« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 22 décembre 2015

QPC : L'assignation à résidence dans l'état d'urgence

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 22 décembre 2015, une décision très attendue sur la conformité à la Constitution de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4). Cette disposition offre la possibilité au ministre de l'intérieur, dans certaines zones fixées par décret, de prononcer l'assignation à résidence de "toute personne (...) à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics (...)". 

Le requérant, Cédric D., a été assigné à résidence sur le territoire de la commune d'Ivry-sur-Seine jusqu'au 12 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour à des horaires déterminés au commissariat de la ville tous les jours et de demeurer, entre 20 h et 6 h, dans les locaux où il réside. L'assignation à résidence ne doit donc pas être confondue avec une mesure de confinement domiciliaire, l'intéressé étant libre de quitter son domicile pendant la journée et de circuler dans la commune où il réside, d'autant qu'il doit se présenter fréquemment au commissariat. 

L'assignation à résidence visant le requérant avait pour but de l'empêcher de participer à des actions revendicatives violentes organisées à l'occasion de la COP 21, conférence internationale qui s'est déroulée à Paris et au Bourget du 30 novembre au 11 décembre 2015. Le ministre de l'intérieur a ainsi versé au dossier une note blanche, document émanant des services en charge du renseignement intérieur, qui mentionne que Cédric D. avait participé à des manifestations violentes, notamment sur sur le site d'enfouissement des déchets radioactifs de Bure en août 2015 et qu'il avait pris une part active à la préparation d'actions violentes prévues durant la COP 21. Le lien entre ses activités et la menace terroriste est donc indirect, le ministre de l'intérieur faisant valoir, dans les motifs de sa décision, que "la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée, dans cette période, pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions". A l'occasion du recours dirigé devant le tribunal administratif de Melun contre l'assignation à résidence dont il est l'objet, le requérant pose ainsi une QPC, renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d'Etat du 11 décembre 2015

Une décision sans surprise

 

Contrairement à ce qui a été affirmé trop souvent, cette QPC ne dérange en aucun cas l'Exécutif. Au contraire, elle lui permet d'obtenir une décision de conformité de l'assignation à résidence, précisément la veille du jour où le conseil des ministres doit adopter le projet de révision constitutionnelle intégrant l'état d'urgence dans la Constitution. Loin de censurer l'article 6 de la loi du 3 avril 1995, le Conseil constitutionnel déclare au contraire que la procédure d'assignation à résidence ne viole aucun des droits et libertés garantis par la Constitution. 

Une telle décision n'a rien de surprenant. A tous les arguments développés à l'appui de la thèse de l'inconstitutionnalité, le Conseil oppose tout simplement une jurisprudence constante.


L'ange exterminateur. Luis Bunuel. 1962


L'article 66 de la Constitution


Le moyen essentiel développé par le requérant réside dans l'inconstitutionnalité du recours devant le juge administratif en matière d'assignation à résidence. L'article 66 de la Constitution énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Certes, on pourrait souhaiter que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. 

Pour le moment, ce n'est pas le cas, et il était bien peu probable que le Conseil constitutionnel modifie une jurisprudence ancienne à propos de la loi sur l'état d'urgence. Il se borne à reprendre le principe selon lequel l'assignation à résidence est une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est donc l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative. 

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement liée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence.

Sur ce point, le Conseil mentionne tout de même une réserve d'interprétation. Il affirme en effet que l'astreinte à demeurer dans son lieu d'habitation ne saurait être imposée à la personne assignée à résidence pour une durée supérieure à douze heures sans être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire pourrait être imposée. Il s'agit-là d'un avertissement sans frais, dès lors que le Conseil constitutionnel se réfère à une situation prohibée par la loi de 1955 elle-même, dès lors qu'elle fixe un plafond de douze heures à ce type d'astreinte à domicile. Dans le cas du requérant, elle se déroule de 20 h à 6 h du matin, soit une période de dix heures. L'article 66 demeure donc, conformément à la jurisprudence traditionnelle, un moyen inopérant.

Le contrôle de proportionnalité


Le juge constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. Définissant le régime juridique de l'état d'urgence, il appartient en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. La liberté d'aller et venir, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, fait évidemment partie de ces droits et libertés. 

Le juge va ensuite détailler le régime juridique de l'assignation à résidence. Il observe d'abord que celle-ci ne peut intervenir que lorsque l'état d'urgence est déclaré, "en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ». Il doit en outre exister "des raisons sérieuses de penser" que le "comportement" de la personne assignée à résidence "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public". Le Conseil constitutionnel rappelle ensuite que le juge administratif est pleinement compétent pour s'assurer de la proportionnalité entre l'assignation et la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. Sur ce point, le Conseil prend soin de réaffirmer que la mesure d'assignation fait tout simplement l'objet d'un contrôle de droit commun. Enfin, le Conseil insiste sur le fait que cette mesure prend fin avec l'état d'urgence. 

Ce dernier point ne fait que rappeler les termes de la loi de 1995. Il présente cependant un intérêt tout particulier au regard de l'actuel projet de révision constitutionnelle. En l'état actuel des choses, il est en effet prévu un nouvel article 36-1 permettant de maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, des mesures prises sur son fondement. Cet "état d'urgence après l'état d'urgence" pourrait être maintenu pendant une période maximale de six mois. Certains médias ont affirmé que le Conseil d'Etat, dans sa fonction consultative, aurait donné un avis négatif à une procédure qui se heurte en effet à de graves difficultés juridiques. Comment en effet trouver un fondement juridique à des mesures d'urgence dès lors que la loi qui les autorisait n'est plus en vigueur ? De toute évidence, le Conseil constitutionnel fait preuve d'une réserve identique, même si l'on sait qu'il n'est évidemment pas en mesure de contester une disposition constitutionnelle.

La décision du Conseil constitutionnel apparaît ainsi comme le rappel d'une jurisprudence classique. D'une manière générale, il prend soin de rappeler qu'il n'a pas à juger de la procédure d'assignation touchant Cédric D., appréciation qui relève exclusivement du Conseil d'Etat. Sur ce point, on doit s'interroger sur le rôle des avocats qui ont plaidé devant le Conseil constitutionnel. Tous ont plaidé comme s'ils se trouvaient devant un juge des libertés et de la détention. L'un affirme qu'il est là pour "témoigner", formulation étrange dans un contentieux de l'acte. L'autre raconte inlassablement les déboires de son client, alors même que le Conseil constitutionnel n'est même pas censé connaître les faits à l'origine de la QPC. Le troisième affirme que le contrôle de proportionnalité est "imposé par la Cour européenne", ce qui témoigne d'une conception originale de la hiérarchie des normes... Et tous manifestent leur irritation à l'égard de la prise en compte des notes blanches des services de renseignement par le juge administratif.... Sans doute, mais précisément tout cela relève du contentieux devant le juge administratif, pas devant le Conseil constitutionnel.

3 commentaires:

  1. Votre post possède l’immense mérite de nous fournir une exégèse complète de la décision du Conseil constitutionnel du 22 décembre 2015 ainsi que de ses motivations. Toutes choses qui expliquent qu’elle ne constitue en aucune façon une surprise pour le juriste averti. En ce sens, la prévisibilité du droit constitue une garantie importante pour le citoyen.

    En se faisant l’avocat du diable, deux arguments peuvent être mis en avant pour contester le bienfondé de cette décision du Conseil constitutionnel :

    - La constance de la jurisprudence. Le monde évolue. Pourquoi la jurisprudence n’évoluerait-elle pas ? En figeant l’interprétation de la règle de droit par le juge, ne se condamne-t-on pas ab initio à une moindre protection du citoyen en termes de libertés publiques ? La jurisprudence n’est-elle pas là pour anticiper l’évolution de la société ou pousser le législateur à amender le droit pour mieux l’adapter au réel ?

    - Le contrôle de la proportionnalité. Satisfaisante en droit, cette condition l’est moins dans la réalité. Cette notion est relativement subjective surtout lorsque l’élément de preuve fournie par l’exécutif est une « note blanche », lettre de cachet des temps modernes. Par ailleurs, on sait que le juge administratif – ceci vaut surtout pour le Conseil d’Etat pour des raisons bien connues - n’est pas toujours le meilleur garant des droits du citoyen. Il a souvent tendance à faire aveuglement confiance à l’Etat dont il est par ailleurs le Conseil. En irait-il autrement si cette fonction était dévolue au juge judiciaire ?

    Hasard ou coïncidence, cette décision intervient à la veille de la présentation en conseil des ministres du 23 décembre 2015 du projet de réforme constitutionnelle qui devrait revenir sur l’annonce du projet de déchéance de nationalité pour les binationaux annoncée par le président de la République lors de son discours devant le Congrès le 16 novembre dernier. Rien de tel pour conclure sur une note d’humour que de reprendre le titre du Canard enchaîné du jour : « Retrait de la déchéance de la nationalité. Hollande : ‘J’ai déjà assez déchu comme ça !’ ».

    Joyeuses fêtes de fin d’année à LLC !

    RépondreSupprimer
  2. Deux très bons arguments du diable... Mais qui n'ont guère de chance de porter si l'on y ajoute un doigt de sociologie. La confiance que manifeste le Conseil Constitutionnel envers le juge administratif s'explique aisément si l'on regarde le cursus des membres du Conseil et de son secrétaire général: des Conseillers d’État (tiens), d'anciens hauts fonctionnaires, d'anciens ministres, bref des gens naturellement peu suspicieux à l'égard de l'exécutif... M. Canivet est bien seul... En fait, l'arbre des anciens présidents de la République cache la forêt des anciens serviteurs de l'exécutif!

    RépondreSupprimer