La paix religieuse
La "paix religieuse" invoquée par les autorités autrichiennes peut certes être considérée comme un "but légitime", La Cour l'a même reconnu ainsi dans son arrêt Kokkinakis de 1993, affirmant qu'un État peut légitimement prendre des mesures destinées à réprimer certains comportements jugés "incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d'autrui". Mais cette décision s'inscrivait dans le contexte de l'article 9 de la Convention sur la liberté religieuse et portait sur des activités de prosélytisme agressif, en particulier lorsqu'il s'exerce en abusant de la confiance des personnes. La Cour n'envisageait pas, à cette époque, que de telles restrictions puissent porter atteinte à la liberté d'expression, et elle précisait d'ailleurs qu'il n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire au regard de l'article 10.
Aujourd'hui, la Cour autorise les États à s'abriter derrière la "paix religieuse" pour limiter la liberté d'expression des individus. Autrement dit, il suffit qu'une communauté religieuse, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, s'indigne des propos tenus par telle ou telle personne, formule des menaces suffisamment crédibles, qu'elle annonce des manifestations ou que les autorités redoutent des émeutes, pour que la condamnation de celui ou de celle qui est accusé de troubler cette paix soit jugée conforme à l'article 10 de la Convention.
Bien entendu, il appartient à la Cour d'apprécier la "nécessité", d'une telle mesure, "dans une société démocratique", c'est-à-dire de sa proportionnalité au regard de la liberté d'expression. Une jurisprudence constante affirme, depuis l'affaire Handyside de 1976, que la liberté d'expression protège aussi bien les informations et opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le type de message considéré. Dans un arrêt Aydin Tatlav c. Turquie du 2 mai 2006, la Cour précise que les adeptes d'une religion, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, ne peuvent espérer qu'elle soit tenue à l'écart de toute critique. Ils doivent tolérer que des tiers portent atteinte à leurs convictions religieuses, et même propagent des doctrines hostiles à leur foi. Il importe peu que les faits rapportés soient exacts ou erronés et la Cour n'a donc, fort heureusement, pas à s'interroger sur l'âge du mariage du prophète et pas davantage sur celui de la jeune Aïcha. La "vérité" des textes sacrés ne réside en effet que dans les convictions des adeptes et l'on imagine mal de tels débats devant des instances juridictionnelles.
Hommage à Siné. Dessin paru dans l'Évènement du Jeudi, 1988 |
Du dénigrement au blasphème
L'élément essentiel du raisonnement de la Cour est donc contextuel. Le caractère plus ou moins religieux de la société, la vivacité des débats entre les représentants des différents cultes sont autant d'éléments à prendre en compte, et la CEDH accorde aux États une large autonomie pour interdire certains comportements jugés incompatibles avec la liberté de pensée ou la liberté religieuse d'autrui. La Cour n'évalue donc pas seulement les propos tenus, mais aussi le contexte dans lequel ils ont été tenus. Autrement dit, la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression s'apprécie à l'aune de la capacité des différentes religions d'exprimer leur mécontentement. Face à un catholicisme intégriste, à un islam rigoriste, ou à toute autre religion revendicative, l'État est, aux yeux de la Cour, fondé à limiter la liberté d'expression.
On pourrait se borner à affirmer que cette jurisprudence nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.
Mais le débat est bien actuel. En témoigne les efforts des pays de l'Organisation de la coopération islamique (OCI), qui ont tenu en juin 2018 une conférence à Bruxelles pour "promouvoir la distinction entre la liberté d'expression et la diffamation des religions". Cette notion de "diffamation des religions", cheval de bataille de l'OCI, depuis bien des années ne semble pas très éloignée du "dénigrement des religions" admis dans la décision E.S. c. Autriche,.. Il ne fait guère de doute que l'OCI va désormais se prévaloir du soutien de la CEDH pour faire avancer sa revendication.
Les journalistes de Charlie Hebdo ont payé de leur vie cette revendication du droit au blasphème, et la Cour européenne ajoute aujourd'hui une pelletée de terre sur leur tombe. Quel dessin Siné aurait-il imaginé pour illustrer une décision de justice qui ouvre la porte à toutes les lâchetés, qui permet aux États de s'abriter derrière la paix religieuse pour interdire tout débat, toute discussion, voire pour interdire de rire ? De toute évidence, la Cour européenne n'est pas Charlie...
Bonsoir
RépondreSupprimerSans être Charlie, elle pouvait rester sur la liberté d'expression. La CJUE vient d'ouvrir la boite de Pandore et ce n'est guère bon signe.