La divergence entre le parquet général et la Cour de cassation illustre la complexité d'une affaire devenue emblématique du combat pour la laïcité. Un rappel de la situation n'est donc pas inutile.
Service public et neutralité
La Cour d'appel de Paris refuse de se placer dans cette perspective et préfère envisager les missions remplies par la crèche plutôt que sa nature juridique. On sent bien, à la lecture de l'arrêt, qu'elle n'est pas convaincue par le raisonnement de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui refuse la qualification de service public.
Pour la Cour, "de telles missions sont d'intérêt général, au point qu'elles sont fréquemment assurées par des services publics". Elle ajoute d'ailleurs que Baby Loup est financée "par des subventions versées notamment par la région Ile de France, le département des Yvelines, la commune de Chanteloup les Vignes et la Caisse d'allocations familiales". Baby Loup peut alors être considérée comme ce que Jean Rivero appelait joliment un "faux nez" de l'administration. Elle entre dans la définition traditionnelle du service public comme activité d'intérêt général assurée ou assumée par une ou plusieurs personnes publiques. Dès lors, les agents qui participent à l'exécution du service public sont soumis à l'obligation de neutralité, quand bien même ils seraient titulaires d'un contrat de travail de droit privé.
La Cour d'appel de Paris ne reprend pas ce raisonnement, pourtant simple, sans doute parce que la Chambre sociale l'a déjà écarté, et que le risque est grand d'encourir une nouvelle défaite devant l'Assemblée Plénière.
Thierry Courtin. T'choupi à la crèche. 2012 |
Neutralité et prosélytisme
La Cour commence par observer que l'article 14 de la Convention relative au droits de l'enfant de 1989 impose aux Etats parties de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion "à construire pour chaque enfant". La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement lorsqu'elle admet le licenciement d'une institutrice suisse qui avait refusé de retirer son foulard pour faire classe. Dans une décision Dahlab c. Suisse du 15 février 2001, elle affirme que l'atteinte portée au droit de la requérante de manifester librement sa religion est justifiée par la "nécessaire protection, dans une société démocratique, du droit des élèves de l'enseignement public à recevoir une formation dispensée dans un contexte de neutralité religieuse".
Cette nécessité s'accompagne d'une autre nécessité rappelée par la Cour d'appel, celle de "respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance". Dès lors que les employés de la crèche interviennent dans un environnement multiconfessionnel, la neutralité est indispensable pour "transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s'adresse". La formule est claire et montre bien que la neutralité est l'instrument du respect du principe de laïcité. Le respect des convictions de chacun impose l'interdiction de les afficher de manière ostensible. La neutralité est l'instrument essentiel de la protection contre le prosélytisme, à l'égard des enfants, mais aussi à l'égard de l'ensemble du personnel employé dans la crèche.
De cette situation, la Cour déduit, que dans le cas de Baby Loup, le principe de neutralité est un règle indispensable à la sérénité du fonctionnement de l'établissement, dans un contexte multiculturel. Et peu importe que la crèche soit une structure de droit privé, car la Cour européenne des droits de l'homme admet qu'une "entreprise de conviction" puisse exiger de ses employés le respect de la neutralité.
Les entreprises de conviction
L'entreprise de conviction est définie comme une entreprise ordinaire dans sa structure, mais dans laquelle "une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée". Autrement dit, l'objet même de l'entreprise, même si ce n'est pas un objet exclusif, est aussi la défense et la promotion d'une doctrine ou d'une éthique. Et la laïcité, pour la Cour européenne, c'est une conviction comme une autre.
L'entreprise de conviction vise d'abord les convictions religieuses. Dans une réjouissante affaire Schüth c. Allemagne du 23 septembre 2010, la Cour européenne a ainsi admis qu'une paroisse catholique allemande constituait une telle "entreprise de conviction". Elle a cependant condamné le licenciement de l'organiste qui entretenait une relation adultère, au motif que cette mesure reposait sur une atteinte à sa vie privée. Dans l'affaire Obst c. Allemagne du même jour, la Cour admet en revanche le licenciement par l'Eglise mormone d'un de ses cadres supérieurs tout aussi adultère, compte tenu du fait qu'il avait accepté de respecter une obligation de loyauté accrue, liée à l'importance de ses responsabilités au sein de l'Eglise. Même en partie financées par des fonds publics, ces institutions demeurent de droit privé.
La laïcité peut-elle constituer une "philosophie expressément prônée" dans l'entreprise ? La réponse de la Cour européenne à cette question est positive. Dans un arrêt Lautsi et a. c. Italie du 18 mars 2011, la Cour affirme que les partisans de la laÏcité sont en mesure de se prévaloir "de vues atteignant un degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance requis pour qu'il s'agisse de "conviction" au sens de l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. L'entreprise de conviction peut donc être une entreprise de conviction laïque.
Baby Loup peut donc être considérée comme une entreprise de conviction et, dans ce cas, elle a parfaitement le droit d'adopter un règlement intérieur imposant le respect de la neutralité à ses salariés. Dès lors, la Cour d'appel de Paris n'a plus qu'à se poser la question de la proportionnalité de le mesure de licenciement par rapport à la faute commise par la requérante.
A ce propos, la Cour d'appel analyse en détail le comportement de l'intéressée, notamment après sa mise à pied, durant la période pendant laquelle ses fonctions ont été suspendues en attendant une décision définitive. Loin de chercher l'apaisement, elle a, au contraire, adopté un comportant militant, affirmant sa religion de manière ostensible. On apprend ainsi qu'elle s'est maintenue sur son lieu de travail après sa mise à pied et a fait preuve d'agressivité à l'égard de la direction et de ses collègues. Enfin, elle a fait des pressions importantes et formulé des menaces à l'égard d'autres employés ou de parents d'enfants inscrits à la crèche rusant de témoigner en sa faveur. On est donc dans le domaine du prosélytisme religieux, évidemment incompatible avec la neutralité imposée par l'entreprise de conviction Baby Loup.
Il est très probable que la requérante va se pourvoir de nouveau en cassation, et que l'affaire Baby Loup donnera lieu à un arrêt rendu en Assemblée plénière. Il n'est pas exclu que cette dernière renverse la décision de la Chambre sociale, ne serait-ce que parce que le raisonnement de la Cour d'appel est susceptible d'emporter sa conviction. Ne serait-il pas raisonnable, cependant, de mettre fin à la controverse ? Il suffirait pour cela de voter la proposition de loi déposée par la sénatrice François Laborde en octobre 2011 visant à étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance. Votée par le Sénat en première lecture en janvier 2012, la proposition a été transmise en juillet 2012 à l'Assemblée nationale. Depuis cette date, plus personne n'en a entendu parler..