L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 26 octobre 2023 confirme l'interdiction par le préfet de police de Paris d'une manifestation de "soutien à la Palestine" qui devait se dérouler le 28 octobre 2023 à Paris. Observons d'ailleurs qu'elle a finalement eu lieu, à la fois parce que les organisateurs n'entendaient pas respecter l'interdiction, et parce que certains participants ignoraient la décision du juge des référés, intervenue à 13 h 15, soit un peu plus d'une heure avant l'heure prévue du rassemblement. Quoi qu'il en soit, la manifestation a été dispersée par les forces de police avant d'avoir commencé son parcours qui devait la mener de la Place du Châtelet à celle de la République.
La conséquence de l'ordonnance du 18 octobre 2023
La décision du juge des référés du tribunal administratif de Paris est la conséquence de l'ordonnance du 18 octobre 2023, rendue par le juge des référés du Conseil d'État. Elle refusait de suspendre le "télégramme" adressé par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, donnant ordre au préfet de prononcer l'interdiction de toutes les "manifestations pro-palestiniennes". Mais en même temps, le juge des référés du Conseil d'État vidait fort habilement de son contenu ce "télégramme" requalifié en "instruction". En effet, le principe même d'interdictions générales et absolues de tous les cortèges était écarté, le juge se bornant à rappeler que les préfets étaient seuls compétents pour interdire une manifestation. Autrement dit, l'interdiction ne pouvait concerner qu'un seul rassemblement et l'arrêté devait exprimer clairement les motifs justifiant une ingérence aussi importante dans la liberté de manifestation. Le juge des référés du Conseil rendait donc aux préfets la compétence de droit commun dans ce domaine, l'instruction du ministre devenant en quelque sorte transparente. C'est donc le préfet de police de Paris, M. Nunez, qui a prononcé l'interdiction de la manifestation, et le juge des référés du tribunal administratif a logiquement été saisi par différentes associations, dont CPJPO Europalestine et le Nouveau Parti Anticapitaliste.
Sur ce point, l'ordonnance du juge administratif est sans surprise. Le retour au droit commun impose désormais la construction d'une sorte de jurisprudence, même si le mot est impropre en matière de procédures d'urgence. Les différents tribunaux administratifs vont néanmoins être appelés à se prononcer sur les différentes interdictions des manifestations de "soutien à la Palestine". Pour la seule journée du 28 octobre, des cortèges ont été organisés à Strasbourg, Marseille ou Brest, sans que la préfecture ait songé à les interdire. A Nice et Montpellier, des interdictions préfectorales ont été prononcées, mais elles ont été suspendues par les juges administratifs, permettant aux manifestations de se dérouler. A Paris, en revanche, l'interdiction a été confirmée.
De la diversité de ces situations, on ne doit cependant pas déduire l'incohérence des différentes décisions rendues par les juridictions administratives. En laissant à chaque préfet le soin d'apprécier la situation locale pour décider, ou non, de l'interdiction du cortège, le juge des référés du Conseil d'État a aussi laissé aux juges le soin d'apprécier les motifs invoqués par les préfets.
La place de la République. Elisée Maclet (1881-1962)
Ordre public immatériel
L'ordonnance du 26 octobre témoigne, à cet égard, d'une intéressante opposition entre les motifs invoqués par le préfet de police de Paris et les motifs retenus par le juge des référés.
Le préfet Laurent Nunez s'appuyait sur l'ordre public immatériel, notion qui est utilisée pour protéger l'intérêt général par le respect de certains principes fondamentaux. L'élément le plus connu de cet ordre public immatériel est le principe de dignité, considéré par le Conseil d'État comme un élément de l'ordre public depuis le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Et précisément, Laurent Nunez se fondait sur le principe de dignité pour interdire la manifestation du lendemain. Il invoquait ainsi "le risque sérieux de la tenue de propos antisémites", notamment par la programmation de prises de parole à l'arrivée du cortège". On se trouve ainsi au coeur de l'ordre public immatériel, et il faut bien reconnaître qu'en l'espèce, cette référence suscite quelques réserves juridiques.
D'une part, la jurisprudence Morsang-sur-Orge est demeurée exceptionnelle. Confronté à l'interdiction par le maire d'une attraction de mauvais goût intitulée "lancer de nain", le Conseil d'État s'est référé à la dignité de la personne de petite taille traitée comme un objet pour confirmer la légalité de la mesure prise par l'élu. On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l'interdiction, avait omis d'invoquer devant les juges la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains et dégradants. L'eût-elle fait, le Conseil d'Etat ne se serait sans doute pas appuyé sur le principe de dignité.
Surtout, cette jurisprudence a effectivement été employée une seconde fois, avec des effets franchement désastreux. Le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné à Saint Herblain. Il se fondait alors sur la violation du principe de dignité, l'intéressé étant susceptible de tenir des propos antisémites lors de cette soirée. On ne peut que rapprocher la situation avec celle de la manifestation interdite du 26 octobre. De la même manière en effet, le préfet de police se fondait sur des propos susceptibles d'être tenus par les militants lors de leurs prises de paroles. Dans les deux cas, et contrairement à l'affaire Morsang-sur-Orge, l'atteinte à la dignité était purement hypothétique.
Précisément, la décision Dieudonné de 2014 avait encouru les foudres de la doctrine juridique, qui ne pouvait accepter qu'une interdiction générale et absolue de l'exercice d'une liberté soit prononcée sur un motif hypothétique. Moins d'un an plus tard, dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, le juge des référés du Conseil d'État revenait, à petit bruit, à une analyse plus traditionnelle, estimant que l'interdiction du spectacle du même Dieudonné à Cournon d'Auvergne parfaitement disproportionnée. En effet, l'ordre public pouvait facilement être protégé en l'espèce. Le juge appliquait alors l'arrêt Benjamin de 1933, qui considère que l'interdiction générale et absolue ne peut être prononcée que si, et seulement si, l'ordre public ne peut être maintenu par d'autres moyens. Mais, dans l'arrêt Benjamin, c'est l'ordre public matériel qui est en cause.
Ordre public matériel
Le juge des référés du tribunal administratif de Paris admet certes la légalité de l'interdiction de la manifestation de "soutien à la Palestine", mais il préfère ne pas se référer à l'ordre public immatériel invoqué par le préfet.
Cela ne signifie pas, évidemment, que des propos antisémites ne risquaient pas d'être tenus lors des prises de paroles. Mais leurs auteurs sont connus, et peuvent être aisément poursuivis devant le juge pénal. Celui-ci dispose d'un arsenal complet pour poursuivre des propos antisémites, voire l'incitation au terrorisme ou l'apologie de ce même terrorisme. Toute parole louant les actions terroristes du Hamas est ainsi susceptible d'une ou plusieurs qualifications pénales.
Dans la droite ligne de la jurisprudence Benjamin, le juge des référés préfère noter "le risque important de troubles à l'ordre public matériels, eu égard à la déambulation des cortèges sur des voies très commerçantes et fréquentées". Il insiste sur le fait que les forces de police sont très mobilisées en cette journée du 26 octobre, notamment en raison d'un match de la coupe du monde de rugby.
A ces éléments s'ajoute la question de l'itinéraire choisi qui, manifestement, a été au coeur des divergences entre les organisateurs et la préfecture. Le juge observe en effet que le cortège devait passer "dans les quartiers du Marais et du Sentier où est implantée une communauté juive importante" ainsi que des lieux de culte et de nombreux commerces. Certes, il est toujours plus difficile de garantir le respect de l'ordre public dans ce genre de situation, mais on pourrait tout de même faire observer au juge administratif que le droit français ne connaît pas la notion de communauté, sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit de la communauté nationale. Si ces quartiers et les lieux de culte juifs risquent malheureusement d'être les cibles d'éventuels attentats, il appartient à l'ensemble de la communauté nationale de protéger ses membres. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que les seules difficultés du maintien de l'ordre public dans des quartiers aussi fréquentés le samedi suffisent à justifier le refus de suspendre l'interdiction.
Ce retour à l'ordre public matériel témoigne de la volonté du juge ne pas se laisser entrainer par des motifs qui pourraient être perçus comme idéologiques. La liberté de manifestation ne doit pas être à géométrie variable selon les convictions des uns ou des autres. Il suffit en effet que l'objet de la manifestation, tel qu'il figure dans la déclaration des organisateurs, ne soit pas, en tant que tel, constitutif d'infraction. Si, dans le cortège, des slogans antisémites ou d'apologie du terrorisme sont ensuite entendus, c'est au jugé pénal de sanctionner leurs auteurs. Car cette fois, l'atteinte à l'ordre public n'est pas hypothétique mais bien réelle.
L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2