« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
Le 25 mai 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision illustrant le caractère absolu du secret du délibéré.
Le requérant est un ancien juré d'une cour d'assises qui, en appel a confirmé une condamnation pour viol sur mineur prononcée en première instance. Rien que de très banal si ce n'est que cet ancien juré a cru bon, ensuite, de faire des révélations sur le déroulement du délibéré. Le Parisien, publie ainsi, en avril 2011, un article intitulé : « La présidente essayait d’orienter notre vote ». Selon le juré, avec lequel un journaliste s'est entretenu, la Présidente aurait interdit aux jurés de voter blanc. Elle aurait qualifié un premier vote à main levée de "moment d'égarement" parce qu'il ne comportait pas de majorité en faveur de la condamnation mais exprimait au contraire les doutes du jury. Après avoir finalement obtenu un vote sur la condamnation, elle aurait insisté pour que la peine soit identique à celle prononcée en première instance.
Rappelons que ces accusations, fort graves car elles mettent en cause l'impartialité de la présidente d'une cour d'assises, demeurent cependant isolées. Elles émanent d'un seul juré, dont on ignore s'il n'a pas été plus ou moins instrumentalisé par la défense de la personne condamnée. On peut d'ailleurs se demander comment il est possible que les pressions de la présidente aient rencontré un écho aussi important au sein du jury. Quoi qu'il en soit, les conséquences se sont révélées catastrophiques pour celui qui s'est confié aux journalistes, puisqu'il a été été condamné à deux mois de prison avec sursis pour avoir commis l'infraction de violation du secret professionnel prévue par l'article 226-13 du code pénal. Cette condamnation a été confirmée en appel et la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté son pourvoi.
Secret du délibéré et impartialité
La Cour de cassation protège avec la plus grande rigueur le secret du délibéré, et elle l'affirme une fois encore. Il est vrai que ce secret repose sur un fondement législatif. Aux termes de l'article 304 du code de procédure pénale (cpp), chaque juré, "debout et découvert", jure en effet de "conserver le secret des délibérations, même après la cessation de ses fonctions". Personne ne peut contester que le juré bavard a violé son serment.
Une telle rigueur s'explique par la finalité est du secret du délibéré, qui est d'assurer l'indépendance des juges et l'impartialité de la justice. Ce principe d'impartialité a désormais valeur constitutionnelle, depuis une décision du Conseil constitutionnel rendue le 29 août 2002, et confirmée par une QPC du 8 juillet 2011. Aux yeux du Conseil, ce principe d'impartialité trouve son fondement constitutionnel dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le
fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès
équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010,
elle précise que le principe d'impartialité peut donner lieu à deux types d'atteintes. Des atteintes objectives tout d'abord, liées à l'organisation ou la composition de la juridiction qui n'inspireraient pas la confiance dans son impartialité. Des atteintes subjectives ensuite, lorsqu'un juge ou un juré cherche à favoriser un plaideur ou à nuire à un justiciable. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,
qui déclare non conforme à la Convention la condamnation par une Cour d'assises d'un Français d'origine
algérienne, alors que l'un des jurés avait tenu des propos racistes, hors de la salle d'audience mais
devant la presse.
Sur ce plan, la décision rendue par la Chambre criminelle le 25 mai 2016 n'a rien de choquant, si ce n'est qu'elle pose tout de même quelques problèmes car l'intéressé est finalement privé du droit de se défendre.
Douze hommes en colère. Sidney Lumet. 1957
La défense impossible
Le juré bavard se trouve dans une position franchement détestable. Comment pourrait-il prouver l'exactitude des accusations qu'il porte à l'encontre de la présidente de la Cour d'assises ? Le délibéré n'est pas enregistré et ne donne lieu à aucun compte-rendu, dès lors qu'il a précisément pour vocation de demeurer confidentiel. Sa seule voie de droit serait donc le témoignage des autres membres du jury. C'est la raison pour laquelle ses avocats ont demandé devant la cour d'appel un complément d'information, qui leur a été refusé.
Sur le plan juridique, ce refus est parfaitement fondé, car la preuve ainsi recueillie serait elle-même illégale. Elle ne pourrait être obtenue que par de nouvelles violations du secret du délibéré, cette fois par d'autres jurés. Ils se rendraient alors coupables, à leur tour, de l'infraction prévue à l'article 226-13 du code pénal. Au-delà de ce problème de preuve, la Cour de cassation affirme que notre juré "n'a pas compris le principe du délibéré et la nature des responsabilités qui étaient les siennes" et que "c'est de manière erronée qu'il se considère comme fondé à dénoncer une violation supposée" du principe d'impartialité. La formulation est sans nuance, mais tout aussi fondée en droit. Un juré est un juré et il n'est pas juge du délibéré, d'autant que les accusations formulées à l'encontre de la Présidente de la Cour d'assises ne donnent à aucune procédure contradictoire. Comme les jurés, cette dernière est en effet soumise au secret et elle le respecte.
Des lanceurs d'alerte dans la justice ?
aux motifs que le
complément d’information sollicité par la défense pour établir le bien
fondé des anomalies du délibéré justifiant les révélations du juré à la
presse ne peut être ordonné au regard du caractère illégal de la preuve
recherchée ;
Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/CASS/2016/JURITEXT000032597802
Les motifs de la Cour de cassation sont donc indiscutables. Alors pourquoi laissent-ils un sentiment d'insatisfaction ? D'abord parce que la défense de l'intéressé n'est pas infondée mais impossible, situation qui porte évidemment atteinte à ses droits, dès lors qu'il est lui aussi poursuivi pénalement. Ensuite, parce que l'on en vient à conclure que toute dénonciation d'une violation du principe d'impartialité par un juge durant un délibéré est impensable. Les citoyens sont tout simplement invités à croire en l'infaillibilité des juges. A une époque où on envisage un statut juridique des lanceurs d'alerte, la justice se met à l'abri.
le juré n’a pas compris
le principe du délibéré et la nature des responsabilités qui étaient
les siennes ; qu’il a manifestement été déstabilisé par une plaidoirie
de la défense incitant au vote blanc ; que c’est donc de manière erronée
qu’il se considère comme fondé à dénoncer une violation supposée par le
président de la cour d’assises des articles 356 et 358 du code de
procédure pénale ; que l’avocat du prévenu, qui était également celui du
condamné, a vainement sollicité du garde des sceaux une enquête
administrative relative à l’affaire ; que les conseils du prévenu ont
encore considéré que leur client avait en fait dénoncé des violations de
la loi, notamment, quant aux modalités du vote de la cour d’assises ;
qu’ils s’indignent de ce que le secret absolu qui protège les
délibérations serait de nature à couvrir des violations du code de
procédure pénale qu’ils assimilent à des infractions ; que le fait
qu’ils s’érigent ainsi en juge du délibéré – affranchis du principe du
contradictoire – ne saurait davantage justifier le comportement de M. X…
qui, une fois de plus, tire de son absence d’adhésion à une décision
collégiale, le droit de remettre en cause des règles qu’il a juré de
respecter
Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/CASS/2016/JURITEXT000032597802
Le Monde a
publié dans son édition du jeudi 9 juin 2016 une opinion des professeurs
Jean-Noël Luc, de Paris-Sorbonne,et
Serge Sur, de Panthéon-Assas, au sujet de la réforme du doctorat par un arrêté
du 25 mai 2016.
Liberté, libertés chéries reproduit ici de larges extraits du texte original, avec
renvoi pour l’intégralité au site internet du Monde….
Le doctorat
pour les nuls
Voulez-vous devenir
docteur ? Foin de la thèse ! La réforme du 25 mai 2016 vous évite des
travaux surannés. Fini les recherches approfondies, les méditations prolongées,
l’effort de rédaction soignée d’un ouvrage qui atteste la qualité de votre
formation. Qu’a la société à faire de votre savoir, l’université de votre
talent, la connaissance de votre apport ? Il vous suffira bientôt, à côté
d’un mémoire hâtif, d’un « portfolio » exaltant vos « activités »,
comme la validation de « modules professionnalisants », dont le
terme, mais pas l’idée, a été retiré de l’arrêté. Vous ne possédiez pas de
master, gage d’une initiation à la recherche ? Peu importe. Le tampon
« VAE » (validation des acquis de l’expérience) vous a ouvert
l’inscription en doctorat par dérogation. Autre tampon – « docteur »
– en fin du cursus, et l’affaire est bouclée ! Vive les réseaux, les
copinages, les influences, qui couronneront votre habileté conviviale.
Voilà un texte qui
s’applique à merveille à des élus, des énarques, sans parler de syndicalistes professionnels.
Bienheureux hasard ! Aujourd’hui tous avocats, demain tous docteurs – ou
plutôt pseudo-docteurs. Seuls les besogneux, amis de l’effort intellectuel et
des vastes corpus documentaires de première main continueront à préparer de
véritables thèses. Or d’une thèse, on ne sort pas comme y on est entré. Elle
comporte une valeur intellectuelle ajoutée, elle apprend à rechercher, à
construire, à rédiger, elle est un capital pour la vie entière, fruit d’une
concentration exigeante et austère dont tous tirent le bénéfice, enseignants,
chercheurs ou actifs d’autres professions.
Et le directeur de
thèse ? Voilà l’ennemi ! N’est-il pas, et le texte le dit bien, un
harceleur en puissance, qu’il faut contrôler ? En tout directeur de thèse,
un DSK sommeille. Un « comité de suivi individuel du doctorant » le
tiendra à l’œil. De même, ne participera-t-il plus à la délibération du jury de
soutenance. Sa connaissance du sujet, du candidat, de la thèse, n’est elle pas
dangereuse pour l’évaluation ? Ne risquerait-il pas d’influencer ses
collègues, incapables de se faire une opinion ? La délibération elle-même
est-elle utile ? Comme on supprime les mentions pour les remplacer par un
simple « admis-refusé », il suffira là encore d’un tampon. Et l’on
voit mal comment une thèse admise à soutenance pourrait être refusée.
Deux mandarins fâchés.
Chine. Paire de figurines en or représentant des signes du zodiaque.
Les décisions rendues par le Conseil constitutionnel le 24 juin 2016 étaient très attendues. Par la personnalité des requérants évidemment, Jérôme C., un ancien ministre des finances pour la première, et Alec W. et autres, c'est-à-dire la famille d'un célèbre marchand d'art pour la seconde. Elles répondent à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les mêmes dispositions, et le Conseil constitutionnel a décidé d'appeler les deux affaires en même temps, ce qui signifie qu'une seule audience a eu lieu, même si deux décisions ont été finalement rendues.
Tous ont en commun d'être poursuivis pour fraude fiscale et d'espérer, grâce à ces QPC, échapper à un procès pénal très médiatisé. Tous invoquent l'inconstitutionnalité des dispositions législatives prévoyant le cumul des sanctions pénales et fiscales, c'est à des articles 1729 et 1741 du code général des impôts (cgi). L'article 1729 sanctionne de 40 % de majoration de l'impôt en cas de "manquement délibéré", majoration qui peut être portée à 80 % en cas d'abus de droit ou de manoeuvres frauduleuses. Selon le vocabulaire en usage, il s'agit alors d'un redressement fiscal qui s'analyse comme une sanction administrative. L'article 1741 prévoit en outre une amende de 500 000 € et un emprisonnement de cinq ans en cas de fraude fiscale, peine qui peut aller jusqu'à 2 000 000 € et sept ans d'emprisonnement si les faits ont été commis en bande organisés ou facilités par des pratiques d'évasion fiscale.
Aux yeux des requérants, ce cumul de sanctions constitue une violation du principe Non bis in idem. Le Conseil constitutionnel refuse de leur donner satisfaction par une décision qui ne contribue guère à simplifier la question de l'étendue de Non bis in idem.
Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem", sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement
du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8
de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil se réfère non plus à la "règle" mais au "principe Non bis in idem", sans toutefois lui accorder formellement une valeur constitutionnelle. Il est cependant plus clairement rapproché des "principes de
nécessité des
délits et des peines et de proportionnalité des peines
et du droit au maintien des situations légalement acquises", principes également garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Cumul de poursuites, cumul de sanctions
Le Conseil opère une distinction très nette entre le cumul de poursuites et le cumul de sanctions. Le premier a déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision rendue sur QPC du 17 janvier 2013. Elle affirme qu'un médecin peut être poursuivi à la fois devant l'Ordre et devant la juridiction de la sécurité sociale, sans que ce cumul de
poursuites emporte violation du principe Non
bis in idem. Dans cette même décision du 17 janvier 2013, le Conseil précise que ce cumul de poursuites est certes susceptible d'entraîner un cumul de sanctions. Mais le principe de proportionnalité exige alors que, dans tous les cas, le montant global des sanctions éventuellement
prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des
sanctions encourues.
On se souvient que dans son arrêt du 30 décembre 2014,
le Conseil d'Etat confirme sur cette base la légalité de la sanction
disciplinaire
infligée au Docteur Bonnemaison accusé d'avoir provoqué le décès de sept patients en fin de vie de l'hôpital de Bayonne. Il a donc fait l'objet d'une sanction disciplinaire, la radiation, alors même que la Cour d'assises de Pau, où il était jugé pour meurtres, l'avait acquitté en juin 2014.
Eric Robrecht. Et remettez nous ça.1968
L'influence de la décision EADS
Dans
sa décision du 18 mars 2015 rendue sur l'affaire du délit d'initié des
dirigeants d'EADS, le Conseil ne remet pas vraiment en cause cette
jurisprudence, mais en précise le champ d'application. Il est conduit
à déclarer inconstitutionnel le cumul des sanctions prononcées par
l'Autorité des marchés financiers et par la justice pénale. Il énonce dans quelle mesure les "mêmes faits" peuvent faire l'objet de "poursuites différentes", et distingue quatre hypothèses dans lesquelles le principe Non bis in idem peut être invoqué. De toute évidence Jérôme C. et les frères W. attendaient beaucoup de cette jurisprudence mais leurs attentes ont été déçues.
Dans
la première hypothèse, Non bis in idem peut être invoqué lorsque les
dispositions qui servent de fondements aux poursuites pénales et
disciplinaires répriment les mêmes faits qualifiés de manière identique.
Ce n'est évidemment pas le cas en l'espèce, dès lors que le redressement fiscal
menace celui qui a inscrit des "inexactitudes ou des omissions dans (sa) déclaration" d'impôt, alors que les poursuites pénales sont encourues par "quiconque s'est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total
ou partiel des impôts".
Dans la seconde hypothèse, le principe Non bis in idem peut être invoqué si les deux procédures font l'objet de recours devant le même ordre de juridiction. Tel n'est pas le cas en matière fiscale, puisque le redressement fiscal s'analyse comme une sanction administrative contestable devant le juge administratif, alors que les poursuites pour fraudes fiscale ont logiquement lieu devant le juge pénal.
La troisième hypothèse, moins évidente dans son analyse, réside dans le fait
que les deux répressions protègent les mêmes intérêts
sociaux. Selon le Conseil, le redressement fiscal vise à "préserver les intérêts de
l'Etat" en garantissant la perception de l'impôt grâce au bon
fonctionnement du système fiscal qui repose sur la sincérité des
déclarations. La sanction pénale pour fraude fiscale vise, quant à elle, à "garantir l'accomplissement de leurs obligations fiscales"
par les contribuables. Au-delà, elle a une portée dissuasive à
l'encontre de l'ensemble des éventuels fraudeurs. La distinction n'est pas évidente et le Conseil reconnaît volontiers que les deux procédures "permettent d'assurer ensemble la protection des
intérêts financiers de l'État ainsi que l'égalité
devant l'impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois
dissuasive et répressive".
De cette situation, le Conseil constitutionnel ne tire pourtant pas la conséquence que le principe Non bis in idem peut être invoqué dans ce cas. Il utilise en effet comme une dérogation le quatrième critère, celui qui considère que la différence de "nature" de la sanction s'apprécie à l'aune de sa sévérité.
Il affirme ainsi que « le
recouvrement de la nécessaire contribution publique et l’objectif de la
lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures
complémentaires dans les cas des fraudes les plus graves ». Et le Conseil de préciser que le cumul de poursuites ne doit s'appliquer "qu'aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l'impôt". Sur ce plan, le Conseil suit les arguments développés à l'audience par le gouvernement, qui affirmait que seulement un millier des 40 000 redressements prononcés en 2015 avait été transmis à la justice. Il est donc précisé que cette gravité doit être appréciée au regard "du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention". Le Conseil rappelle néanmoins le principe posé dans sa décision du 17 janvier 2013, selon lequel le montant global des sanctions éventuellement
prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l'une des
sanctions encourues.
Le pouvoir de Bercy
On peut comprendre cette volonté de ne poursuivre que les fraudes les plus graves, mais, sur un plan strictement juridique, le raisonnement du Conseil constitutionnel pose davantage de problèmes qu'il n'en résout. Doit-on en déduire que le principe Non bis in idem serait applicable dans le cas où un fraudeur "de faible intensité" ferait l'objet d'un redressement et serait en même temps poursuivi au pénal ? Sans doute, si l'on en croit la décision, mais alors la question de l'égalité devant la loi est posée, car notre fraudeur "de faible intensité" a également porté atteinte aux intérêts de l'Etat.
Surtout, la ligne de partage entre les gros fraudeurs et les petits est finalement laissée à l'appréciation de l'administration fiscale dont le pouvoir sort renforcé par la décision du Conseil constitutionnel. D'abord parce que le "verrou de Bercy" lui confère le monopole de la transmission de l'affaire à la justice, privilège exorbitant qui interdit au parquet d'intervenir dans la saisine du juge pénal. Ensuite, parce que le Conseil semble se satisfaire d'une approche quantitative du nombre de poursuites qui semble tenir lieu d'analyse juridique. Le représentant du Secrétariat général du gouvernement affirmait ainsi à l'audience qu'en 2015, seulement 1000 poursuites ont été diligentées, sur 40 000 fraudeurs. C'est donc sur cette base que le Conseil délivre un brevet de constitutionnalité, l'application de Non bis in idem devenant une affaire de statistiques. Un tel résultat est-il réellement conforme aux principes généraux du droit pénal ?
Dans un arrêt Versini-Campinchi et Crasnianski c. France du 16 juin 2016, la Cour européenne des droits de l'homme met fin aux espoirs des avocats qui revendiquaient un secret professionnel absolu s'étendant à l'ensemble de leurs communications téléphoniques.
Les poursuites disciplinaires
L'affaire dont elle était saisie remonte à 2002, lorsque la chaîne de restaurants Buffalo Grill se trouve au coeur du scandale de la vache folle. Sa filiale Districoupe est accusée d'avoir importé du Royaume-Uni de la viande de boeuf, à une époque où les autorités sanitaires avaient décidé un embargo, la maladie de Creuzfeld-Jacob ayant contaminé des élevages britanniques. Dans le cadre d'une commission rogatoire du juge d'instruction, le PDG de Distrigroupe et président du conseil de surveillance de Buffalo Grill est placé sur écoute.
Le 17 décembre 2002, alors que deux cadres de Distrigroupe sont en garde à vue, Maître Crasnianski, collaboratrice de Maître Versini-Campinchi, appelle le PDG qui doit lui-même être très prochainement auditionné. Elle lui raconte tranquillement l'interrogatoire des deux cadres et l'informe que les enquêteurs les soupçonnent d'avoir "touché des enveloppes des fournisseurs" britanniques pour poursuivre l'importation de boeuf. Grâce à ce coup de téléphone, le PDG se trouve parfaitement informé des éléments de l'enquête et des charges susceptibles d'être retenues. A peine un mois plus tard, c'est Maître Versini-Campinchi qui appelle le même interlocuteur et tient des propos injurieux à l'égard du juge d'instruction chargé de l'affaire.
Le problème est que ces conversations ont été enregistrées. Le procureur va donc saisir le bâtonnier de l'Ordre des avocats l'invitant à engager des poursuites disciplinaires à l'encontre des requérants. Le bâtonnier décide de poursuivre pour violation du secret professionnel les deux avocats, d'autant que Maître Versini-Campinchi a lui-même demandé à être poursuivi sur ce fondement, dès lors que sa collaboratrice a agi sous son autorité et avec son accord. En revanche, le bâtonnier refuse de donner suite aux poursuites visant les injures à l'encontre du magistrat instructeur. A l'issue de la procédure disciplinaire, Maître Versini-Campinchi est condamné à une interdiction temporaire d'exercer la profession d'avocat pendant deux ans et sa collaboratrice pendant un an avec sursis.
Hergé. Le secret de La Licorne. 1943
Après avoir vainement déféré ces sanctions aux juges internes, les requérants saisissent la Cour européenne des droits de l'homme pour violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance". A leurs yeux, les communications avec leur client sont couvertes par un secret professionnel absolu et toute interception porte atteinte au secret des correspondance à celui de la vie privée garantis par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Depuis l'arrêt Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984 jusqu'à l'arrêt Pruteanu c. Roumanie du 3 février 2015, la Cour européenne considère que les communications téléphoniques relèvent de la vie
privée et que le secret de la correspondance en fait partie. Il importe peu que ces écoutes aient effectuées sur la ligne d'un tiers (CEDH, 24 août 1998, Lambert c. France ; CEDH, 19 novembre 2013, Ulariu c. Roumanie).
Toute interception, transcription et utilisation d'une communication téléphonique dans une procédure pénale constitue donc, en soi, une ingérence dans la vie
privée, au sens de l'article 8 de la Convention européenne.
Une ingérence prévue par la loi
Elle peut cependant être licite si elle répond à
trois conditions. La première d'entre elles réside dans le fait qu'elle
doit être "prévue par la loi". Dans ses décisions Lambert c. France du 24 août 1998 et Matheron c. France du 29 mars 2005, la Cour avait déjà noté que le droit français autorise les écoutes téléphoniques, "lorsque les nécessités de l'information l'exigent". Ces dispositions figurent dans les articles 100 et suivants du code de procédure pénale. A l'époque des faits, leur rédaction était issue de la loi du 10 juillet 1991, et aujourd'hui elle trouve son origine dans la loi du 3 juin 2016. Même si la loi évolue, le fondement législatif demeure inchangé et l'article 100-7 mentionne toujours qu'"aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction".
De ces dispositions, la jurisprudence française a toujours déduit qu'il était possible de placer un avocat sur écoute, à la condition d'informer le bâtonnier. Les transcriptions des conversations peuvent ainsi être versées au dossier si leur contenu est de nature à faire présumer la participation de l'avocat à une infraction (Crim. 8 novembre 2000). Dans un arrêt du 1er octobre 2003, la Cour de cassation précise que c'est également vrai lorsque l'infraction commise par l'avocat est étrangère à celle qui a justifié la saisine du juge d'instruction. Tel est bien le cas en l'espèce, dès lors que les avocats sont poursuivis pour violation du secret professionnel, alors même que leurs clients ont finalement bénéficié d'un non-lieu.
Le but légitime
La seconde condition de licéité de l'ingérence dans la vie privée réside dans le "but légitime" poursuivi par la procédure. Sur ce point, l'arrêt ne fait que reprendre une première décision d'irrecevabilité rendue sur saisine de M. Picart qui avait déjà contesté les interceptions dont il avait fait l'objet devant la Cour européenne. Dans un arrêt du 18 mars 2008, la Cour avait alors estimé que cette procédure poursuivait l'un des buts énumérés par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme : "la défense de l'ordreet la prévention des infractions pénales". Il en est de même dans le cas de l'interception contestée par l'avocat de M. Picart.
Le contrôle de proportionnalité
Enfin, la troisième et dernière condition posée par l'article 8 est la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, notion qui conduit la Cour européenne à exercer un contrôle de proportionnalité entre l'interception et le but légitime poursuivi. En l'espèce, les avocats requérants invoquent la jurisprudence Matheron c. France du 29 mars 2005 qui affirme que l'intéressé doit pouvoir contester devant un juge la régularité des écoutes téléphoniques utilisées à son encontre. Or, on se souvient que les deux avocats ont été l'objet de poursuites disciplinaires et n'ont donc pas pu saisir la chambre de l'instruction, compétente dans ce domaine. La Cour fait cependant observer que les juges français, puis la Cour européenne, se sont déjà prononcés sur saisine de M. Picart, et ont considéré que les écoutes dont il avait fait l'objet, y compris la conversation avec Maître Crasnianski du 17 décembre 2002 , étaient parfaitement "nécessaires dans une société démocratique". Certes, ce n'est plus M. Picart qui saisit la Cour mais ses avocats. La conversation contestée est néanmoins la même, et l'écoute comme la transcription ont donc déjà été considérées comme licites.
La Cour ne peut cependant interrompre à ce stade son analyse dès lors que les requérants n'étaient pas parties à sa précédente décision. Elle rappelle donc que ces derniers ont pu obtenir un examen de la légalité des écoutes durant la procédure disciplinaire dont ils ont fait l'objet. Ils ont donc bénéficié d'un contrôle "efficace" même s'il ne s'inscrivait pas dans une procédure pénale.
Au-delà de l'affaire qu'elle examine, la Cour européenne prend une décision de principe en refusant de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. Elle oppose donc une fin de non-recevoir aux revendications d'un secret absolu.
L'échec d'une revendication
La Cour se réfère à son arrêt Michaud c. France du 6 décembre 2012 et affirme "qu'un
avocat ne peut mener à bien sa mission fondamentale s’il n’est pas à même de
garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront
confidentiels". Mais si le secret professionnel est garanti et protégé par la Cour, il n'est pas pour autant absolu. Dans ce même arrêt Michaud, la Cour avait déjà estimé que n'était pas incompatible avec le secret professionnel l'obligation faite aux avocats de déclarer les soupçons de blanchiment qu'ils peuvent avoir à l'encontre de certains de leurs clients, ceux qui viennent les voir pour une mission de conseil et non pas une mission de défense.
Aujourd'hui, la Cour tient exactement le même raisonnement à propos des conversations téléphoniques qui sont couvertes par le secret, sauf si leur contenu fait présumer la participation de l'avocat lui-même à des faits constitutifs d'une infraction. Dans les deux cas, les droits de la défense du client ne sont pas affectés et c'est la raison pour laquelle la Cour écarte le principe de confidentialité. En tout état de cause, elle avertit que les conversations ainsi captées ne peuvent être utilisées contre le client mais seulement contre l'avocat. Les lobbying des avocats en faveur d'un secret absolu essuie donc une défaite. Ils ont, en réalité, obtenu l'inverse de ce qu'ils recherchaient. La Cour européenne a en effet confirmé de manière éclatante que les avocats sont avant tout des citoyens et qu'ils sont également soumis à la loi. Pouvait-elle statuer autrement, si l'on considère que l'octroi d'un secret professionnel absolu conduisait à accorder aux avocats une véritable impunité pénale ?
L'affaire Lambert n'est pas l'un de ces faits divers qui envahit les médias pendant quelques jours ou quelques semaines, avant de tomber dans l'oubli le plus profond. C'est une de ces affaires qui révèlent que l'évolution des libertés publiques ne se réalise pas par un progrès constant et linéaire. Au contraire, l'évolution des libertés est faite d'avancées et de reculs, de revendications et de contestations, de lois votées par une majorité parlementaire et contestées par des groupements minoritaires.
Vincent Lambert, tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis six ans, est, bien malgré lui, l'incarnation du droit de mourir dans la dignité, droit mis en oeuvre par la loi Léonetti du 22 avril 2005. Onze ans après, alors même qu'une seconde loi Léonetti du 2 février 2016 est venue en est préciser les conditions de mise en oeuvre, ce droit est toujours contesté par les milieux catholiques les plus traditionnels, dont font partie les parents de l'intéressé.
La décision de la Cour administrative d'appel (CAA) de Nancy intervenue le 16 juin 2016 est ledernier épisode de ce conflit. On sait que la famille Lambert se déchire. Son épouse et une partie de ses proches dont son neveu demandent l'application de la loi Léonetti de 2005, selon laquelle "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas
être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils
apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le
seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas
être entrepris". La mère de Vincent Lambert ainsi qu'une soeur et un demi-frère pensent, contre l'avis des médecins, qu'il peut encore guérir et refusent toute idée d'interruption des soins.
On se souvient que, dans un arrêt du 24 juin 2014, le Conseil d'Etat avait admis la légalité de la décision prise par l'équipe médicale de l'époque de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert. Le 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l'homme avait affirmé que la mise en oeuvre d'une telle décision n'emportait pas de violation de la Convention européenne des droits de l'homme.
Les parents de Vincent Lambert ont donc exploré d'autres voies que la voie juridique. Eric Kariger, médecin chef du service de l'hôpital de Reims où était hospitalisé Vincent Lambert a fini par quitter ses fonctions, admettant publiquement qu'il avait fait l'objet de pressions et de menaces s'il mettait en oeuvre la décision du Conseil d'Etat.
Une seconde équipe médicale
Un autre médecin est donc arrivé, le docteur Danièla Simon. S'estimant non liée par la décision de son confrère, elle a repris la procédure à l'origine. On sait que Vincent Lambert est hors d'état d'exprimer sa volonté sur l'éventuel arrêt des soins. Il n'a pas davantage pris la précaution de faire connaître sa volonté par
des "directives anticipées" ou par la désignation d'une
"personne de confiance", deux possibilités offertes par la loi Léonetti. Dans ce cas, la loi prévoit une procédure collégiale réunissant les
médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" du patient (art L. 111-4 csp).
Alors même que la première procédure consultative avait permis de connaître l'opinion de onze membres de la famille, une seconde procédure a été engagée le 7 juillet 2015, pour être aussitôt interrompue, le 23 juillet suivant. Selon le communiqué publié par le CHU, "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" à la poursuite de ces consultations n'étaient plus réunies.
Trois décisions contestées
Les décisions contestées par le neveu de Vincent Lambert sont donc au nombre de trois :
- la décision du 7 juillet par laquelle le second médecin choisit de ne pas exécuter la décision d'arrêt de soins prise par son prédécesseur ;
- la seconde décision du 7 juillet par laquelle elle décide de reprendre la procédure consultative ab initio ;
- la décision du 25 juillet d'interrompre cette procédure consultative sine die.
Devant le tribunal administratif de Châlons en Champagne qui s'est prononcé le 3 octobre 2015, le requérant n'a pas obtenu satisfaction. Il fait donc appel devant la CAA de Nancy qui distingue clairement entre ces trois décisions.
L'indépendance professionnelle du médecin
En se fondant sur le principe d'indépendance professionnelle et morale du médecin, la CAA de Nancy admet la légalité des deux premières décisions, c'est-à-dire le choix par le Docteur Simon de ne pas exécuter la décision du docteur Kariger et d'engager une nouvelle procédure consultative.
Aux termes de l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, "le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". Les décisions prises dans l'exercice de son art médical ne peuvent lui être dictées par qui que ce soit. C'est ainsi que, dans un arrêt du 2 octobre 2009, le Conseil d'Etat a rappelé que le directeur d'un centre hospitalier pouvait intervenir en matière de santé publique et, le cas échéant, saisir les autorités ordinales pour demander une sanction disciplinaire à l'encontre d'un praticien. Il ne peut, en revanche, intervenir dans son activité purement médicale. De même, dans une décision du 23 octobre 2013, le Conseil d'Etat affirme que le médecin coordonnateur d'une maison de retraite n'a aucun pouvoir hiérarchique sur les médecins salariés de l'établissement, dès lors que ce lien hiérarchique porterait atteinte à leur indépendance professionnelle.
Hergé. Vol 714 pour Sidney. 1968. Rastapopoulos et le docteur Krollspell.
La reprise de la procédure
L'interruption sine die de la seconde procédure consultative est, quant à elle, déclarée illégale. Observons que les motifs de cette interruption n'ont pas été formulés par le médecin mais par un communiqué du CHU. Il est vrai qu'ils n'ont aucun caractère médical, le texte invoquant des conditions de sécurité et de sérénité non remplies, c'est-à-dire concrètement de nouvelles menaces formulées à l'encontre de l'équipe soignante.
La CAA Nancy observe que ces motifs sont dépourvus de base légale. Un médecin peut toujours démissionner parce qu'il a fait l'objet de menaces et, dans ce cas, il prend une décision qui lui est personnelle et qui ne porte aucune atteinte à la continuité du service public hospitalier. Ce sera à son successeur d'assumer les responsabilités qui y sont liées. En revanche, l'interruption d'une procédure légale, sine die, porte atteinte à la continuité du service. La CAA fait observer que les motifs invoqués sont dépourvus de base légale, le chef d'un service hospitalier ne pouvant ainsi empêcher durablement l'application de la loi.
La lecture de la décision impose une réflexion sur sa mise en oeuvre. La décision d'interrompre la procédure consultative prise le 25 juillet 2015 est annulée, ce qui signifie concrètement que le médecin doit la poursuivre et la mener à son terme. Mais le médecin est une personne privée qui ne peut être destinataire d'une injonction d'une juridiction administrative. Par conséquent, la CAA délivre l'injonction au CHU de donner au docteur Simon, ou à tout autre praticien qui serait appelé à lui succéder, les moyens permettant de mener à bien la consultation dans les conditions de sérénité adéquates.
De toute évidence, la CAA n'est pas dupe. Sans reprendre le point de vue du requérant qui affirme que "le docteur Daniela Simon a (...) accepté de jouer un rôle dans un scénario coécrit par le CHU et les parents de Vincent", la CAA n'a pu manquer de s'interroger sur la rapidité avec laquelle la procédure consultative a été interrompue, sans que le médecin se préoccupe de fixer une date à sa reprise.
Reste que cette tactique risque de ne pas se révéler payante. La nouvelle loi Léonetti du 2 février 2016 a, en effet, été votée, avec l'affaire Lambert en toile de fond. Et elle prend soin d'affirmer, dans son article 2, que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent des traitements
qui peuvent être arrêtés", lorsqu'ils s'analysent comme relevant d'une "obstination déraisonnable" au sens de la loi. Autant dire que la nouvelle procédure consultative, que les parents de Vincent Lambert s'efforcent de retarder autant que possible, conduira à une décision prise sur le fondement de la loi nouvelle, et que ce texte a précisément pour objet de permettre à Vincent Lambert et à ceux qui sont malheureusement dans une situation identique d'obtenir le droit de mourir dans la dignité.
Le délit d'atteinte à la liberté individuelle, prévu par l'article 432-4 du code pénal, ne donne pas lieu à une jurisprudence abondante, sans doute parce qu'il n'est pas fréquent. L'arrêt rendu par la Chambre criminelle le 24 mai 2016 n'en est que plus intéressant, dès lors que précisément il confirme une condamnation intervenue sur ce fondement.
Un syndicaliste entre deux gendarmes
Le 25 novembre 2010, le Président Nicolas Sarkozy est en visite dans l'Allier, au Mayet-de-Montagne. Le préfet de l'Allier se souvient que son collègue préfet de la Manche avait dû faire ses bagages de manière un peu précipitée, fin janvier 2009, après que le Président en visite à Saint Lo ait reçu divers projectiles provenant de manifestants mécontents. Prudent, le préfet de l'Allier avait donc donné l'ordre aux services de police et de gendarmerie d'éviter tout incident pendant la visite présidentielle.
A la brigade de gendarmerie du Mayet, on a appliqué le mot d'ordre à la lettre, un peu trop. Un syndicaliste de "Sud" avait appelé à une manifestation lors d'une réunion inter-syndicale tenue à Vichy, la veille de la visite présidentielle. Avec d'autres militants hostiles à la réforme des retraites, il envisageait de faire au Président Sarkozy une conduite de Grenoble, au Mayet-de-Montagne. Le lendemain, deux gendarmes, car ils vont toujours par deux, ont interpelé le perturbateur potentiel et l'ont conduit à la brigade. Pendant quatre heures, il a fait l'objet d'une vérification d'identité, a été fouillé, et auditionné à propos d'un collage d'affiches. Ensuite, il a pu quitter la brigade de gendarmerie, après que le Président ait lui-même quitté Mayet-de-Montagne.
Remis de ses émotions, le syndicaliste a porté plainte. Les deux gendarmes auteurs de l'interpellation n'ont pas été mis en examen, car ils ne faisaient qu'exécuter les ordres reçus. En revanche, les donneurs d'ordre, c'est-à-dire le commandant du groupement de gendarmerie de l'Allier ainsi
que son adjoint, le capitaine X..., ont été condamnés par le tribunal correctionnel pour atteinte à la liberté individuelle, condamnation confirmée en appel.
A l'occasion du pourvoi déposé par les deux officiers, la Cour de cassation reprend les critères constitutifs du délit, pour observer qu'ils sont réunis en l'espèce.
Reprenons les termes de l'article 432-4 du code pénal, qui punit "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée
d'une mission de service public, agissant dans l'exercice ou à
l'occasion de l'exercice de ses fonctions ou de sa mission, d'ordonner
ou d'accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté
individuelle"
Il ne fait aucun doute que des officiers de gendarmerie sont "dépositaires de l'autorité publique" et également "chargés d'une mission de service public". La Cour prend soin de préciser qu'ils sont "responsables localement de l'organisation et de la sécurité du déplacement du chef de l'Etat." Ils étaient donc également "dans l'exercice de leurs fonctions", et on rappellera que le syndicaliste a été interpelé par des gendarmes et prié de les suivre dans les locaux de la gendarmerie.
Monsieur Leguignon, lampiste. Maurice Labro. 1951. Yves Deniaud
Le caractère arbitraire de l'interpellation
Le caractère arbitraire de la mesure est, à dire vrai, attesté par les propos même de l'un des officiers qui a déclaré à l'un de ses subordonnés qu'il s'agissait d'une "interpellation déguisée". La personne appréhendée n'a jamais été mise en garde à vue et la vérification d'identité elle-même était illicite, dès lors qu'elle n'avait pas refusé de se plier à un contrôle d'identité. S'il a été vaguement question de collages d'affiches, les gendarmes n'ont pas mentionné au syndicaliste qu'il était en audition libre et pouvait donc quitter la gendarmerie. Au contraire, différentes pressions ont été réalisées pour l'empêcher de quitter les lieux.
De ces éléments, la Cour déduit que le caractère arbitraire de la rétention réside dans son absence de fondement légal.
Définition étroite de la liberté individuelle
Reste à s'interroger sur la notion de liberté individuelle à laquelle se réfère l'article 432-4 du code pénal. Pour la Cour de cassation, l'entrave à la liberté individuelle réside essentiellement dans l'atteinte à la liberté de circulation, avec pour conséquence une seconde atteinte à la liberté de manifestation. Cette analyse est en tout point conforme à celle développée par le Conseil constitutionnel à propos de l'article 66 de la Constitution : "Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Pour le Conseil, depuis sa décision du 16 juin 1999, la garantie de la liberté individuelle concerne toutes les mesures d'enfermement, y compris la rétention abusive dans une gendarmerie.
On pourrait souhaiter l'élargissement de cette définition et considérer que la liberté individuelle devrait s'étendre à la vie privée, à la captation des données personnelles. Pour le moment cependant, cette définition étroite est assez proche d'un habeas corpus à l'anglaise.
A première lecture, la décision de la Cour de cassation donne l'impression d'une protection efficace des libertés publiques. Toute forme de rétention administrative est prohibée et il convient parfois de le rappeler. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt suscite d'autres réflexions, portant cette fois sur les officiers condamnés. Sont-ils réellement les seuls responsables de la mesure prise ? Certes, ils ont fait preuve d'un zèle intempestif, mais les ordres venaient du préfet et, sans doute, des plus hautes autorités de l'Etat. Lorsqu'un Président exige qu'aucun manifestant ne soit visible lors d'une de ses visites, le risque est grand de voir ses directives prises au pied de la lettre, surtout si les fonctionnaires craignent pour leur carrière. Dans toute l'affaire, les gendarmes sont coupables d'une atteinte à la liberté individuelle, mais aussi victimes du management par la peur.
Un arrêté du 9 juin 2016portant création de traitements de données à caractère personnel relatifs à la vidéoprotection de cellules de détention, signé du ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas, est publié au Journal Officiel du 12 juin. Déjà baptisé "arrêté Abdeslam", il a pour objet de permettre la surveillance permanente par vidéo du principal suspect des attentats de Paris.
La recherche d'un fondement juridique
Cette surveillance a été décidée pour des motifs difficilement contestables, compte tenu de la situation. Il s'agissait d'empêcher toute tentative de suicide de la seule personne en mesure d'éclairer les enquêteurs sur le groupe terroriste à l'origine des attentats et, bien entendu, de prévenir toute tentative d'évasion ou d'action violente au sein de l'établissement pénitentiaire. Il n'empêche que le fondement juridique de la décision était bien incertain.
Le seul texte existant en ce domaine était un arrêté du 23 décembre 2014 signé par Christiane Taubira. Il prévoit la surveillance vidéo des cellules de protection d'urgence, c'est-à-dire celles accueillant des personnes présentant "des risque de passage à l'acte suicidaire imminent ou lors d'une crise aiguë". Certes, cet arrêté concerne toutes les personnes "placées sous main de justice", qu'elles soient prévenues ou détenues. Mais il a un champ d'application fort étroit, puisqu'il ne s'applique qu'au risque suicidaire, et plus précisément au risque suicidaire "imminent". La surveillance vidéo est donc prévue pour une période très courte, vingt-quatre heures éventuellement renouvelable, en attendant qu'un traitement médical permette d'écarter le risque suicidaire.
Ce texte n'est pas sérieusement applicable à Abdeslam. Le risque qu'il représente pour lui-même est certainement pris en considération mais l'administration pénitentiaire se préoccupe surtout du risque qu'il représente pour les autres, et en particulier pour les fonctionnaires chargés de le surveiller. En outre, il ne s'agit pas d'une surveillance de courte durée destinée à surmonter une crise mais bien d'une mesure de longue durée, décidée en raison de la dangerosité de l'individu.
La délibération de la CNIL
L'arrêté du 9 juin 2016 a donc pour objet de conférer un fondement juridique à une surveillance qui est déjà en vigueur. Il n'en demeure pas moins que ce texte, désormais dans notre ordre juridique, dépasse le seul cas d'Abdeslam. C'est bien comme cela que l'a compris la CNIL qui a été amenée à se prononcer sur l'arrêté par une délibération du 19 mai 2016.
Cette intervention de la CNIL est imposée par la loi du 6 janvier 1978 qui, dans son article 26-I-2°, soumet les traitements de données personnelles mis en oeuvre pour le compte de l'Etat à une autorisation du ministre compétent, lorsqu'ils intéressent en particulier "l'exécution des condamnations pénales". Cette autorisation est prise après un avis motivé de la CNIL qui est ensuite publié au Journal officiel en même temps que l'arrêté d'autorisation. Observons néanmoins qu'il ne s'agit pas d'un avis conforme, et que le ministre peut donc décider de ne pas le suivre. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, du moins en partie.
L'absence de loi
Sur le fond, la CNIL ne s'oppose pas au recours à la vidéo pour la surveillance des détenus, mais elle met en évidence le caractère quelque peu précipité de l'arrêté. La Commission rappelle que les personnes incarcérées bénéficient, en principe, du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, même si ce droit peut faire l'objet de restrictions plus importantes pour des motifs d'ordre public.
La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Encore faut-il qu'il réponde à certaines conditions étroitement contrôlées par la Cour européenne.
Le traitement particulier doit d'abord être prévu par la loi. Force est de constater que ce n'est pas vraiment le cas en droit français. Etrangement prises au dépourvu par l'arrivée d'Abdeslam dans une prison française, les autorités ont pris en hâte un arrêté permettant de fonder sa surveillance. N'est-il pas surprenant que le législateur ne se soit jamais penché sur la question, alors même que l'on a vu se multiplier les lois antiterroristes ?
La CNIL fait observer l'insuffisance des dispositions de l'article D. 265 du code de procédure pénale. Elles se bornent à conférer au directeur de l'établissement pénitentiaire une mission générale "d'application des instructions relatives au maintien de l'ordre et de la sécurité". La CNIL ne s'en satisfait pas comme fondement de l'arrêté de 2016. Elle relève que, pour le moment, aucune disposition législative n'autorise le placement d'un détenu sous surveillance vidéo.
Cette absence de fondement législatif explique largement l'absence de droit au recours contre ce placement sous surveillance. Or, la Cour européenne, dans une décision du 17 novembre 2015 Bamouhammad c. Belgique, a estimé que les transferts très fréquents d'un détenu psychologiquement fragile l'avaient privé de son droit à un recours effectif. L'arrêté du 9 juin 2016 ne prévoit pas de recours, mais affirme cependant que la décision de surveillance vidéo est prise à l'issue d'une procédure contradictoire durant laquelle le détenu peut être assisté par son avocat.
En dépit de ces éléments, le droit français ne repose sur aucun fondement législatif et ne prévoit pas de réel droit au recours. L'évaluation du caractère proportionné de la mesure de surveillance concernant Abdeslam ne se heurte pas aux mêmes difficultés.
Le caractère proportionné de la mesure
La seconde condition posée par la Cour européenne des droits de l'homme réside dans le caractère proportionné de la mesure prise par rapport à ses finalités. Sur ce point, la Cour européenne exerce un contrôle approfondi. Il ne fait guère de doute que la surveillance vidéo d'Abdeslam serait considérée comme proportionnée. Dans son arrêt du 4 juillet 2006 Ramirez Sanchez c. France, la Cour a ainsi considéré que le placement en isolement du terroriste Carlos était une mesure proportionnée à la menace qu'il représente pour l'ordre public et au risque d'une éventuelle évasion. Reprenant à son compte les préconisations du Comité européen pour la prévention de la torture, la Cour a cependant considéré qu'une telle mesure doit faire l'objet d'un réexamen périodique, afin de s'assurer qu'elle est toujours justifiée et ne porte pas une atteinte trop lourde à la santé physique et mentale de l'intéressé.
L'arrêt du 9 juin 2016 prévoit un réexamen tous les trois mois, dès lors que l'autorisation de surveillance vidéo ne saurait dépasser cette durée. Une nouvelle décision doit alors intervenir et s'accompagner d'une motivation explicite, c'est-à-dire analysant les raisons de fait et de droit qui la justifient.
En dépit de ces précautions dont la Commission prend acte, sa délibération ressemble fort à une mise en garde des autorités françaises. Il est évident qu'aux yeux de la CNIL, l'arrêté du 9 juin 2016 ferait pâle figure s'il était contesté devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Le retour de la vidéosurveillance
C'est d'autant plus vrai que la CNIL fait observer, non sans perfidie, que la notion sur laquelle s'appuie l'arrêté est particulièrement incertaine. Il évoque en effet la "vidéoprotection" des cellules de détention, formule étrange si l'on considère qu'il s'agit surtout de surveiller les détenus. Cette formulation est le pur produit de la loi du 14 mars 2011 d'orientation
et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (
Loppsi 2). Largement inspiré des idées d'Alain Bauer, ce texte transforme la terminologie employée : la "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les
deux cas, il s'agit de vendre et d'installer le plus grand nombre de caméras
possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements
ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la
vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen
succède la caméra qui protège les honnêtes gens. S'estimant, à tort, lié par la formulation employée par la loi, l'arrêté du 9 juin 2016 en vient à répandre la "vidéoprotection" dans les cellules des détenus.
La CNIL fait observer que le droit positif, en particulier l'article L. 251-1 du code de la sécurité intérieure
(CSI), n'utilise le terme de vidéoprotection que pour désigner les systèmes de caméras installés
sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public. Or, la cellule d'un détenu n'est pas ouverte au public et la CNIL demande logiquement que le texte de l'arrêté fasse référence à la "vidéosurveillance". Elle n'a pas été entendue sur ce point.
Ce seul exemple suffit à montrer les limites d'un texte élaboré en quelques jours pour répondre à une situation d'urgence. Seule importait l'arrivée d'Abdeslam dans les prisons françaises et il convenait de prendre des mesures d'exception pour garder ce prisonnier hors-normes. Il n'en demeure pas moins que l'arrêté du 9 juin 2016 est un texte à portée générale. Pour éviter le ridicule d'une éventuelle saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, il est urgent de demander au parlement de voter une loi sur le régime de vidéosurveillance concernant les détenus particulièrement dangereux. Qui oserait voter contre ?
Dans cinq décisions du 8 juin 2016, le Conseil d'Etat rejette les recours contre des décrets de déchéance de nationalité pris à l'encontre de personnes condamnées pour des infractions liées au terrorisme. A dire vrai, ce quintuple rejet était attendu, dans la mesure où le juge des référés de ce même juridiction, avait écarté, le 20 novembre 2015, les demandes de suspension portant sur les mêmes décisions, estimant qu'aucun des moyens développés ne faisait naître un "doute sérieux" sur leur légalité.
Le fondement juridique
Certains pensent peut-être que la déchéance de nationalité n'a pas pénétré dans notre ordre juridique, puisque la révision constitutionnelle qui la mentionnait n'a pas prospéré.
Ils se trompent, car la déchéance de nationalité existe dans notre système juridique
depuis la première guerre mondiale. La loi du 7 avril 1915, modifiée par
celle du 18 juin1917 permettait alors de révoquer la naturalisation des
personnes originaires de pays en guerre contre la France, législation qui fut d'ailleurs peu utilisée. La loi du 10
août 1927 a maintenu cette possibilité, cette fois en temps de paix.
Depuis cette date, la déchéance de nationalité est demeurée
dans notre système juridique, avec quelques évolutions finalement modestes.
Aujourd'hui, elle peut être prononcée pour différents motifs mentionnés dans l'article 25 du code civil. En dehors de toute condamnation pénale, la déchéance peut être décidée lorsque sont constatés des "actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France". Cette formule vise les personnes qui se seraient
livrées à des activités d'espionnage, quand bien même elles n'auraient
jamais été jugées pour de tels faits. L'essentiel des cas de déchéance concernent cependant des personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation pénale, soit pour un crime ou un délit
constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation
(trahison, violation du secret de la défense nationale..), ou une
atteinte à l'administration lorsqu'elle est commise par une personne
exerçant une fonction publique, soit enfin - et c'est le cas dans les cinq affaires jugées par le Conseil d'Etat - pour une infraction liée au terrorisme. Rappelons que la constitutionnalité de ce dernier fondement a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans une décision Ahmed S. rendue sur QPC le 24 janvier 2015.
En l'espèce, les cinq requérants ont tous été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme (article 421-2-1 du code pénal). Des peines de six à huit ans de prison leur ont infligées pour le soutien qu'ils ont apporté au «
groupe islamiste combattant marocain » (GICM), proche de l’organisation «
Salafiya Jihadia » , responsable des attentats de Casablanca au Maroc, en mai 2003.
Adam et Eve chassés du Paradis. Domenico Zampieri dit Le Dominiquin. 1626
Le contrôle de proportionnalité
Les faits remontent donc à treize ans, et les avocats des plaignants n'ont pas manqué d'invoquer le fait que leurs clients avaient changé depuis leur folle jeunesse. Ils estiment donc que la mesure prise porte une atteinte disproportionnée à la fois par rapport à la menace que les intéressés représentent aujourd'hui et par rapport à leur droit au respect de leur vie privée.
Le Conseil d'Etat ne traite pas l'argument avec légèreté. Il exerce un contrôle de proportionnalité non seulement au regard des faits qui ont motivé la condamnation des intéressés mais aussi au regard de leur comportement ultérieur, pendant et après leur peine. Il note certes la gravité des infractions commises, les intéressés ayant travaillé dans des sociétés commerciales soutenant l'activité du GICM, hébergé clandestinement certains de ses membres, et obtenu pour eux des passeports de manière frauduleuses. Mais il observe aussi, sans élaborer davantage et dans une formule cinq fois identique, que "le comportement ultérieur de l’intéressé ne permet pas de remettre en cause" cette appréciation.
On doit déduire que le juge administratif n'exclut pas, dans certaines hypothèses, de considérer comme disproportionnée une déchéance prononcée à l'écart d'une personne qui, à l'issue de sa peine, aurait fait preuve d'une réinsertion complète dans la société française. Il laisse donc la porte ouverte à l'examen global de la situation personnelles de l'intéressé, englobant l'ensemble de ses activités et l'évolution de son comportement dans la citoyenneté française.
Ces cinq décisions offrent ainsi au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer l'intensité de son contrôle sur la déchéance de nationalité. En même temps, elles témoignent d'une certaine banalisation de cette procédure, dont le fondement juridique est désormais incontestable. A contrario, ces arrêts mettent en lumière l'incroyable stérilité du débat sur la déchéance de nationalité qui a dominé la procédure de révision sur l'état d'urgence. Il s'est en effet entièrement concentré sur une procédure qui existait déjà, et qui, après l'abandon du projet de révision, existe toujours. Ce n'est guère surprenant si l'on considère que les règles gouvernant la nationalité relèvent des compétences régaliennes de l'Etat, qu'il s'agisse de l'attribution de la nationalité ou de sa perte. La nationalité peut en effet être définie comme un lien d'allégeance à l'Etat, auquel on ne peut renoncer et que seul l'Etat peut décider de couper.