La décision frappe d'abord par sa rapidité, du moins par rapport à la durée habituelle des affaires devant la CEDH. Cet arrêt intervient vingt mois après le premier arrêt de chambre rendu le 15 mars 2022, deux ans après la décision de l'administration suisse. Une décision de Grande Chambre en trois ans et demi, c'est un record de rapidité devant la CEDH, plus habituée à des délais de cinq ou six ans.
Mais la décision est tout aussi intéressante par la rupture entre les deux arrêts. Alors que l'arrêt de 2022 sanctionnait la Suisse pour cette interdiction générale et absolue de se réunir et de manifester, celui de Grande Chambre déclare la requête irrecevable parce que le syndicat requérant n'avait pas épuisé les voies de recours internes. Derrière ce motif se fait jour un respect de l'autonomie des États qui ont souvent interdit totalement l'exercice de certaines libertés durant l'épidémie de Covid.
Ce renvoi en Grande Chambre était prévisible, d'abord parce que le premier arrêt avait été acquis à une courte majorité de quatre juges contre trois, ensuite parce que la question des ingérences des États dans les libertés durant l'épidémie est loin d'être épuisée devant la CEDH, d'autres affaires étant actuellement inscrites à son rôle. Cette décision lui permet de poser quelques principes qui vont guider sa jurisprudence dans ce domaine.
L'article 15 écarté
La décision est d'abord importante par ce qu'elle ne dit pas. Les juges de chambre avaient en effet insisté sur le fait que la Suisse n'avait pas fait usage de l'article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il est ainsi rédigé :" En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international". Ces mesures dérogatoires ne peuvent concerner les droits essentiels que sont le droit à la vie (art.2), l'interdiction de la torture et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3), et enfin l'interdiction de l'esclavage (art. 4). La liberté de réunion peut donc être concernée. Sur le plan procédural, les États "activent l'article 15" et informent le Secrétaire général du Conseil de l'Europe des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Ils doivent également notifier la fin de cette période dérogatoire, date à laquelle les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.
Au moment de l'épidémie, bon nombre de juristes ont affirmé, peut-être un peu hâtivement, que les États qui n'avaient pas fait usage de l'article 15 se trouvaient dans une situation de violation de la Convention européenne s'ils portaient atteinte aux droits qu'elle garantit.
La CEDH écarte aujourd'hui ce raisonnement, alors même qu'il apparaissait, de manière indirecte il est vrai, dans la décision de chambre. Aucune disposition n'oblige en effet les États à utiliser la procédure de l'article 15. De fait, lors de crise du Covid, dix seulement ont déclaré au Secrétaire général du Conseil de l'Europe leur volonté d'exercer ce droit (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie). Disons-le franchement, ce ne sont pas les membres les plus en vue du Conseil de l'Europe. L'Allemagne, le Royaume-Uni s'en sont abstenus, comme la France qui pourtant avait eu recours à l'article 15 lors de l'état d'urgence déclaré après les attentats de 2015, et comme la Suisse. Sur ce point, la décision du 27 novembre 2023 met fin à des interprétations qui dépassaient largement le texte de l'article 15. Le fait que la Suisse n'ait pas fait usage de l'article 15 est donc sans influence sur la décision de la Grande Chambre.
Pour prendre une décision d'irrecevabilité, la CEDH articule deux motifs, d'une part le fait que le syndicat requérant ne peut pas vraiment invoquer la qualité de victime, d'autre part l'absence d'épuisement des voies de recours internes.
Manifestation suisse
Röschtigrabe, groupe folklorique suisse
La qualité de victime
Le syndicat suisse peut-il être considéré comme une victime de la législation anti-Covid qui interdit la liberté de réunion, alors qu'il a renoncé à en organiser et qu'il ne s'est donc pas vu opposer de décision de refus ? Il se plaint d'une norme d'ordre général et non pas d'une décision individuelle.
La jurisprudence de la CEDH considère qu'un requérant peut être considéré comme
victime si la législation qu'il conteste l'oblige à changer de
comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une
catégorie de personne risquant de subir directement ses effets. On se
souvient que, tout récemment, dans un arrêt son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne,
la Cour a déclaré irrecevable un
recours déposé par huit femmes polonaises contre une loi interdisant
l'IVG, même en cas de malformation du foetus. A ses yeux, elles
n'étaient pas "victimes", dès lors qu'elles ne risquaient pas des
poursuites pénales, mais risquaient seulement d'être contraintes de
mener à terme leur grossesse, y compris en cas d'anomalie du foetus. La rigueur de cette analyse montre que la CEDH adopte une conception étroite de la notion de victime.
En 2022, la Chambre avait considéré que le syndicat entrait dans le premier cas de figure, car il avait dû renoncer à organiser des manifestations, par crainte des sanctions prévues par le droit suisse. La Grande Chambre, quant à elle, écarte ce qui apparaît comme une confusion entre personne morale et personne physique. Si la loi suisse prévoit des sanctions pénales pour non-respect de l'interdiction des rassemblements, elles concernent exclusivement les personnes physiques, dirigeants ou membres du syndicat. La responsabilité pénale du syndicat, en droit une simple association, ne saurait donc être engagée. La Cour ajoute que le droit suisse posait un principe d'interdiction, accompagné de certaines dérogations sous des conditions strictes, si un intérêt général justifiait le rassemblement, et si l'organisateur présentait un plan de protection jugé adéquat. En l'espèce, le syndicat requérant a tout simplement renoncé à organiser des manifestations, y compris celle du 1er mai 2020. Il n'a pas sollicité la moindre dérogation, n'a pas testé le système juridique, et ne peut donc invoquer la qualité de victime.
L'analyse est certainement très juste sur le plan juridique, mais elle peut tout de même un peu étrange. Un syndicat qui respecte le droit ne peut donc estimer en être victime, et on se surprend à penser que ses avocats auraient dû lui conseiller deux comportements essentiels. Au moment de l'épidémie, ils auraient dû faire des demandes d'autorisation de rassemblement, car il convient de rappeler que le régime juridique des manifestations en Suisse repose sur une procédure d'autorisation ce qui ne témoigne pas d'un grand libéralisme. Au moment du recours devant la CEDH, les mêmes avocats aurait dû aussi conseiller au président du syndicat de se joindre à la requête, ce qui aurait neutralisé l'argument selon lequel une personne morale ne peut être considérée comme victime.
L'épuisement des recours internes
La règle de l'épuisement des recours internes repose sur le caractère subsidiaire du mécanisme de garantie des droits de l'homme européen. La CEDH surveille le respect par les États de leurs obligations découlant de la Convention des droits de l'homme, mais elle n'a pas pour mission de se substituer à eux. Une jurisprudence Vuckovic et autres c. Serbie du 25 mars 2014 rappelle ainsi que les juges internes sont les mieux placés pour apprécier le contexte de l'affaire et protéger directement les droits de l'homme.
Il n'est pas contesté que le syndicat requérant n'a pas déposé de recours contre des décisions de l'administration lui refusant l'exercice de la liberté de manifester. Mais n'a pas davantage fait de recours contre la législation imposant une interdiction générale et absolue dans ce domaine.
Les premiers juges de chambre insistaient sur le fait que la règle de l'épuisement des recours internes devait être appréciée avec une certaine souplesse. La CEDH, par exemple dans un arrêt Balogh c. Hongrie du 20 juillet 2004, considère ainsi que les recours ouverts doivent être à la fois effectifs et accessibles. Concrètement, cela signifie qu'ils doivent permettre de remédier à la situation contestée, et offrir des chances raisonnables de succès. Les juges de 2022 ont donc examiné la jurisprudence du tribunal fédéral suisse et constaté que ses décisions relatives à la liberté de réunion en période d'épidémie étaient invariablement négatives. Il est vrai que, moins bien armés que les juges français en matière de mesures d'urgence, ils déclaraient bien souvent le recours irrecevable au motif que la date prévue de la manifestation ou de la réunion était passée au moment de l'audience. La noble sentence "il n'y a pas le feu au lac" trouvait ainsi un écho dans la jurisprudence suisse.
La Grande Chambre développe une analyse résolument contraire. Elle fait d'abord observer que le syndicat aurait pu susciter un contentieux relatif à un refus de manifestation, qui lui aurait permis d'invoquer le non-respect de l'article 11 devant les juges du fond. Elle note ensuite que s'il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité direct d'une loi fédérale, l'inconstitutionnalité peut néanmoins être invoquée par voie d'exception, à l'occasion d'un recours contre un refus d'autorisation de manifester. Or ce recours n'a jamais été employé, et il n'est pas démontré qu'il n'avait aucune chance de succès. En d'autres termes, la solution qui consiste à ne rien faire n'est pas la bonne. Le syndicat s'est abstenu de toute tentative pour faire écarter par les juges internes la législation qu'il conteste devant la CEDH.
Dès lors, la CEDH parvient à la conclusion que le syndicat ne peut se prévaloir de la qualité de victime et qu'il n'a pas épuisé les voies de recours internes. Elle n'a plus alors besoin de se demander si la législation portait une atteinte disproportionnée, ou pas, à la liberté de réunion. Cette solution permet de jeter un voile d'oubli sur les législations Covid mises en oeuvre par les États. Inutile de les sanctionner pour des ingérences dans les libertés qui ont été commises partout, et qui alors semblaient parfaitement justifiées, compte tenu des connaissances scientifiques de l'époque et de l'absence de vaccin durant la période concernée.
Le plus important dans l'arrêt est sans doute ce qui concerne... la France. Le gouvernement français a fait une tierce intervention dans la décision, comme d'ailleurs la Clinique de droit international d'Assas (CDIA). Tous deux ont également insisté sur la reconnaissance de l'autonomie des États dans la gestion de la crise sanitaire.
Certes, mais on s'étonne un peu de voir qu'un autre élément n'a pas été envisagé. En effet, le gouvernement suisse a plaidé, et obtenu, que le contrôle de constitutionnalité par la voie d'exception soit considéré comme une voie de recours interne. En France, ce contrôle s'appelle "question prioritaire de constitutionnalité". L'arrêt du 27 novembre 2023 risque ainsi d'inciter les requérants à faire une QPC à l'occasion de n'importe quel contentieux, dans le seul but de ne pas se voir reprocher l'absence de QPC par la suite, devant la CEDH. Et il y a dans l'affaire un côté amusant, ou pas. Car si la QPC pénètre ainsi plus fréquemment dans le contentieux européen, la CEDH risque de se poser des questions sur la conformité de la nomination de ses membres au principe d'indépendance objective, et sur la conformité du non-respect de son propre quorum au droit à un juste procès. D'intéressantes décisions en perspective.
La QPC : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 2 § 2 B