"Un quarteron de généraux en retraite", la célèbre formule employée par le général de Gaulle le 23 avril 1961 pour désigner les auteurs du putsch d'avril 1961, pourrait être utilisée pour évoquer d'autres généraux, ceux qui ont cru bon de faire connaître leur opinion sur la situation actuelle. Et elle est pour le moins tranchée puisque face aux multiples délitements de la société qu'ils dénoncent, ils prévoient “une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une
mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles”.
Ce discours a d'abord été publié sur un blog confidentiel "ouvert à tous les militaires à la retraite, d'active et de réserve qui aiment la France et réalisent que celle-ci est au bord du gouffre". Un pas en avant a ensuite été franchi, avec la reprise du texte dans Valeurs Actuelles.
A partir de cette publication, l'Effet Streisand a parfaitement fonctionné. Le petit groupe des signataires a obtenu une notoriété sans commune mesure avec son influence réelle. Certains lecteurs ont immédiatement dénoncé un appel au putsch, sans doute dans une analyse un peu hâtive. La lecture du texte révèle en effet un propos désordonné et ambigu, dans lequel un juge serait bien incapable de déceler un contenu opératoire.
Les auteurs du texte auront la satisfaction d'avoir su mobiliser des militants de gauche généralement divisés mais toujours prompts à s'entendre pour dénoncer des complots d'extrême droite. Au-delà de cet effet politique, somme toute très modeste, le texte permet d'évoquer une nouvelle fois la question de la liberté d'expression des militaires.
Car les militaires sont des citoyens et, à ce titre, ils disposent des droits de vote et d'éligibilité. Aux termes de l'article L 4121-3 du code de la défense, ils peuvent être candidats à toute fonction publique élective, à condition, pour les officiers généraux, qu'elle ne s'exerce pas dans le ressort de leurs fonctions. L'interdiction d'adhésion à un parti politique est alors suspendue pendant la compagne, et durant les fonctions s'ils sont élus. En dehors de cet engagement électoral, le statut des militaires ne leur interdit pas toute expression, mais les contraint aux obligations de réserve et de loyauté.
Réserve et loyauté
Elles concernent tous les militaires et sont imposées par l'article L. 4121-2 du code de la défense : « Les opinions ou croyances, notamment
philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent
cependant être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve
exigée par l'état militaire". Les deux notions de réserve et de loyauté sont en réalité extrêmement proches.
L'obligation de réserve impose au militaire, comme d'ailleurs à
l'ensemble des fonctionnaires, de faire preuve de retenue et de mesure
dans l'expression publique de ses opinions. Elle a pour but d'assurer le
respect du principe de neutralité du service public. Elle ne concerne
donc pas les opinions politiques, religieuses, ou philosophiques de la
personne et n'impose, pour reprendre la formule utilisée par Jean
Rivero, aucune "obligation de conformisme idéologique". Un militaire a donc le droit d'avoir des convictions politiques, qu'il exprime, comme chacun d'entre nous, à travers l'exercice du droit de vote.
Le problème est que ces idées ne peuvent être exprimées "qu'en dehors du service et avec la réserve
exigée par l'état militaire".
Le devoir de loyauté n'impose pas une obligation de nature différente
mais d'une intensité différenciée. Il impose au militaire une expression
conforme à la dignité du service auquel il appartient et à la place
qu'il occupe dans la hiérarchie. Un officier général doit ainsi
mesurer ses propos avec une attention particulière car ils seront
davantage écoutés et médiatisés, que ceux tenus par un militaire
du rang.
Le général Castagnetas. Les Frères Jacques
Extrait du film "La rose rouge". Marcello Pagliero. 1951
Seconde section, même devoirs
On objectera que la plupart des signataires de la tribune avaient quitté le service actif depuis longtemps, et ceux qui ont plus de 67 ans bénéficient désormais de la totale liberté d'expression attachée au statut de retraité.
Ceux qui n'ont pas atteint cet âge sont sans doute placés en "
seconde section des officiers généraux". Selon
l'article L 4141-1 du code de la défense, les officiers généraux placés en seconde section ne sont plus en activité dans les forces armées, mais ils demeurent "
maintenus à la disposition" du ministre de la défense. Ils peuvent donc être rappelés, par exemple en cas de guerre, ou "
pour les nécessités de l'encadrement". Bien entendu, cet éventuel rappel demeure théorique, et les généraux 2S ont une vie très semblable à celle de n'importe quel retraité de la fonction publique.
Il n'empêche que les dispositions de l'
article L 4141-4 du même code font peser les mêmes devoirs de loyauté et de réserve sur les officiers généraux de la seconde section. L
'article L 4137-2 affirme
que la sanction de radiation des cadres, la plus grave dans l'échelle
des sanctions, peut leur être appliquée s'ils ont manqué à l'un ou
l'autre de leurs devoirs. A dire vrai, c'est aussi la seule sanction
possible car il serait pour le moins étrange de prononcer l'exclusion
temporaire ou de mettre aux arrêts un officier qui n'exerce plus aucune
fonction dans les forces armées.
On notera qu'elle a été prononcée en 2017 contre l'un des signataires de la tribune. Il avait participé en février 2016 à
une manifestation anti-migrants qui se déroulait à Calais et qui avait
été interdite par la préfecture. Il y avait même pris la parole publiquement.
Dans un
arrêt M. P. du 22 septembre 2017, le Conseil d'État confirme la sanction de radiation des cadres de l'armée qui lui a été infligée pour un double manquement à la loyauté et à la réserve.
Dans le cas de la tribune publiée dans Valeurs Actuelles, il ne fait guère de doute que les signataires 2è Section pourraient être sanctionnés sur le même fondement. Quant au général P. qui a déjà été radié des cadres de l'armée, il ne court aucun risque. Rendu à la vie civile, il peut librement s'exprimer, y compris pour exprimer des opinions qui "heurtent, choquent ou dérangent" au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Personne n'est tenu de l'écouter et encore moins d'adhérer à ses propos.
Il reste évidemment à s'interroger sur le risque que prendrait l'Exécutif en engageant une procédure disciplinaire. Il est minime au regard de la réaction des membres des forces armées. L'écrasante majorité
des officiers généraux, d'active comme de seconde section, sont des personnes
responsables qui n'ignorent rien du poids que peut avoir leur parole et
qui savent l'utiliser avec mesure.
Leur loyauté et leur sens des réalités rend extrêmement peu probable une
quelconque protestation, surtout pour défendre d'anciens chefs aux
idées sentant la naphtaline.
Le contrôle du Conseil d'État
En revanche, la ministre de la Défense qui envisagerait d'engager des poursuites disciplinaires devrait s'interroger sur l'hypothèse d'un recours au Conseil d'État. Depuis l'
arrêt du 12 janvier 2011,
le Conseil d'Etat exerce en effet un contrôle de proportionnalité sur les
sanctions infligées aux militaires. Il avait alors admis que le chef
d'escadron de Gendarmerie
Jean-Hugues Matelly
avait violé l'obligation de réserve en publiant différents articles
contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de
l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction avait estimé disproportionnée
par rapport aux faits qui l'avaient motivée la sanction de radiation des
cadres prononcée à son encontre. Dans cette affaire, l'intéressé n'était pas général et
l'intensité de l'obligation de loyauté était donc moindre. Surtout, il
lui était reproché d'avoir écrit un article doctrinal dans le cadre
d'une étude diligentée par un centre de recherches universitaire, et de n'avoir pas réellement compris qu'il ne bénéficiait pas de la liberté d'expression attachée au statut d'enseignant-chercheur.
Les signataires de la tribune sont certes des officiers généraux, et, à ce titre, contraints à une réserve et à une loyauté plus grande que les autres membres des forces armées. En revanche, ils n'ont pas participé à une manifestation interdite et se sont bornés à signer un texte confus, si confus qu'il donne lieu à des interprétations diverses. Que penserait le Conseil d'État d'une sanction reposant sur un tel comportement ? Pour le moment, personne n'en sait rien et l'affaire mérite-t-elle que la question lui soit posée ?