Par un
arrêt du 11 juillet 2018, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation fait prévaloir la liberté de presse sur le droit au respect de la vie privée. Les juges sont souvent confrontés à ce conflit de normes et leurs réponses sont pour le moins nuancées, largement dépendantes des circonstances de l'espèce. Or précisément, la décision du 11 juillet 2018 porte sur l'orientation sexuelle de l'auteur du pourvoi, élément considéré généralement comme étant le coeur même de l'intimité de la vie privée.
En décembre 2013,
I. E., est secrétaire général du Front national et conseiller municipal d'Hénin Beaumont, candidat aux municipales qui auront lieu en 2014. A ce moment précis, est publié le livre "
Le Front national des villes et le Front national des champs", ouvrage qui évoque clairement son homosexualité. Or l'intéressé n'a jamais fait son
Coming Out, et ne souhaite pas le faire. S'adressant au juge civil, il demande réparation du dommage causé par cette divulgation. Il obtient satisfaction en première instance, décision confirmée par la
Cour d'appel de Paris le 31 mai 2017. Celle-ci affirme qu'une telle révélation "
n’est pas justifiée par le droit à
l’information légitime du public, ni proportionnée à la gravité de
l’atteinte portée à la sphère la plus intime de sa vie privée".
La 1ère Chambre civile casse cette décision. Elle commence par affirmer que "
le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression revêtent une même valeur normative". Mentionnant la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du
10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, elle énonce ensuite les critères susceptibles de guider les juges du fond pour résoudre ce conflit de normes :
"la
contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général,
la notoriété de la personne visée, l'objet de cette publication, le
comportement antérieur de la personne concernée, ainsi que le contenu,
la forme et les répercussions de la publication".
Homosexualité et débat d'intérêt général
De tous ces éléments, la Cour de cassation n'en retient que deux. A ses yeux, la révélation de l'homosexualité de
I. E. est utile au débat d'intérêt général, dès lors qu'elle permet de s'interroger sur l'influence que peut avoir l'orientation sexuelle de ses dirigeants sur les positions du FN en matière de mariage des personnes de même sexe et de lutte contre l'homophobie. En outre, s'il est vrai que «
toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée" (
Cass, 27 février 2007), le fait que
I. E. exerce un rôle politique "
l'expose nécessairement à l'attention du public, y compris dans des domaines relevant de la vie privée » . Certes, la situation peut faire sourire, et l'on peut comprendre que l'un des responsables d'un parti en majorité hostile au mariage pour tous ait préféré cacher sa homosexualité. Mais le problème est de nature juridique, car la Cour de cassation se réfère à une jurisprudence européenne un peu datée.
Voutch. Les joies du monde moderne. 2015
Evolution de la jurisprudence européenne
Le dirigeant du FN est en effet traité comme l'était la famille princière de Monaco, dans une jurisprudence déjà ancienne. La CEDH a
d'abord considéré, dans un
arrêt Von Hannover du 7 février 2012, que la santé du
prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt
général, comme plus tard la révélation de l'enfant caché du Prince Albert, dans un
premier
arrêt du 12 juin 2014.
On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de
la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une
autre était au coeur de l'actualité, se trouvait ipso facto revêtu du
label "débat d'intérêt général". Dans son arrêt du 11 juillet 2018, la Cour de cassation applique précisément cette jurisprudence. Elle n'impose pas aux juges du fond
l'analyse de l'impact de la révélation de son homosexualité sur la vie
personnelle du dirigeant du Front National, estimant que ses fonctions
politiques le privent du secret de son orientation
sexuelle.
Le problème est que par la suite, et précisément dans la décision du 10 novembre 2015, la CEDH a adopté une position plus nuancée, toujours à propos de l''enfant caché du prince Albert, objet cette fois d'un arrêt de Grande Chambre. La CEDH sanctionne alors les juges français qui avaient directement
rattaché ces révélations au débat d'intérêt général, en mentionnant
seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que
pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le
Rocher. En revanche, ils n'avaient pas examiné le reste de la
publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait
le Prince avec son enfant, c'est-à-dire le coeur de l'intimité de sa vie privée. Cette jurisprudence est confirmée avec l'
arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, précisément rendu en matière de divulgation de l'homosexualité d'une chanteuse espagnole. Là encore, la CEDH reproche aux juges du fond de ne pas s'être penchés sur le détail des divulgations, se bornant à
justifier la publication par la notoriété de la requérante. Et même si cette homosexualité faisait l'objet de
"rumeurs persistantes", la Cour affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de
l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de
refuser toute protection de sa vie privée. Fort de cette jurisprudence, il est très possible que
I. E. fasse un recours devant la CEDH, recours qui n'est pas dépourvu de chances d'aboutir.
Le Coming Out comme contrainte sociale
Dans son arrêt du 11 juillet 2018, la Cour de cassation se fonde certes sur la jurisprudence de la CEDH, mais choisit l'arrêt qui lui convient, écartant les décisions les plus récentes. Elle fait prévaloir la liberté d'expression, et écarte totalement le droit au secret de l'orientation sexuelle pour les hommes et les femmes politiques. N'est-il pas possible en effet d'affirmer que l'orientation sexuelle d'une personne a toujours une influence sur ses choix politiques ? A sa manière, cette décision témoigne d'une certaine évolution dans le traitement juridique de l'orientation sexuelle. De plus en plus invoquée pour lutter contre les discriminations, elle est de moins en moins présentée comme un élément de la vie privée. Comme si le Coming out relevait désormais de la contrainte sociale et comme si la vie privée des personnes publiques devait nécessairement se dérouler au grand jour.
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour cet intéressant article.
Comme vous le soulignez, selon la jurisprudence la plus récente de la CEDH, l'ensemble de la publication doit être prise en compte afin de vérifier si l'atteinte à la vie privée n'est pas démesurée et sans rapport avec l'intérêt général.
Je constate que vous n'avez pas poussé plus loin vos développements en n'appliquant pas ces dernières affirmations à l'oeuvre litigieuse.
Pourtant qu'en est-il ? Contient-elle réellement des éléments constituant "le coeur de la vie privée" du demandeur, outre la simple révélation de son homosexualité en tant que personne homosexuelle cadre d'un parti aux positions homophobes ?
Finalement, est-il justifié de dire que la CEDH n'applique pas ses solutions récentes au profit de solutions plus anciennes ?
Chère Madame,
RépondreSupprimerJe me demande pourquoi la Cour de Cassation se prononce à nouveau sur cette affaire, il me semble pourtant que la Haute Cour s'était prononcée le 9 Avril 2015 à ce sujet.
Merci par avance