« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 19 juin 2023

Les dispositifs de surveillance avancent cachés


La période actuelle se caractérise par une activité législative importante relative aux dispositifs de surveillance. Les technologies intégrant la vidéoprotection et l'intelligence artificielle pénètrent dans le droit positif par la petite porte, avec la plus grande discrétion. On profite ainsi de la loi relative aux jeux olympiques du 19 mai 2023 pour mettre en place des "caméras augmentées", terme tellement plus sympathique que la simple référence à la biométrie. Quant à la vidéoprotection, le renforcement de son usage est prévu, par une discrète proposition de loi sénatoriale relative à la reconnaissance biométrique dans l'espace public. Portée par les sénateurs Marc-Philippe Daubresse (REP) et Arnaud de Belenet (UC). Ella a été adoptée en première lecture le 12 juin 2023.

 

" Les caméras augmentées"

 

Les "caméras augmentées" ou "intelligentes" sont définies par l'article 10 de la loi du 19 mai 2023 comme "des systèmes de vidéoprotection ou des caméras installées sur des aéronefs (...) pouvant faire l'objet de traitements algorithmiques". De manière très concrète, la finalité de ces installations est de sécuriser des grands évènements, comme la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques. Il devient en effet possible de détecter, en temps réel, des mouvements de foule ou des bagages abandonnés. 

Cette technologie n'est pas réellement nouvelle, et le Conseil d'État, dans l'avis qu'il a rendu sur la loi, fait observer qu'elle a déjà été testée par la SNCF, l'expérimentation ayant été supervisée par la CNIL. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a considéré, dans sa décision du 17 mai 2023,  que le législateur pouvait autoriser un tel dispositif pour répondre à l'objectif constitutionnel de prévention des atteintes à l'ordre public. Il a cependant émis une réserve d'interprétation, en précisant que les préfets devront mettre fin à l'autorisation d'emploi de ces technologies, dès que les conditions qui ont justifié sa délivrance ne sont plus réunies. 

 


 Les Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968


Pour rassurer les inquiets, une multitude de garanties sont prévues. Certaines concernent le fournisseur du traitement qui devra présenter des garanties de compétence, et fournir une documentation complète prévoyant notamment la correction d'éventuelles erreurs. Cette garantie apparaît élémentaire, si l'on considère que les marchés concernés sont potentiellement attentatoires aux libertés. D'autres garanties sont mentionnées comme l'interdiction de procéder à des interconnexions avec d'autres traitements automatisés ou de prendre une décision sur le fondement des données transmises par ces "caméras augmentées". On rappellera à ce propos que le droit positif interdit qu'une décision soit prise par un système automatisé, l'intervention humaine étant toujours exigée. Enfin, certaines garanties de procédure sont prévues, comme l'exigence d'un décret pris après avis de la CNIL,  d'une étude d'impact pour chaque traitement ou la mise en place d'une période de test pour s'assurer du fonctionnement des algorithmes.

Certes, tout cela semble rassurant. Mais la lecture de la loi conduit aussi à s'étonner de toutes les garanties qui n'y figurent pas oui qui viennent battre en brèche les protections existantes. C'est ainsi que l'information générale du public sur ces systèmes est prévue "sauf si les circonstances l'interdisent ou si cette information entre en contradiction avec les objectifs poursuivis". La formulation est si imprécise qu'elle autorise que l'information du public risque bien de demeurer une figure de style dans la loi. Or cette information conditionne ensuite le droit d'accès et de rectification offert à la personne fichée, ainsi que l'éventuel recours dirigé contre la décision d'autorisation. Comment exercer ces droits si l'on ignore l'existence même du traitement ?

Surtout, les jeux olympiques ne sont considérés que comme un évènement, en taille réelle, permettant un système pérenne. Les "caméras augmentées" subsisteront après la fin des jeux,  dans les lieux accueillants du public et à leurs abords, ainsi que dans les transports. Leur usage sera autorisé dans toute situation qui présente des "risques d'actes de terrorisme ou d'atteintes graves à la sécurité des personnes". Le Conseil constitutionnel a toutefois précisé qu'il sera impossible de faire usage de cette technologie, en cas de seuls risques d'atteintes aux biens. 


La proposition de loi sur la reconnaissance biométrique 

dans l'espace public


On note avec intérêt que si la loi du 19 mai déclare que les "caméras augmentées" ne s'accompagneront pas de systèmes biométriques, une proposition de loi sénatoriale envisage précisément d'autoriser l'usage de la biométrie dans l'espace public, en consacrant à cette question un texte spécifique. 

Les auteurs du texte utilisent une technique très classique en matière de libertés. La proposition semble ainsi se borner à "définir des lignes rouges" et des grands principes gouvernant l'usage de cette texte. Ce faisant, elle lui confère un fondement législatif incontestable.

Les principes posés semblent très libéraux. Deux interdictions sont posées, celle de catégoriser les personnes physiques à partir de leurs données biométriques et celle de réaliser à distance une identification biométrique. La proposition précise toutefois que cette seconde interdiction s'accompagne d'une prohibition générale d'identifier les personnes en temps réel ou a posteriori. Cette précision peut sembler étrange, si l'on considère que le principe de l'identification à distance est théoriquement interdit.

En réalité, la proposition prévoit des exceptions à ces principes. Il sera possible en effet de traiter des données biométriques en temps réel pour lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, et a posteriori dans le cadre d'enquêtes judiciaires ou en matière de renseignement. L'ampleur des exceptions rend ainsi le principe posé quelque peu incantatoire. Le principe du consentement de l'intéressé est, lui aussi, affirmé avec force, mais la proposition ajoute immédiatement que l'on pourra s'en passer pour réglementer l'accès à des grands évènements.

Cette proposition, si elle est votée, permettra une utilisation très large des traitements biométriques. A ce stade, les garanties du dispositif ne semble guère envisagées, mais le texte n'a pas encore été débattu à l'Assemblée nationale.

Certes, les technologies progressent, et les forces de l'ordre, comme les magistrats et, dans une certaine mesure, les services de renseignement doivent pouvoir utiliser des systèmes intelligents, notamment pour le contrôle des foules et des grands évènements, lutter contre la grande criminalité et le terrorisme. Il n'en demeure pas moins que les instruments de contrôle ne sont guère convaincants. Sur ce point, on peut déceler une sorte d'effets d'aubaine des jeux olympiques. Derrière la fête qui nécessite sans doute des mesures provisoires se cachent des dispositions destinées à pénétrer définitivement dans le droit positif. On ne peut que déplorer la faiblesse du débat public sur des sujets qui touchent directement aux libertés de chacun.

 

Les systèmes intelligents : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 3




2 commentaires:

  1. 1) La loi sera violée un jour ou l'autre. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute.
    2) Les garanties disparaîtront les unes après les autres de manière progressives. Cela fait penser à la fable de la grenouille qui finit ébouillantée sans qu'elle ne se rende compte.

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  2. Votre analyse du droit positif met le dogt sur trois travers français bien connus en matière de protection des libertés publiques.

    1. La quantité l'emporte sur la qualité. Un problème, une loi adoptée dans la plus grande précipitation pour se donner bonne conscience à vil prix. Les textes, préparés à la hâte par l'exécutif sous la pression médiatique, sont adoptés par le législatif, souvent peu regardant sur la clarté de la norme. Le résultat est là. Il laisse une importante marge d'interprétation au juge (administratif, Conseil constitutionnel...). On sait ce qu'il en fait.

    2. L'exception se transforme rapidement en principe. Adoptée dans le souci de répondre à une nécessité impérieuse de protection de la sécurité publique, la norme fait l'impasse sur la protection des libertés publiques sans que cela ne pose problème aux professionnels des droits de l'homme. Et cela passe comme une lettre à la poste. Seuls quelques juristes vétilleux se souviennent du tour de passe-passe.

    3. Le provisoire subrepticement devient le définitif. Si le texte est provisoire, peu importe qu'il fasse peu de de cas de la protection des droits fondamentaux des citoyens. Les Français ont la mémoire courte. La politique de l'essuie-glace joue à plein. Un problème/fait divers chasse l'autre. Tout le monde est content.

    Et dire que la France s'auto-proclame patrie des droits de l'homme... mais surtout des farces et attrapes. Ceci relève du plus grand comique ! Merci à nos gouvernants qui méprisent le peuple souverain.

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