tranchant, en dépit du fait que le Conseil reconnaît un accroissement de la demande sociale dans ce domaine. Sur ce point, le Conseil d'Etat se borne à reprendre l'argument selon lequel le contrat de GPA est entaché de nullité, car incompatible avec le principe d'indisponibilité du corps humain, voire avec sa non-patrimonialisation si la mère porteuse est rémunérée. S'il constate que ces principes n'ont pas valeur constitutionnelle en eux-mêmes, il les rattache au principe de dignité de la personne humaine qui, lui, a valeur constitutionnelle. Et s'il est vrai que la jurisprudence récente tend à améliorer la situation juridique des enfants nés par GPA, le Conseil estime que cette évolution maintient un équilibre satisfaisant entre l'intérêt supérieur de l'enfant et le maintien de l'interdiction de la GPA.

Le rapport du Conseil d'Etat se caractérise ainsi par un véritable conservatisme, c'est-à-dire une volonté de conserver la législation existante. En schématisant quelque peu, on peut distinguer les réformes qu'il refuse (la GPA) et celles à l'égard desquelles il se montre très réticent (toutes les autres techniques). L'idée générale est le maintien du statu-quo, terme qu'il emploie à plusieurs reprises. Il n'en demeure pas moins que le parlement va devoir se pencher sur la question, dès lors que les lois de bioéthiques doivent être réexaminées à intervalles réguliers. Il sera intéressant de mesurer l'influence du Conseil d'Etat lors de ce débat. Si les parlementaires reprennent les termes de son rapport, le débat sera très tranquille.


Sur le respect du corps humain : chapitre 7, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet.



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