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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
jeudi 28 mars 2013
Les Keyloggers et la CNIL
lundi 25 mars 2013
Du bon usage de la liberté de manifester
L'exercice de l'Etat. Pierre Schoeller. 2011. Olivier Gourmet |
En revanche, le décret-loi de 1935 autorise l’autorité de police à prononcer l’interdiction quand elle estime que « la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public » (art. 3). Cette possibilité d’interdiction conduit généralement à une négociation avec les autorités de police au moment de la déclaration. C’est ainsi que l’itinéraire d’un cortège revendicatif est négocié, et les organisateurs doivent s’incliner devant les nécessités de l’ordre public. Nul n'ignore que les manifestations sur les Champs-Elysées sont toujours interdites pour des motifs liés aux difficultés de garantir l'ordre à partir des rues étroites qui encadrent l'avenue, à la présence de nombreux sites sensibles, surtout dans une période où le plan Vigipirate est déployé au niveau "rouge". Les manifestants étaient donc parfaitement informés de cette interdiction, et le préfet de police avait d'ailleurs pris un arrêté précisant l'étendue de l'autorisation de manifester.
L'interdiction d'accéder aux Champs Elysées était donc parfaitement normale au regard de la mise en oeuvre de la liberté de manifester, puisque ceux qui ont entrepris d'accéder à l'avenue violaient un arrêté préfectoral. Leurs organisateurs sont aussi fautifs, car ils ont trop longtemps refusé de prendre en considération les nécessités de l'ordre public et d'appliquer la loi républicaine. La liberté de manifester, comme tous les droits, ne comporte pas l'abus de ce droit. Les forces de l'ordre ont donc dû user de la contrainte pour réprimer cette forme particulière de délinquance. Mais les premiers intéressés, les manifestants eux-mêmes, devraient plutôt s'en réjouir. Ils ne pourront plus dire que le pouvoir socialiste ne réprime pas la délinquance...
vendredi 22 mars 2013
Mini-miss : une proposition de loi et un consensus ?
Derrière cette formulation un peu abstraite apparaissent deux préoccupations très pragmatiques. D'une part, le texte interdit la participation des fillettes de moins de seize ans aux concours de beauté, généralement appelés "mini-miss". D'autre part, il interdit aux entreprises d'employer des mineures comme mannequins pour vendre des produits destinés aux adultes. Sont directement visées les grandes firmes de mode et de cosmétiques, parfois tentées de choisir comme "égéries" de très jeunes adolescentes.
La nécessité de légiférer
On peut regretter qu'il soit nécessaire de légiférer dans ce domaine, car on pourrait penser que le rôle des parents est précisément de protéger leur enfant de ce type d'instrumentalisation. Tous les pédopsychiatres s'accordent pour affirmer qu'une fillette vêtue d'une mini-robe, chaussée de talons hauts, maquillée comme une voiture volée, et déambulant sur un podium en prenant des poses suggestives, est transformée en "friandise sexuelle", formule employée par Boris Cyrulnik. Cette hypersexualisation risque de susciter des troubles dans son développement psychologique, puisque, devenue objet de désir, elle ne peut plus vivre normalement sa vie d'enfant. Le problème est que les concours de mini-miss sont généralement proposés aux fillettes par des mères inconscientes.
Dès lors que les parents ne protègent pas leurs enfants, le législateur est donc fondé à intervenir. L'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant justifie pleinement son intervention, puisqu'il mentionne que "l'intérêt supérieur de l'enfant" doit "être une considération primordiale" dans toutes décisions le concernant. De la même manière, la proposition de la loi se fonde directement sur le droit à la dignité, que le Conseil d'Etat, depuis le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, considère comme un élément de l'ordre public, au même titre que la sécurité publique, l'hygiène publique, voire la morale publique. Comme l'affirmait déjà Françoise Dolto, l'enfant est une personne, et a droit au respect de sa dignité au même titre qu'un adulte.
Des zones de non-droit
Jusqu'à aujourd'hui, cette question de l'hypersexualisation restait dans une surprenante zone de non-droit. L'emploi des enfants de moins de seize ans dans des activités de spectacle, de cinéma ou de mannequin est certes soumis à autorisation administrative par l'article L 7124-1 du Code de travail. Mais les critères d'octroi de cette autorisation ne sont pas clairement précisés, et on vu des magazines de mode l'obtenir sans difficulté pour présenter des photos de jeunes lolitas. La proposition de loi établit désormais des critères plus précis, n'autorisant les enfants à exercer le métier de mannequin que pour assurer la promotion de produits destinés aux enfants.
La Petite. Louis Malle. 1978. Brooke Shields |
La proposition de loi déposée par Chantal Jouanno affirme une position claire, en faisant de l'organisation de concours de mini-miss un délit dont l'auteur peut être condamné à deux années d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Cette peine peut aussi être prononcée à l'encontre des "personnes qui favorisent, encouragent ou tolèrent l'accès des enfants à ces concours". La précision n'est pas sans intérêt, puisque les parents des mini-miss peuvent ainsi être poursuivis. Les associations oeuvrant dans le domaine des droits de l'enfant se voient reconnaître les droits reconnus à la partie civile, ce qui les autorise à exercer une mission de vigilance dans ce domaine.
Il reste au Parlement à adopter ce texte. Il n'a échappé à personne que Chantal Jouanno est sénateur UDI, et que son rapport avait été remis avant l'alternance de juin 2012. Est-il vain d'espérer que, pour une fois, une proposition de loi suscite un consensus entre la majorité et l'opposition, dans l'intérêt supérieur des enfants ? On veut croire que la proposition de loi sera rapidement adoptée, peut-être à l'unanimité.
mardi 19 mars 2013
Baby Loup : la Cour de cassation malmène le principe de laïcité
samedi 16 mars 2013
"Casse toi pôv' con" devant la Cour européenne
Les déboires de M. Eon devant la justice française
Le requérant a donc finalement saisi la Cour européenne et celle-ci s'est déclarée compétente, estimant que, dans ces conditions, il était possible de considérer que M. Eon avait effectivement épuisé les voies de recours internes.
Manifestante du salon de l'agriculture, poursuivie pour offense au Chef de l'Etat |
Le délit d'offense au Chef de l'Etat se distingue de la diffamation par l'absence d'exception de vérité. L'auteur des propos incriminés ne peut s'exonérer de sa responsabilité en prouvant la vérité des faits qu'ils mentionnent, dès lors que ces faits concernent le Président de la République. Dans l'affaire Eon, la mise en oeuvre du droit de la diffamation aurait ainsi conduit à une discussion, certainement fort intéressante, sur le point de savoir si Nicolas Sarkozy était, ou non, un "pôv' con". On comprend, dès lors, que l'existence même du délit d'offense au Chef de l'Etat s'explique par la volonté de ne pas susciter, lors d'un procès, des débats qui auraient pour conséquence de porter atteinte, non pas à l'individu, mais à la fonction présidentielle.
La Cour aurait cependant pu faire observer que la notion d'"offense" n'est pas clairement définie par le législateur. Cette incertitude dans la définition de l'incrimination semble ainsi aller à l'encontre du principe de légalité des délits et des peines, qui exige, au contraire, une grande précision dans ce domaine. De même, dès lors que la personne poursuivie ne peut s'exonérer par l'exception de vérité, la Cour aurait pu considérer que le principe d'égalité des armes, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention n'était pas respecté. C'était d'ailleurs exactement le raisonnement suivi dans l'arrêt Colombani et autres c. France, rendu le 25 septembre 2002, à propos de l'offense à un chef d'Etat étranger. A la suite de cette décision, le délit d'offense à un chef d'Etat étranger avait été purement et simplement abrogé par la loi Perben du 9 mars 2004.
Une décision identique concernant l'offense au président de la République française n'aurait probablement choque personne, d'autant que ce délit n'était plus utilisé depuis la fin de la guerre d'Algérie. Depuis lors, aucune Président n'avait engagé de poursuites sur ce fondement... jusqu'à ce que Nicolas Sarkozy, bien connu pour son attachement à la liberté d'expression, ressuscite l'offense au Chef de l'Etat.
La Cour européenne a pourtant préféré ne pas contester l'existence même de ce délit, considérant implicitement qu'il n'est pas anormal qu'un système juridique octroie au Chef de l'Etat une protection particulière.
Contrôle de proportionnalité sur la sanction
Elle a préféré exercer son contrôle de proportionnalité à l'égard de la peine infligée à M. Eon. Elle observe ainsi que sa condamnation s'analyse comme une "ingérence des autorités publiques" dans son droit à la liberté d'expression. Conformément à l'article 10 § 2 de la Convention, cette ingérence peut donc être licite si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire dans une société démocratique".
La première condition ne pose aucune difficulté puisque l'offense au chef de l'Etat figure dans l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. En revanche, la seconde condition est plus problématique. Conformément à sa jurisprudence Chauvy et autres c. France du 29 juin 2004, la Cour recherche si les motifs invoqués par les autorités françaises pour justifier l'ingérence dans la liberté d'expression de M. Eon sont "pertinents et suffisants" et si la sanction est "proportionnée aux buts légitimes poursuivis".
En l'espèce, la Cour admet que le "Casse-toi, pôv'con" de M. Eon est effectivement offensant pour la président de la République, d'autant que ces propos sont parfaitement prémédités et ne répondent pas, à chaud, à un propos blessant du chef de l'Etat. Elle admet également que le requérant ne saurait invoquer la protection de la liberté de presse, contrairement à l'affaire Colombani, dans laquelle l'offense à un chef d'Etat étranger résultait d'un livre mettant en cause l'entourage du roi du Maroc dans le trafic de drogue qui se développe dans ce pays. M. Eon, lui, se borne à exercer sa liberté de manifester, dans une démarche purement individuelle et ne participe donc pas directement au débat public.
La Cour recherche ensuite si la sanction infligée à M. Eon ne porte pas une atteinte excessive aux exigences de la liberté d'expression, et c'est précisément sur ce point qu'elle sanctionne les autorités françaises. D'une part, elle constate que la critique formulée par le requérant est effectivement de nature politique, faisant observer que M. Eon est connu comme militant altermondialiste particulièrement investi dans la défense des sans-papiers. D'autre part, la Cour fait observer "que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". Le pamphlet ou la satire font donc l'objet d'une protection particulière, notamment depuis l'arrêt Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007. Enfin, la Cour fait suavement observer qu'un homme politique, fût-il président de la République, sait qu'il peut être soumis à des critiques parfois virulentes, et qu'il doit faire preuve à leur égard d'"une plus grande tolérance". La Cour parvient donc à la conclusion que la sanction infligée à M. Eon est excessive au regard des nécessités de la protection de la liberté d'expression.
On peut certes en déduire que Nicolas Sarkozy a raté une occasion de ne pas saisir le juge, mais il n'en demeure pas moins que la décision Eon c. France n'impose pas l'abrogation immédiate du délit d'offense au chef de l'Etat. La Cour n'exclut pas qu'il puisse être utilisé, par exemple dans l'hypothèse d'une injure adressée au président, dans sa vie privée ou familiale. Quoi qu'il en soit, dès lors que le droit positif français a su se passer de ce délit pendant une bonne quarantaine d'années avant que Nicolas Sarkozy le ressuscite, il serait peut être temps de s'interroger sur son maintien dans l'ordre juridique. Cela éviterait au moins aux présidents de la République des années futures de se ridiculiser, ou plutôt de ridiculiser leurs fonctions, dans des actions contentieuses aventurées.
jeudi 14 mars 2013
La répression pénale du mariage forcé, enfin.
La nouvelle disposition ne sanctionne pas celui qui a célébré le mariage. Elle ne sanctionne pas davantage la contrainte elle-même, qu'il est généralement impossible de prouver, sauf si précisément la victime s'est enfuie. Mais, dans ce cas, le mariage forcé, par hypothèse, n'a pas eu lieu. Elle punit la tromperie, le mensonge d'un parent à l'égard de son enfant. La sanction touche ainsi la famille de la victime, qui est également l'auteur de son oppression. Conformément au droit français du mariage, ne considère pas le le père comme le "chef de famille", même s'il est, le plus souvent, à l'origine de l'union forcée. L'infraction permet évidemment le condamner, comme la mère ou le frère aîné qui, par leur silence, sont coupables de la même tromperie.
Le rejet du discours communautariste
Sur ce plan, le texte est fondamental, car il s'oppose de manière radicale à une vision communautariste de la famille, ce discours selon lequel notre vision du mariage est trop "européo-centrée", et que nous devons accepter les différences des autres sociétés. Et peu importe que les jeunes filles soient opprimées, traitées comme des objets que l'on peut vendre ou échanger... tous ces petits problèmes ne devraient ils pas disparaître dans quelques centaines d'années ?
De toute évidence, le projet de loi rompt avec ce discours, et affirme un volontarisme nouveau. Najat Valaut-Belkacem annonce d'ailleurs un second projet de loi sur les droits des femmes, qui devrait être déposé en mai 2013. Il devrait comporter "une disposition permettant aux femmes étrangères mais vivant sur le sol français (...) de bénéficier du droit français et non plus de leur droit d'origine pour ce qui est de leur droit personnel". Le droit français remplirait alors pleinement son rôle, qui est de promouvoir une politique d'assimilation dans le domaine des droits et garanties apportées aux femmes. Et, au premier chef, le droit de consentir à son propre mariage.
lundi 11 mars 2013
L'Open Data ou comment consacrer un droit d'accès aux données publiques
Adam Zyglis. The Buffalo News. 2006 |
dimanche 10 mars 2013
Les hooligans et la garde à vue préventive
jeudi 7 mars 2013
La Charte des droits fondamentaux, le droit de l'Union, et le sac de Mary Poppins
La Convention européenne
Le Traité sur l'Union européenne mentionne que "l'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l'homme"(art. 6). Tant que l'UE n'a pas formellement adhéré à cette Convention, les principes qu'elle consacre font partie du droit de l'Union. En revanche, le droit de l'Union ne régit pas les rapport entre la Convention européenne et le droit des Etats membres et ne détermine pas davantage les conséquences que doivent tirer les juges nationaux en cas de conflit entre les droits garantis par la Convention et une règle de droit interne (CJUE, 24 avril 2012, Kamberaj). En l'espèce, la Cour ne peut donc pas invoquer la Convention européenne pour considérer que le droit de l'Etat n'est pas conforme au droit de l'Union.
La Charte des droits fondamentaux
Elle a, en revanche, un champ d'application relativement réduit, puisque son article 51 énonce quel les Etats membres ne sont liés par les dispositions de ce texte que "lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union". En l'espèce, il faut donc préalablement admettre que la fraude à la TVA relève du droit de l'Union, avant, le cas échéant, de s'appuyer sur l'article 50 de la Charte pour sanctionner la procédure pour non respect de la règle Non bis in idem.
Le "droit de l'union", ou le sac de Mary Poppins
Avant toute appréciation au fond, la Cour doit se prononcer sur sa propre compétence. Elle doit donc apprécier si la procédure pénale engagée après une fraude à la TVA relève du droit de l'Union, condition indispensable à l'application de la Charte des droits fondamentaux. Non sans tirer quelques cheveux, la Cour estime que la TVA fait l'objet de dispositions communautaires, dès lors qu'elle est l'une des ressources propres de l'Union européenne. Alors même que la procédure pénale est laissée à la libre organisation des Etats membres et qu'elle ne constitue en rien la transposition d'une directive, la Cour considère qu'elle relève, en quelque sorte par ricochet, du droit de l'Union, puisque sa finalité est de lutter contre les déclarations inexactes, et donc de garantir les intérêts financiers de l'Union.
A partir de ce raisonnement, la Cour déduit que les dispositions de la Charte sont applicables au litige. En revanche, elle considère qu'un même fait peut entraîner à la fois une sanction administrative et une sanction pénale, principe d'ailleurs également reconnu par le droit français. La règle Non bis in idem n'est donc pas violée.
La solution d'espèce ne présente guère d'intérêt. Il n'en est pas de même du raisonnement par lequel la Cour y parvient. Tout est dans tout, et la notion de "droit de l'Union" devient le sac de Mary Poppins, dans lequel on peut faire entrer toutes sortes d'objets improbables, dès lors qu'ils ont un rapport, même indirect avec le droit de l'Union. Certes, la Cour prend garde d'ajouter que les Etats demeurent libres d'organiser comme ils l'entendent leur droit national, sous la seule réserve qu'il soit conforme aux principes posés par la Charte. Il n'empêche que des normes juridiques relevant du droit des Etats membres, et plus particulièrement de leur procédure pénale, peuvent désormais être soumises au contrôle de la Cour.
Ajoutons qu'à l'avenir, dès que l'Union aura adhéré à la Convention européenne, elle fournira une base juridique supplémentaire aux recours présentés devant la Cour de Justice. La jurisprudence actuelle a donc toutes chances d'être provisoire.
lundi 4 mars 2013
FREE se heurte à la liberté d'expression et à l'indépendance des professeurs
Xavier Niel, le médiatique patron de Free, a vu rouge à la lecture d'un article paru dans Les Echos et rédigé par Bruno Deffains, professeur de sciences économiques à l'Université Panthéon-Assas. Il y affirme que l'arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile et sa politique de prix va créer un véritable séisme dans ce secteur économique. La baisse globale du chiffre d'affaires du secteur risque donc d'engendrer entre 60 000 et 70 000 suppressions d'emplois. Aux yeux du Président de Free, cet article constitue l'élément d'une entreprise de dénigrement et de concurrence déloyale initiée par d'autres opérateurs mobiles. En d'autres termes, Bruno Deffains serait le sous-marin des autres opérateurs et son article serait une prestation rémunérée. Xavier Niel a donc décidé de saisir le TGI de Paris
Encore faut-il démontrer le bien-fondé d'une telle accusation, et Xavier Niel a donc sollicité du Président du TGI une ordonnance autorisant la désignation d'un huissier, pour se rendre au domicile du défendeur, faire des investigations sur le disque dur de son ordinateur et se saisir de tous les documents et sources liés à l'article contesté. Il appuie cette demande sur l'article 145 du code de procédure civil qui mentionne : "S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé". Bruno Deffains a donc vu l'huissier arriver chez lui, aux petites heures de la matinée du 17 décembre 2012, et saisir une partie de son disque dur. Il demande donc au juge des référés de rétracter son ordonnance et d'ordonner la destruction immédiate des fichiers saisis. La décision rendue le 1er mars lui donne satisfaction sur les deux demandes.
A l'appui de son recours, Bruno Deffains invoque toute une série d'arguments, parmi lesquels l'atteinte à sa vie privée et au secret des correspondances (des courriels ont également été saisis) ainsi qu'au secret des affaires, puisqu'il est également consultant au profit de certaines entreprises. Les deux points essentiels résident cependant dans l'interprétation qui doit être donnée de l'article 145 du code de procédure civile, et dans l'atteinte à la liberté d'expression et à l'indépendance des professeurs des universités.
David avec la tête de Goliath. Le Caravage. 1606 |
Champ d'application de l'article 145 cpc
Xavier Niel considère que sa demande de saisie est indispensable, pour pouvoir apporter la preuve du dénigrement et de la concurrence déloyale. Il sait que l'universitaire consulte pour certaines entreprises, dont l'une qui a ses concurrents pour clients, en particulier SFR, Orange et Bouygues Telecom. En saisissant le disque dur de Bruno Deffains, il voudrait prouver que le rapport rédigé par ce dernier, et qui a service de base à l'article des Echos, était en réalité une activité rémunérée par ses concurrents.
Il est vrai, et le juge le rappelle, que les mesures d'urgence énoncées par l'article 145 cpc ne sont pas limitées à la conservation des preuves, dans le but d'empêcher leur destruction. Elles peuvent aussi être utilisées pour établir ces preuves, avant d'engager une action contentieuse. Ces investigations ne peuvent cependant être ordonnées que si, et seulement si, il existe des indices sérieux de nature à laisser penser que ces preuves existent. Tel n'est pas le cas en l'espèce, et le juge fait remarquer que rien ne laisse penser que l'article de Bruno Deffains constitue l'élément d'une campagne de presse diligentée par les concurrents de Free. Le fait que l'auteur ait consulté pour une entreprises dont ces derniers sont clients n'est pas suffisant pour laisser présager l'existence d'un lien direct entre l'auteur de l'article et ces sociétés.
Ce refus opposé par le juge est une bonne nouvelle pour notre système judiciaire. Il empêche en effet les saisies de l'ensemble des archives d'une personne privée, avec l'espoir de trouver quelque preuve, en quelque sorte par hasard. Cette pêche miraculeuse risquerait d'ailleurs de susciter des atteintes au secret des affaires, au moment précis où le législateur se préoccupe de le renforcer et d'en développer la sanction.
L'indépendance des professeurs
L'analyse du juge repose sur le respect de la liberté d'expression garantie à la fois par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
L'atteinte à la liberté d'expression suffisait, en soi, à fonder la décision. Mais le juge appuie également son refus d'autoriser une intrusion dans l'ordinateur de l'auteur du rapport sur "les principes d'indépendance qui protègent les travaux qu'il effectue en qualité de Professeur et de chercheur". Cette formulation renvoie directement à la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 janvier 1984 qui fait de l'indépendance des Professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, de valeur constitutionnelle. Le Conseil d'Etat avait déjà fait application de cette jurisprudence, dans sa décision Association amicale des professeurs titulaires du muséum d'histoire naturelle de 1992. C'est aujourd'hui le tour du juge civil, et cette référence ne peut que renforcer l'ancrage dans le droit positif du principe de l'indépendance des Professeurs.
Ce rappel est particulièrement nécessaire à une époque où les entreprises n'hésitent plus à user de procédés confinant à l'intimidation pure et simple. Ne s'agit-il pas de disqualifier une étude universitaire en prétendant qu'elle a été rémunérée par un concurrent ? Rien n'interdisait à Free de publier un autre étude montrant que Bruno Deffains se trompait, ou qu'il avait une vision trop pessimiste de l'avenir du secteur de la téléphonie mobile. Le débat pouvait fort bien s'ouvrir sur le terrain scientifique, dans le respect de la loyauté, de la liberté d'expression et de l'indépendance des professeurs. Sur ce point, la décision du juge civil a le mérite de poser des règles claires, et de garantir aux professeurs que leurs travaux scientifiques sont à l'abri de ce type de manipulation.