« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 15 octobre 2025

La victime de la diffamation, identifiable ou non


La diffamation est définie par l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 comme "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne (...)". Dans une décision du 14 octobre 2025, la chambre criminelle de la cour de cassation précise qu'il n'est pas nécessaire que la personne soit nommée pour qu'il y ait diffamation. Lorsque les imputations ont été formulées sous une forme allusive ou déguisée, il suffit de faire planer le soupçon pour chaque personne ainsi identifiable ait qualité pour agir en diffamation.

En septembre 2018, l'assistante parlementaire d'un ancien député-maire du Val de Marne a porté plainte pour diffamation. Elle se référait aux propos diffusés sur le site du nouveau maire de la ville : "Entre temps, l'ancienne collaboratrice parlementaire de l'ex député-maire, lequel l'a vraisemblablement téléguidée, a insulté et provoqué des agents municipaux. Hurlements et grossièreté de sa part n'ont fait qu'empirer la situation dans le hall avant qu'elle ne soit évacuée de force". En octobre 2023, le tribunal correctionnel a déclaré l'auteur de ces propos, c'est-à-dire le nouveau maire, coupable de diffamation. Mais la cour d'appel a infirmé le jugement, estimant que la victime n'était pas identifiable, dès lors qu'il était seulement fait mention de son ancienne fonction d'assistante parlementaire, son identité n'étant pas clairement mentionnée. Or, l'ancien élu a eu plusieurs collaboratrices, et la cour considère que cette pluralité empêche que le délit soit constitué.

La Cour de cassation va, au contraire, admettre le pourvoi. Elle constate d'abord que l'altercation à laquelle il est fait allusion a eu des témoins et que l'évènement a été largement diffusé dans la commune. Elle considère ensuite que le fait que l'ancien élu ait eu plusieurs collaboratrices confère un intérêt à agir à chacune d'entre elle, dès lors que chacune peut s'estimer visée par les propos diffamatoires.

 

Une victime identifiable

 

Il est exact que la diffamation ne peut être constituée que si la personne est identifiable, mais cela n'impose pas qu'elle soit nommée. Dans une décision Chauvy c. France du 8 juin 2004, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) confirme la condamnation de l'auteur d'un ouvrage qui insinuait, sans vraiment l'affirmer, la culpabilité du résistant Raymond Aubrac dans l'arrestation de Jean Moulin. La thèse reposait sur le seul mémoire en défense de Klaus Barbie, fondement dépourvu de toute rigueur historique, et constituant une accusation diffamatoire.

La cour de cassation, quant à elle, admet également que la victime n'a pas besoin d'être nommée, pourvu qu'elle soit identifiable. Dans un arrêt du 30 mai 2007, la chambre criminelle reconnaît ainsi la diffamation, constituée par les propos d'un avocat se plaignant dans une interview du traitement soi-disant infligé à son client par la brigade financière. Il aurait été, selon lui, privé de nourriture et de traitement médical pendant un délai anormalement long. Les faits ne sont pas établis, mais les policiers visés étaient parfaitement identifiables, d'autant que les noms des responsables de la brigade financière étaient cités dans un autre article du même journal. Dans ce même arrêt, la cour précise toutefois que le caractère identifiable ou non de la victime résulte de l'appréciation souveraine des juges du fond.

 


La zizanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970 

 

La taille du groupe

 

En cas de pluralité de victimes potentielles, comme dans l'affaire du 14 octobre 2025, la question du caractère identifiable se pose en termes un peu différents. Il suffit en effet que la personne soit identifiable par un cercle relativement restreint de personnes, la famille, l'entourage ou le milieu professionnel. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle soit connue du grand public par une forme de médiatisation. Tel est le cas évidemment des assistants parlementaires d'un élu.

En revanche, la cour de cassation statue différemment lorsque le groupe est plus large. L'arrêt du 29 janvier 2008 pose une jurisprudence de principe, à propos de propos reprochés à l'amiral Philippe de Gaulle qui, dans un livre consacré à son père, écrivait : " (...) Je trouve scandaleux qu'on l'accuse d'avoir abandonné les Français d'Algérie, d'avoir laissé massacré plus d'un million de personnes. C'est faux ! Le bilan, avec plus de 185 000 morts, était déjà suffisamment lourd. Et puis, tout le monde ne voulait pas partir, comme ces 100 000 harkis qui ont rejoint l'armée algérienne ». Des associations de harkis ont alors porté plainte pour diffamation, mais la cour de cassation a estimé que la personne visée ne peut être un "membre d'une collectivité dépourvue de personnalité juridique (et) qui n'est pas suffisamment restreinte pour que chacun de ses membres puisse se sentir atteint". Le groupe constitué comme l'ensemble des harkis installés en France n'est donc pas considéré comme un groupe suffisamment restreint pour que ses membres soient identifiables comme victimes de diffamation.

Bien entendu, entre le groupe restreint, et le groupe plus vaste subsiste une large marge d'appréciation pour le juge. Il ne s'agit tout de même pas d'une jurisprudence "au doigt mouillé", car les juges du fond n'hésitent pas à recourir aux témoignages, aux éléments contextuels, pour démontrer le caractère identifiable ou non de la victime. Il convient toutefois d'observer que ce caractère identifiable justifie l'intérêt pour agir mais qu'il est sans lien avec la publicité de la diffamation. Si les propos diffamatoires ne sont diffusés qu'à un groupe restreint de personnes, celle-ci demeure une diffamation privée, et la peine contraventionnelle. 

En tout état de cause, cette jurisprudence est utile car elle permet de sanctionner les pires des diffamations. Elle vise en effet les auteurs d'insinuations, de rumeurs, de ragots en tous genres qui laissent planer le soupçon sur une personne sans la nommer. Comme dit Basile, dans le Barbier de Séville, : "D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?" 

 

La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 1 A 2


 

dimanche 12 octobre 2025

Haro sur la belle-mère !


Le Conseil constitutionnel, dans sa QPC du 9 octobre 2025 Mme Catherine I., épouse C., refuse de déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives qui interdisent l'adoption d'un même enfant par ses deux beaux-parents. A l'heure où les familles recomposées sont considérées comme participant d'une vie familiale normale, le Conseil constitutionnel se prononce en faveur d'une vision traditionnelle, voire traditionaliste, de la famille. L'audience vidéo est particulièrement éclairante sur ce point, avec l'intervention d'une association invoquant les "valeurs familiales" pour justifier une règle qui opère une discrimination parfaitement visible entre les beaux-parents d'un enfant.

En l'espèce, M. et Mme C., mariés en juin 1991, ont chacun un enfant né d'une précédente union, l'un en 1977 et l'autre en 1979.  Tous deux ont été élevés ensemble par le couple, et en 2023 la famille décide de donner un ancrage juridique à ce lien familial, à la fois pour des motifs affectifs et aussi pour protéger leurs enfants lors de leur succession. L'adoption de l'enfant de Madame C. par Monsieur C. se déroule sans aucune difficulté, actée par un jugement d'octobre 2024. En revanche, Madame C. se voit brutalement refuser l'adoption de l'enfant de son époux, au motif qu'il a déjà fait l'objet d'une adoption simple par le nouveau mari de sa mère. Ce dernier affirme donner son accord à cette nouvelle adoption, mais rien n'y fait. 

 


Image de la belle-mère

La méchante sorcière de l'Ouest

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939 

 

Une adoption, une seule

 

Madame C. se voit en effet opposer les dispositions de l'article 345-2 du code civil. D'une exemplaire concision, elles énoncent  que "nul ne peut être adopté par plusieurs personnes si ce n'est par deux époux, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux concubins". On l'a compris, les beaux-parents n'existent pas. Ces dispositions sont issues de l'ordonnance du 5 octobre 2022, prise en application de la loi du 21 février 2022 réformant l'adoption

Les motifs de cette prohibition ne sont guère explicités. Certes, le décret du 2 Germinal an XI c'est à dire la partie relative à l'adoption du nouveau code civil, énonçait déjà que "nul ne peut être adopté par plusieurs, si ce n'est par deux époux". L'origine de ces dispositions remonte donc à une époque où la famille recomposée était juridiquement inexistante. Reprises au fil des ans sans trop de discussion, elles auraient pu faire l'objet d'un vrai débat constitutionnel devant le Conseil. 

Figure ainsi dans la décision l'idée selon laquelle Madame C. n'est pas victime d'une règle automatique. En effet, l'article 345 alinéa 2 du code civil prévoit qu'une nouvelle adoption simple peut être demandée et prononcée après le décès de l'adoptant ou des adoptants. En d'autres termes, Madame C. doit espérer la mort du primo-adoptant... à moins qu'elle n'envisage de l'assassiner ? Quoi qu'il en soit, le Conseil en déduit que le droit n'interdit pas vraiment les adoptions multiples.  

 

Égalité devant la loi et prime au primo-adoptant

 

Il est évident que Mme C., alors qu'elle est dans la même situation que les autres adoptants, se trouve écartée par l'application d'une norme automatique. La chronologie est le seul motif qui lui est opposé. Elle ne peut adopter l'enfant de son mari, tout simplement parce que le mari de l'ex-femme de ce dernier l'a adopté avant elle.

Le Conseil constitutionnel ne nie pas la différence de traitement entre les conjoints respectifs des parents d’une personne, dès lors que seul l’un d’entre eux peut établir un lien de filiation adoptive avec elle. Il rappelle sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle "le principe de l'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général (...)". Cette formulation figure dans de nombreuses décisions, notamment celle du 18 mars 2009.

Il est absolument impossible de considérer que le beau-père et la belle-mère sont dans une situation différente au regard de l'adoption de l'enfant de leur conjoint. Reste donc le motif d'intérêt général, et le Conseil constitutionnel s'efforce d'en trouver un. Il se réfère donc à la nécessité de stabilité dans les liens de parenté et aux "difficultés juridiques qui résulteraient de l’établissement de multiples liens de filiation adoptive". Dans le cas de Madame C., ces motifs sont peu convaincants. La stabilité des liens est déjà établie depuis de longues années et il ne s'agit pas d'établir un mille-feuilles de liens de filiation mais plus simplement de prendre acte de la situation familiale, par ailleurs parfaitement harmonieuse, d'une famille recomposée.

Mais précisément, le cas personnel de Madame C. est sans importance puisqu'une norme d'application automatique lui est appliquée. Par ricochet, cette rigueur lui interdit aussi d'invoquer l'absence d'examen approfondi et individualisé de la situation de l'enfant et de l'adoptant, règle qui pourtant constitue le fondement de l'office du juge en matière d'adoption.

 

Le droit de mener une vie familiale normale

 

Le dernier motif invoqué devant le Conseil et relève du droit de mener une vie familiale normale. Le Conseil constitutionnel l'écarte rapidement, au motif que rien n'interdit à Madame C. de mener une vie familiale normale, alors même qu'elle n'a pas pu adopter l'enfant de son conjoint. Son rôle est celui d'une belle-mère et uniquement d'une belle-mère. Le Conseil fait observer que le beau-parent peut être  "associé à l’éducation et à la vie de l’enfant" et que "le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit pour le conjoint du parent d’une personne à l’établissement d’un lien de filiation adoptive avec celle-ci". On se réjouit tout de même que le Conseil ne soit pas allé jusqu'à préciser que la place de belle-mère est dans sa cuisine...

Enfin, mais heureusement, le Conseil ne l'a pas mentionné, il convient de citer le mémoire du secrétaire général du gouvernement invoquant l'origine de ce refus d'une adoption croisée. Il précise en effet que celle-ci multiplie les titulaires de l'autorité parentale... La famille C. a dû bien rire. Au moment de la demande d'adoption, les enfants C. sont âgés respectivement de 44 et 46 ans ! Autant dire que l'autorité parentale ne s'exerce plus guère.

La décision du 9 octobre 2025 apparaît ainsi comme une sorte de survivance d'une vision traditionnelle de la famille, vision dans laquelle les beaux-parents sont priés de rester à leur place. Le plus surprenant dans l'analyse réside sans doute dans l'absence de référence à l'inégalité désormais actées entre les enfants eux-mêmes. Au regard de la succession de leurs parents en effet, celui qui a bénéficié de l'adoption simple sera évidemment favorisé alors que l'autre ne sera qu'un tiers au regard de la belle-mère privée d'adoption. Mais cela n'a pas d'importance, car les "valeurs familiales" sont sauvegardées.


Le droit de mener une vie familiale normale : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 2

lundi 6 octobre 2025

La CEDH capitule : le droit de vote des détenus britanniques


Par une originalité toute britannique, l'opposition à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) s'est longtemps cristallisée, Outre-Manche, sur la question du droit de vote des détenus. 

 

L'arrêt Hirst de 2005

 

Tout avait commencé avec la  décision de Grande Chambre Hirst du 6 octobre 2005.  Le Royaume-Uni avait alors été condamné pour discrimination sur la base de l'article 3 du Protocole n° 1 à la convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à des élections libres. Une loi britannique de 1870 interdisait en effet aux personnes détenues, du seul fait de leur détention, de participer aux élections, prohibition confirmée par le Representation of the People Act de 1983. Il est vrai que M. Hirst était condamné pour avoir tué sa propriétaire à coups de hache, ce qui ne plaidait pas en sa faveur. Mais il n'en demeure pas moins que la Cour estime que la privation des droits civiques ne doit pas être la conséquence de la privation de liberté. La Cour laisse aux États la possibilité de prendre une telle mesure, mais elle doit être prononcée par un juge comme une peine distincte de l'emprisonnement.

Après l'arrêt Hirst, les autorités britanniques ont fait la sourde oreille et refusé de modifier la législation. Le 23 novembre 2010, dans une affaire similaire Greens et M. T. c. Royaume Uni, la Cour européenne a donc réitéré sa condamnation, donnant cette fois un délai de 6 mois aux autorités pour mettre le droit en conformité à la norme européenne. Aucun développement en ce sens n'a été entreprise, et le Royaume-Uni est une nouvelle fois condamné dans l'arrêt Firth et autres du 12 aout 2014, concernant une dizaine de requérants détenus, privés de participation aux élections législatives, européennes et locales. Enfin, une dernière condamnation intervient dans l'arrêt McHugh et autres c. Royaume-Uni du 10 février 2015, dans une actio popularis impliquant plusieurs centaines de requérants.

 

Le Hirst Group

 

Devant une telle résistance, la CEDH a placé le Royaume-Unis sous surveillance. Sur le fondement de l'article 46 de la Convention européenne, il appartient en effet au Comité des ministres de surveiller l'exécution des décisions de la Cour. Des procédures de contrôle renforcées et de renvoi en cas de refus d'exécution peuvent alors être mises en oeuvre. En l'espèce, la surveillance du Hirst Group a bien existé, mais elle a connu une évolution un peu surprenante. 

Certes, le Comité des ministres a formellement exigé du Royaume-Uni une réforme législative, mais celle-ci a finalement été remplacée par quelques ajustements d'ordre administratif. Peuvent désormais voter les condamnés qui sont en permission de sortie ou détenus à domicile sous la forme d'un couvre-feu. De fait, rien n'est changé sur le fond, car les personnes emprisonnées ne peuvent toujours exercer leur droit de vote, du seul fait qu'elles sont emprisonnées. Aucun juge n'intervient pour prononcer la privation de leurs droits civiques.

Le plus surprenant est que le Comité des ministres s'est contenté de cette mini-réforme purement cosmétique. En 2018, il a accepté de clôturer le suivi et donc de dissoudre le Hirst Group, renonçant finalement à exiger la reconnaissance du droit de vote à tous les détenus.

 

Voutch
 

 

La capitulation de la CEDH

 

Ce n'est donc pas le droit britannique qui a changé, mais la jurisprudence de la Cour européenne. Dans l'affaire Scoppola c. Italie du 22 mai 2012, la Grande Chambre revient ainsi sur sa vision d'un droit de vote indifférencié. Elle admet qu'un État développe des régimes dérogatoires, admettant la privation du droit de vote dans le cas d'une infraction particulièrement grave et/ou d'une peine particulièrement longue. Encore faut-il que ces régimes soient clairement précisés par la loi.

Dans l'arrêt Hora c. Royaume-Uni, le requérant purge une peine prononcée en 2007 pour des infractions graves, deux viols et une agression sexuelle. Conformément au droit anglais, sa peine est à durée indéterminée, avec un minimum de quatre ans, à l'issue de laquelle il peut demander une liberté conditionnelle. Il reste toutefois détenu depuis 2011 car la commission compétente n'a pas jugé bon de le libérer. Il se plaint de n'avoir pu participer aux élections législatives de décembre 2019.

Se fondant sur la jurisprudence Scoppola, les autorités britanniques insistent devant la CEDH sur le but légitime de cette interdiction de vote, au regard notamment de la prévention du crime et du respect de l'ordre public. Derrière ces arguments quelque peu étranges, car ce n'est tout de même l'exercice du droit de vote qui rend l'individu dangereux, apparaît le moyen essentiel reposant sur l'existence d'une large marge d'appréciation de l'État. A cela s'ajoute une appréciation sur le détenu lui-même et la gravité des infractions commises.

La décision de la Cour marque, en quelque sorte, l'abandon définitif de la jurisprudence Hirst. Elle refuse en effet d'ériger en principe général la règle selon laquelle les personnes détenues disposent du droit de vote. D'abord, elle constate l'absence de consensus européen sur ce point, appréciation tout à fait inédite si l'on considère que ce consensus ne devait pas davantage exister en 2005. Ensuite, et c'est sans doute le plus important, la Cour accepte de sa placer sur le seul terrain de la situation individuelle de M. Hora. Elle estime qu'elle ne dépasse pas la "marge acceptable" d'autonomie de l'État, compte tenu du risque qu'il représente pour la société. La Cour ajoute que cette marge est d'autant plus acceptable que l'interdiction de vote est limitée au temps de détention, argument peu convaincant si l'on considère que l'intéressé est condamné à une peine indéterminée et que, au moment de sa requête, l'incarcération minimum a déjà été prolongée de huit ans. De fait, la Cour déduit qu'il n'y a pas violation de l'article 3 du Protocole n° 1.  

On peut évidemment comprendre que la loi d'un État décide de priver de droit de vote les personnes qui purgent une peine d'emprisonnement. Le plus intéressant dans l'affaire réside ici dans l'attitude de la CEDH qui finalement décide de faire la paix avec le Royaume-Uni, au prix de la renonciation à une jurisprudence pourtant affirmée par sa Grande Chambre. On se souvient que, au moment des faits, se développait au Royaume-Uni, au sein du parti conservateur, une idéologie visant à conférer aux tribunaux britanniques l'exclusivité de l'interprétation de la convention européenne des droits de l'homme. Ce mouvement, parallèle au Brexit, visait ainsi, indirectement, à écarter de fait la compétence de la CEDH. La menace a, de toute évidence, porté ses fruits. La Cour préfère désormais ne pas susciter l'irritation britannique.


 

Le droit de suffrage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 1 § 1



jeudi 2 octobre 2025

Peut-on critiquer une décision de justice ?


La condamnation de Nicolas Sarkozy dans l'affaire du financement libyen de sa campagne électorale a donné lieu à un véritable déferlement de critiques. De la critique de la décision, on est passé à celle des juges, bien souvent exprimée sous une forme haineuse. Des menaces de mort ont été proférées à l'encontre de la présidente du tribunal, et certains ont même réclamé que soit octroyé au président de la République un droit de révoquer les juges. Ce trumpisme à la française est inquiétant, si l'on considère qu'il révèle une étrange conception de la séparation des pouvoirs. 

Heureusement, pour bruyante qu'elle soient, cette agitation n'a finalement qu'un impact modéré sur l'opinion. Selon un sondage Elabe récent pour BFMTV, 58 % des Français considèrent le tribunal a rendu une décision impartiale appliquant le droit, et 72 % sont choqués par les menaces proférées à l'encontre des magistrats. La stratégie de victimisation à tout prix de Nicolas Sarkozy semble donc avoir échoué.

Il n'en demeure pas moins que ce déferlement de haine soulève la question du droit à la critique des décisions de justice. Il est évident que, dans un État de droit, la justice ne saurait être à l'abri de toute discussion. Les justiciables, les universitaires, les associations ou les simples citoyens peuvent discuter, commenter et, d'une manière générale, jeter un regard critique sur les décisions de justice.

Lorsque les positions s'expriment dans les médias, le droit positif se montre néanmoins nuancé, et il distingue clairement la critique des décisions de justice de celle des juges. Et précisément, cette distinction s'applique pleinement dans le cas de Sarkozy.

 

La critique des décisions de justice

 

L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantissent également la liberté d'expression. Depuis une décision du 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle que la presse joue "un rôle éminent" dans un État de droit. Elle peut donc librement communiquer sur des thèmes d'intérêt général, et le fonctionnement de la justice entre dans cette catégorie. Les journalistes, ainsi que les responsables politiques qui s'expriment dans les médias, sont donc fondés à discuter de la manière dont l'institution judiciaire remplit sa mission. Il s'agit clairement d'un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la CEDH.

Certes, mais la CEDH ajoute, dans ce même arrêt Prager et Obserschlick, qu'il " convient cependant de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir". La critique de la décision de justice trouve ainsi ses limites, "dans la prohibition des attaques personnelles", formule régulièrement employée dans la jurisprudence.

 


 Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1972

 

La critique des juges

 

Observons que certaines professions sont soumises à une obligation de réserve, à commencer par les magistrats eux-mêmes par l'article 10 de l'ordonnance du 10 décembre 1958. Face à la déferlante de haine dont ils sont victimes, les juges qui ont condamné Nicolas Sarkozy n'ont donc pas le droit de se défendre, car leur propos serait considéré comme une "démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions". En revanche, rien n'interdit au procureur financier Jean-François Bohnert, de rappeler, comme il l'a fait sur RTL que "notre boussole, c'est la règle de droit". Si les avocats ne sont pas, à proprement parler, soumis à un devoir de réserve, l'article 3 du décret du 30 juin 2023 portant code de déontologie exige qu'ils fassent preuve "de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie". 

En tout état de cause, en dehors du statut particulier de certaines professions, le droit commun permet de sanctionner une critique visant directement les juges et non plus leurs décisions.

L'injure publique peut ainsi sanctionner des propos dénigrant ou outrageant un magistrat, sans qu'il soit fait référence à des faits précis. Parmi d'autres décisions, on peut évoquer celle rendue par la cour d'appel d'Orléans le 20 octobre 2008 qui confirme la condamnation pour injure d'un prévenu qui, en sortant du cabinet de la juge d'instruction après sa première audition, avait tenu ce langage pour le moins fleuri : "Elle se prend pour qui cette gamine ? Elle sait pas qui je suis. Elle est mal baisée. J'aurais mieux fait de lui casser la mâchoire à cette pute".

Les accusations factuelles mentionnant des faits précis relèvent, quant à elles, de la diffamation publique. Dans une décision du 1er septembre 2004, la chambre criminelle de la cour de cassation valide ainsi la condamnation pour diffamation d'un journaliste qui avait accusé un magistrat d'appartenir à la franc-maçonnerie, le présentant comme "juge de la fraternité, juge de la partialité et parjure de la République".

En dehors de l'injure et de la diffamation, relevant des délits de presse, et donnant lieu à des peines d'amende, l'outrage à magistrat peut aussi être utilisé pour sanctionner des critiques particulièrement violentes. Réprimé par les article 434-24 et 435-24 du code pénal, ce délit est puni de six mois d'emprisonnement et 7500 € d'amende. Il est constitué lorsqu'une expression outrageante s'adresse directement à un magistrat de l'ordre judiciaire dans l'exercice de ses fonctions. La chambre criminelle précise, dans un arrêt du 25 mars 2025, que cet outrage peut être public et, par exemple, s'exprimer sur Facebook. Tel est le cas d'un plaideur insatisfait d'une décision juridictionnelle qui s'adressant aux juges écrit : "Vous êtes des guignols, des nuls inefficaces et dangereux". Visant une magistrate en particulier, qualifiée de "folle" et de "criminelle", il ajoute : "ça va très mal passer (...), je vous le dis madame la juge, je vous le dis dans les yeux".

 

Le cas de Nicolas Sarkozy

 

Si l'on considère les propos tenus publiquement à propos du jugement de Nicolas Sarkozy, on peut s'interroger sur les démarches engagées. On sait qu'une vingtaine d'avocats ont porté plainte contre l'intéressé lui-même qui a déclaré que le jugement "violait toutes les limites de l'État de droit". Certes, la formule n'a aucun sens, et d'ailleurs l'ancien président de la République se garde bien de dire quelles limites ont été franchies. Il semble difficile toutefois de considérer qu'il y a injure, car il n'y a pas réellement d'expression outrancière de la pense. La diffamation ne semble pas davantage acquise, car il n'y a imputation d'aucun fait précis. Enfin l'outrage à magistrat n'est pas non plus évident, les propos s'en prenant davantage au procès qu'à ceux qui l'ont jugé. En tout état de cause, l'ancien président a eu quelques jours pour maudire ses juges, comme tout justiciable furieux d'être condamné.

En réalité, les auteurs d'infraction devraient être recherchés ailleurs, et d'abord dans certains médias. Le fait, par exemple, pour une chaine d'information, de titrer en bandeau sur le procès politique de Nicolas Sarkozy, sans guillemets, revient à accuser la justice de partialité politique. La diffamation comme l'outrage pourraient sans doute être invoqués. Le pire se trouve cependant sur les réseaux sociaux, et notamment sur les menaces de mort visant la présidente du tribunal. Mais nous entrons là dans une infraction qui dépasse largement l'injure, la diffamation, voire l'outrage à magistrat. Le délit de menace de mort est puni de 3 ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende. Il ne reste plus qu'à espérer que les auteurs de ces propos inadmissibles tenus à l'égard des juges se retrouveront bientôt devant le tribunal correctionnel. 


 

Le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4 introduction  


dimanche 28 septembre 2025

Nicolas Sarkozy face à l'exécution provisoire


Le dessin de Patrick Chappatte publié dans La Tribune du dimanche 28 septembre illustre sans doute mieux qu'une longe analyse le débat qui agite la classe politique et la presse à propos de la condamnation de Nicolas de Sarkozy à cinq années d'emprisonnement pour association de malfaiteurs. L'espace médiatique est en effet saturé par ceux qui dénoncent une décision de justice qui, selon eux, serait le pur produit d'un complot de juges gauchistes exprimant leur détestation de l'ancien Président de la République. "Pourquoi tant de haine ?" soupire l'intéressé. Mais il tient dans sa main un code pénal, et la haine qu'il perçoit n'est rien d'autre que la simple application de la loi pénale. Car elle s'applique à tous, y compris à Nicolas Sarkozy.

 

 

 Patrick Chappatte. La Tribune, 21 septembre 2025

 

Mensonges et approximations 

 

On ne peut que conseiller aux lecteurs de lire le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Paris, ce qui leur évitera d'être influencés par les mensonges en tous genres formulés dans les médias.  On nous dit que le dossier est vide, alors que de longs développés sont consacrés aux actes délictueux commis. On nous dit que les juges ont lavé Nicolas Sarkozy de toutes les accusations avant de le condamner à cinq ans de prison, alors que sa condamnation pour association de malfaiteurs est affirmée très rapidement. Observons d'ailleurs que, selon les articles 450-1 et suivants du code pénal, l'association de malfaiteurs est punie "d'au moins cinq ans de prison", peine pouvant être portée à dix ans d'emprisonnement lorsque l'infraction préparée est elle-même passible de la même peine. Nicolas Sarkozy a donc été puni du minimum de la peine, alors même que l'association de malfaiteurs est passible de dix ans d'emprisonnement.

Le débat le plus vif concerne toutefois l'exécution provisoire, débat qui ne fait d'ailleurs que rebondir puisque la question avait déjà été soulevée lors de la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics. 

 

L'exécution provisoire

 

L'exécution provisoire est définie comme la mise en œuvre immédiate d’une décision de justice malgré l’exercice d’une voie de recours. En matière civile, l'exécution provisoire des décisions de première instance est de droit, sauf si la loi ou le juge en dispose autrement (articles 514 et 514-1 du code de procédure civile). En matière pénale, l'exécution provisoire permet de déroger à l'effet dévolutif de l'appel, et de rendre immédiatement applicable une décision non définitive.

Certes, l’article 708 du Code de procédure pénale précise que "l'exécution de la ou des peines prononcées à la requête du ministère public a lieu lorsque la décision est devenue définitive". Mais l'article 465 du même code introduit une nuance de taille : "S'il s'agit d'un délit de droit commun (...) et si la peine prononcée est au moins d'une année d'emprisonnement sans sursis, le tribunal peut, par décision spéciale et motivée, lorsque les éléments de l'espèce justifient une mesure particulière de sûreté, décerner mandat de dépôt ou d'arrêt contre le prévenu". Ces dispositions figurent dans la partie législative du code de procédure pénale. C'est donc la loi en vigueur qui a été appliquée à Nicolas Sarkozy, dans des conditions parfaitement régulières, puisque la peine prononcée était supérieure à une année d'emprisonnement.

On observe d'ailleurs que cette pratique relève désormais du droit commun. Les statistiques officielles du ministère de la Justice indiquent ainsi que le taux de mise à exécution immédiate s'élève à 87 % des affaires en matière correctionnelle. Nicolas Sarkozy ne devrait donc pas être surpris par cette décision, d'autant qu'il a déjà été condamné à des peines immédiatement exécutoires. Mais il s'agissait d'emprisonnement assorti du sursis, la prison ferme se limitant à une seule année, et permettant donc à l'intéressé de purger sa peine avec un bracelet électronique.

 

La motivation de l'exécution provisoire

 

La seule condition imposée au juge est de motiver sa décision d'exécution provisoire de la peine. Le Conseil constitutionnel, depuis sa QPC du 2 décembre 2011 confirmée par la la décision du 25 mars 2025, affirme que "la faculté d'ordonner l'exécution provisoire répond à un objectif d'intérêt général visant à favoriser l'exécution de la peine et prévenir la récidive". Elle met donc en oeuvre "l'exigence constitutionnelle qui s'attache à l'exécution des décisions de justice".

En ce qui concerne Nicolas Sarkozy, le tribunal correctionnel motive sa décision par "l'exceptionnelle gravité des faits" et la "nécessité de garantir l'effectivité de la peine au regard de l'importance du trouble à l'ordre public causé par l'infraction". En l'espèce, la référence à l'effectivité de la peine ne peut être assimilée au seul risque de fuite. Elle réside plutôt dans la nécessité de faire exécuter, au moins partiellement, une peine privative de liberté de cinq années d'emprisonnement. Pour les juges, la gravité des faits, et donc l'atteinte à l'ordre public qu'ils entraînent, justifie que Nicolas Sarkozy aille en prison. 

Son incarcération sera nécessairement très brève. En effet, l'article 509-1 du code de procédure pénale énonce que, lorsque la personne est en détention, le procès en appel doit intervenir dans un délai de quatre mois. Cela signifie concrètement que Nicolas Sarkozy retrouvera nécessairement sa liberté à cette date, jusqu'à ce que la décision soit prononcée. En attendant, il lui reste encore à comparaître devant le juge pour subornation de témoin, sans oublier l'enquête ouverte sur ses liens avec le Qatar.

En revanche, les juges décident d'un mandat de dépôt différé. Cette mesure dispense Nicolas Sarkozy de l'humiliation de sortir du tribunal, menottes aux poignets, pour se rendre directement à la prison. On sait qu'il est convoqué le 13 octobre pour connaître la date de son incarcération, délai qui lui laisse le temps de s'y préparer. En revanche Wahid Nacer, disposant d'une installation en Suisse, et Alexandre Djouhri, double national franco-algérien, ont tous les deux fait l'objet d'un mandat de dépôt immédiat, justifié par le risque de fuite.

Son incarcération sera nécessairement très brève. En effet, l'article 509-1 du code de procédure pénale énonce que, lorsque la personne est en détention, le procès en appel doit intervenir dans un délai de quatre mois. Cela signifie concrètement que Nicolas Sarkozy retrouvera nécessairement sa liberté à cette date, jusqu'à ce que la décision soit prononcée. En attendant, il lui reste encore à comparaître devant le juge pour subornation de témoin, sans oublier l'enquête ouverte sur ses liens avec le Qatar.

L'exécution provisoire a été introduite dans le droit pénal en 1986, à l'initiative d'Albin Chalandon à l'époque Garde des Sceaux. Depuis lors, elle a certes été remise en cause par Robert Badinter qui estimait que cette procédure portait atteinte au droit d'appel en le rendant non pas inexistant, mais ineffectif. Mais l'exécution provisoire  a été immédiatement rétablie lorsque la droite est revenue aux affaires. Les amis de Nicolas Sarkozy, et son électorat, ont toujours soutenu cette mesure,  présentée comme un moyen de lutte efficace contre la récidive des petits délinquants, mais détestée lorsqu'elle touche un ancien président de la République. Le juge constitutionnel lui-même l'a admis pour les mêmes motifs, jugeant que le droit de faire appel n'était pas atteint puisqu'il pouvait s'exercer, même à partir d'une prison. Aucun débat de fond n'a été engagé sur ce point, et c'est dommage. 

 

Le droit au juge: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 2 A

mercredi 24 septembre 2025

Les Invités de LLC - Elie Barnavi - Confessions d’un bon à rien

LLC offre à ses lecteurs un extrait du livre d'Élie Barnavie "Confessions d'un bon à rien", publié en 2022 chez Grasset. La réflexion d'un homme des Lumières - il y en a toujours aujourd'hui - sur le libéralisme et les libertés.


Élie BARNAVI

Confessions d'un bon à rien

2022

 


 



« Je me méfie comme d’une peste de l’utopie, cette grande pourvoyeuse de goulags, je ne veux pas d’homme « nouveau », rééduqué à coups de slogans et forcé à marcher au pas cadencé vers la société parfaite qu’on a imaginée pour lui, je ne désire ni perfection sociale ni pureté révolutionnaire d’aucune sorte. La bonne société à laquelle j’aspire est imparfaite, car nous sommes des êtres imparfaits, mais perfectible, puisque nous sommes des êtres doués de raison et capables d’empathie. Je suis Montaigne plutôt que Thomas More, Condorcet plutôt que Rousseau – Ah ! ce  « on forcera [l’homme] d’être libre » –, Jaurès plutôt que Blanqui, et oui, Aron plutôt que Sartre. J’avais compris avant de lire Pascal que « qui veut faire l’ange fait la bête », avant de faire de Tocqueville l’un de mes auteurs de chevet, que les deux grands principes au cœur de la démocratie moderne, l’égalité et la liberté, sont tout bonnement contradictoires – vous voulez l’égalité absolue, vous n’aurez pas de liberté (ni, d’ailleurs, l’égalité), vous aspirez à la liberté sans entrave, alors oubliez l’égalité, et même la liberté (sinon celle du loup dans la bergerie). On aura compris, je suis social-démocrate.

        Mais qu’est-ce que cela veut dire, surtout aujourd’hui, où l’on nous dit sur tous les tons que la social-démocratie est moribonde, incapable qu’elle est à répondre aux défis de notre temps ? Ce n’est pas ici le lieu de faire de la théorie politique, et d’ailleurs je ne tiens pas tant que cela au terme lui-même ; si l’on en trouve un meilleur, je suis preneur. Ce que j’entends par là est un système qui accorde du mieux qu’il peut, par hypothèse imparfaitement, ces deux exigences contradictoires de l’égalité et de la liberté. Pas toute l’égalité, ni toute la liberté, mais le plus possible d’égalité et de liberté, ensemble. Ce n’est pas exaltant, ça ne promet pas des lendemains qui chantent, ni même la lune, mais c’est faisable et surtout, ça respecte mon principe primordial : primum non nocere. » 

« Comme tout social-démocrate, mon rapport au libéralisme est ambivalent. Dans les pays anglo-saxons, le vocable a conservé son sens premier de doctrine de la liberté individuelle. En France, malgré une tentative de réhabilitation dans les années 80 du siècle dernier, il a fini par se confondre, du moins à gauche, avec l’ultra-libéralisme, autrement dit le capitalisme le plus débridé, et c’est dommage. Je pense que l’erreur conceptuelle a été de faire du capitalisme une idéologie à part entière, alors qu’il n’est que le versant économique du libéralisme. Disons que je suis libéral, en ce sens que je constate que le capitalisme est une formidable machine à fabriquer des richesses, mais un libéral partisan de la puissance publique interventionniste, régulatrice et distributrice. Le capitalisme corrigé par l’exigence de justice sociale. Car pourquoi et au nom de quoi la liberté serait-elle bridée dans tous les domaines de l’activité humaine, sauf dans la faculté d’accumuler des biens ?

        Après avoir désespéré Billancourt, il me faut encore atterrer le Palais-Bourbon. Socialiste (rose pâle) par conviction, je suis démocrate par raison. Les citoyens qui ne votent pas me désespèrent. Mark Twain aurait dit que, « si le vote faisait une différence, ils ne nous laisseraient pas voter ». Comme la plupart des aphorismes prêtés aux grands hommes, c’est une sottise joliment dite. Le vote ne ferait-il aucune différence ? À quelques milliers de voix près, George W. Bush a été élu contre Al Gore, et la différence a pris la forme d’une guerre atroce et inutile. La démocratie n’est pas une valeur – le meilleur argument contre la démocratie, disait Churchill, c’est cinq minutes de conversation avec un électeur moyen, et il avait raison, j’en ai fait souvent l’expérience –, mais un outil. La véritable valeur, c’est la liberté, ou plutôt les libertés ; or la démocratie (libérale) est le seul régime capable de les assurer. Donnez-moi un autre qui me garantisse les droits fondamentaux tout en empêchant un Trump ou un Bolsonaro d’accéder (démocratiquement) au pouvoir, et je vous cède volontiers la démocratie. Mais il n’y en a pas. Le gouvernement des élites ? des juges ? des philosophes ? Vous me faites rire… »


lundi 22 septembre 2025

Le drapeau palestinien, ou le déféré à géométrie variable


En ce jour de reconnaissance par la France de l'État de Palestine, l'attention se focalise sur un point particulier. Certains élus ont en effet décidé de pavoiser leur mairie aux couleurs palestiniennes, élus de plus en plus nombreux après l'appel d'Olivier Faure les incitant à une telle mesure. Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur démissionnaire, a alors demandé aux préfets, par un "télégramme" du 19 décembre d'interdire cette pratique et de saisir la juridiction administrative d'un déféré en cas de manquement.

Une observation préalable s'impose. Le régime juridique n'est pas identique pour les drapeaux arborés par les particuliers, soit dans la rue, soit à leur fenêtre, et pour ceux hissés sur les mairies. 

 

Le drapeau arboré par des personnes privées

 

Dans le premier cas,  le droit français s'inspire largement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, affirmée dans l' arrêt Faber c. Hongrie du 24 juillet 2012 Le fait d'arborer un drapeau relève, aux yeux de la CEDH, de la liberté d'expression. Elle sanctionne alors le droit hongrois de l'époque qui avait infligé une peine d'amende au leader du parti hongrois d'extrême-droite Jobbik. Lors d'une manifestation, lui-même et ses partisans avait porté le drapeau du Parti des Croix Fléchées,  parti pro-nazi hongrois de 1040 à 1945. L'analyse se rapproche considérablement du Symbolic Speech américain, qui considère le fait de porter un drapeau, y compris la Bannière étoilée, comme une expression non verbale. 

Les juges français se sont largement inspirés de la jurisprudence européenne. Dans une ordonnance de référé du 4 juillet 2025, le Conseil d'État confirme ainsi la suspension de l'arrêté du maire de Chalon-sur-Saône qui avait interdit  d'arborer le drapeau palestinien dans l'espace public, soit dans la rue, soit en façade des immeubles, soit encore en le vendant sur les marchés.

Lorsque le drapeau est hissé sur un bâtiment public, et particulièrement la mairie, sa situation juridique est bien différente. 

 

 

La rue pavoisée. Henri Lebasque. 1865-1937
 

 

Le principe de neutralité

 

C'est alors le principe de neutralité qui s'applique. On sait qu'il  trouve son origine dans la loi de séparation des églises et de l'État du 9 décembre 1905, mais il dépasse largement l'expression des convictions religieuses. Est sanctionnée avec une rigueur identique l'expression de convictions politiques qui constitue une rupture d'égalité devant le service public. Sont ainsi annulées toutes les délibérations décidant de placer sur ou dans les mairies des signes exprimant des opinions politiques, religieuses ou philosophiques. C'est ainsi que le tribunal administratif de Montreuil, le 6 décembre 2024, a suspendu la délibération du conseil municipal de la ville de Montfermeil décidant de suspendre une banderole de soutien à la cause palestinienne sur le fronton de la mairie. Ce principe a été réaffirmé le 16 septembre 2025 par le juge des référés du Conseil d'État, à propos d'une banderole "Stop au génocide"placée sur la maire d'Ivry-sur-Seine. 

Les drapeaux étrangers sont l'objet d'une jurisprudence identique. Le Conseil d'État, dès le 27 juillet 2005, annulait déjà la délibération du conseil municipal de la commune de Sainte-Anne en Martinique, visant à faire flotter un drapeau indépendantiste, dépourvu de statut légal, sur la façade de la mairie. La jurisprudence récente montre qu'il en est de même des drapeaux palestiniens. Aujourd'hui, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy Pontoise, le 20 juin 2025, suspend la décision de la mairie de Gennevilliers de hisser sur son fronton les couleurs palestiniennes. Il y a à peine deux jours, le 20 septembre 2025, ce même juge ordonnait le retrait de ce même drapeau de l'hôtel de ville de Malakoff, sous astreinte d 150 € par jour. 

Il convient toutefois de s'interroger sur l'éventuelle influence de la couleur du drapeau sur les décisions de justice. 

Le drapeau ukrainien a, lui aussi, fait l'objet d'une injonction de retrait avec astreinte. La ville de Saint-Germain-en-Laye a ainsi été contrainte de le retirer du fronton de l'Hôtel de ville, par une ordonnance du tribunal administratif de Versailles le 20 décembre 2024. Mais le juge sanctionnait alors l'incompétence du maire qui avait omis de demander un vote du conseil municipal. On peut se demander s'il devenait alors possible d'invoquer la libre administration des collectivités locales, pour justifier un tel acte. Sur le fond, le juge précisait que cette initiative était encouragée par le gouvernement et n'avait rien d'une revendication politique, exprimant au contraire "la solidarité envers une nation victime d'une agression militaire". 

Cette formulation pourrait sans doute être transposée au cas palestinien, la population civile de Gaza étant victime d'une opération militaire qui n'entre plus, depuis longtemps, dans la définition de la légitime défense. Mais on ne la retrouve pas dans la jurisprudence, sauf peut-être, indirectement, dans l'ordonnance d'aujourd'hui, 22 septembre 2025, rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier. Elle sanctionne le pavoisement du drapeau palestinien à Grabels, affirmant que le gouvernement aurait pu autoriser le drapeau palestinien, le jour de la reconnaissance de l'État de Palestine.

Dans le cas du drapeau israélien, la jurisprudence se montre également plus souple. C'est ainsi que le tribunal administratif de Nice, saisi en référé le 31 mai 2024 par une association qui contestait la décision du maire d'arborer sur l'Hôtel de ville le drapeau israélien, a écarté la demande de suspension pour défaut d'urgence.  


Déféré, ou pas

Les différences dans le traitement jurisprudentiel s'expliquent largement par les pratiques gouvernementales. Dans le cas des drapeaux ukrainiens et israéliens, les préfets n'ont reçu aucune instruction leur demandant de déférer systématiquement au juge administratif les arrêtés municipaux en vue de leur suspension. De fait, il n'y a pratiquement pas eu de recours contre le pavoisement avec le drapeau ukrainien, qui a concerné un nombre immense de bâtiments publics. Qui aurait osé faire une telle requête ? Quant au drapeau israélien, son usage a quelquefois été contesté, notamment à Nice. Il ne s'agissait toutefois pas d'un déféré du préfet mais d'un référé émanant d'associations de soutien au peuple palestinien. Il devenait alors beaucoup plus facile d'invoquer le caractère politique de la démarche. Dans le cas du drapeau niçois, il a finalement été retiré à la demande du préfet, sans intervention du juge.

Le gouvernement n'a pas vraiment fait preuve de mansuétude comparable à l'égard du drapeau palestinien. Bruno Retailleau a ainsi donné l'ordre aux préfets de déposer des déférés pour chaque commune pavoisée aux couleurs palestiniennes. Cette démarche est très probablement inutile, car les communes, même modestes, peuvent "s'offrir" une astreinte de 150 € par jour comme à Gennevilliers, surtout qu'il s'agit d'arborer le drapeau pour le jour unique de la reconnaissance de l'État. Il n'est d'ailleurs pas impossible que les juges aient prononcé une astreinte aussi faible pour ne pas trop décourager l'initiative. Surtout, le gouvernement aurait très bien pu autoriser les communes à pavoiser avec le drapeau des deux États, Israël et la Palestine, comme l'a fait la ville de Saint-Ouen. Une occasion manquée.

 

Le principe de neutralité : chapitre 10, section 1 § 2  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 



 

vendredi 19 septembre 2025

La voix de l'enfant, victime d'un enlèvement international


L'arrêt M. P. c. Grèce rendu le 9 septembre 2025 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) devrait susciter l'intérêt de tous ceux qui ont pour mission la protection de l'enfance. C'est enfant la première décision par laquelle, dans le cas d'un enlèvement d'enfant, elle impose aux juges internes d'envisager son audition avant de statuer sur son retour auprès d'un de ses parents.

 

Un enlèvement international 

 

Dans le cas présent, la requête a été déposée par une femme de nationalité grecque qui a rencontré un homme d'origine grecque mais ayant la nationalité américaine. Le couple s'est marié en avril 2016 aux États-Unis où il s'est installé, d'abord à Houston puis à Orlando, et deux enfants sont nés en 2016 et 2018. Mais les épisodes conflictuels se multiplient, et l'épouse se rend à Rhodes en octobre 2020. Bien que la date de son retour aux États-Unis ait été fixée, d'un commun accord, à février 2021, elle reste en Grèce, et s'y installe durablement. En août 2021, le mari saisit donc les tribunaux grecs, dans le but d'obtenir le retour aux Etats-Unis de ses enfants, et s'installe à Rhodes temporairement. L'épouse, de son côté, porte plainte contre son mari pour non-versement des pensions alimentaires et violences envers les enfants. Finalement, en juillet 2024, la justice grecque attribue la garde des enfants au père et celui-ci repart avec eux aux États-Unis en décembre de la même année.

Sur le fond, il n'y a pas grand-chose à dire d'une affaire qui ressemble à toutes les affaires d'enlèvement international d'enfants. Son intérêt réside exclusivement dans la procédure suivie, car il est constant que les tribunaux grecs n'ont pas procédé à l'audition des enfants, âgés en 2024 de six et huit ans. La requérante y voit un manquement à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

Voutch

 

L'audition de l'enfant, une procédure à envisager

 

Mais la Convention européenne n'est pas le seul traité susceptible d'être invoqué devant la CEDH. Dans son arrêt Neuligner et Shuruk c. Suisse rendu en Grande Chambre le 6 juillet 2010, la Cour affirme que, dans le cas notamment d'un enlèvement d'enfant, le respect du droit au respect de la vie familiale doit s'interpréter à la lumière de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989.

Elle effectue relativement souvent ce travail d'interprétation, mais, jusqu'à présent, ses décisions venaient surtout sanctionner l'inertie ou la négligence de juges internes, peu pressés de rendre des enfants mineurs à un parent étranger. Par exemple, dans la décision du 15 janvier 2015 M. A. c. Autriche, la Cour sanctionne le défaut de diligence des juges autrichiens, qui n'ont pas exécuté avec le diligence requise les décisions de la justice italienne ordonnant le retour d'un enfant enlevé par sa mère. De même, dans l'arrêt K. J. c. Pologne du 1er mars 2016, la Cour sanctionne les autorités polonaises qui n'ont tenu aucun compte des expertises psychologiques montrant que l'enfant supportait bien le partage de la garde entre ses deux parents, alors que sa mère affirmait le contraire pour justifier l'enlèvement.

La question de l'audition de l'enfant lors de la procédure a déjà été évoquée, dans des décisions où elle avait eu lieu. La Cour s'est alors efforcée d'apprécier la place que doit prendre cette audition dans le processus de décision. Dans un arrêt Blaga c. Roumanie du 1er juillet 2014, la Cour affirme ainsi que les juges ne peuvent appuyer leur décision sur la seule audition des enfants. Celle-ci est certes un élément de la décision, mais le rôle du juge ne consiste pas à suivre aveuglément leur désir. De la même manière, leur opposition au retour chez l'un des parents ne fait pas nécessairement obstacle à ce retour, si les juges estiment que c'est leur intérêt, principe affirmé dans la décision Raw c. France du 7 mars 2013.

En l'espèce, aucune audition des enfants n'a été organisée par les juges grecs. Ce n'est pas exactement ce que leur reproche la CEDH. Elle les sanctionne pour n'avoir même pas envisagé cette éventualité. Trois juridictions différentes ont ainsi été appelées à se prononcer sur la résidence de ces enfants mais, à aucun moment, ils n'ont pu s'exprimer. Pour la CEDH, l'opportunité d'entendre les enfants doit être examinée d'office. Si le juge estime que ce n'est pas nécessaire, il doit nécessairement motiver sa décision, en expliquant par exemple pourquoi il a estimé que l'enfant n'avait pas le discernement suffisant pour donner un avis. La décision n'est guère surprenante si l'on considère que l'arrêt Voica c. Roumanie du 7 juillet 2020 avait déjà adopté ce principe, à propos d'un divorce conflictuel entre un père français et une mère roumaine, heureusement sans enlèvement d'enfant.

La décision était donc prévisible, mais elle a le mérite de poser une règle claire. En affirmant que l'audition de l'enfant doit être envisagée, elle ne conduit pas à surévaluer sa position. On sait en effet que les enfants victimes de ce type de situation sont aussi, bien souvent, l'objet de manipulations diverses par l'un ou l'autre de ses parents. Mais c'est au juge d'apprécier l'ensemble du dossier. En tout cas, la décision montre une nouvelle fois que certaines règles issues de Convention relative aux droits de l'enfant font clairement partie du corpus juridique auquel se réfère la CEDH. 

 

mardi 16 septembre 2025

La bible, oui, mais en dehors des heures de travail


La chambre sociale de la cour de cassation, dans un arrêt du 10 septembre 2025, accueille le pourvoi d'une salariée, employée comme agent de service intérieur par une association accueillant des mineurs en difficulté, qui contestait son licenciement. Il lui avait été reproché d'avoir distribué une bible à une mineure hébergée dans une structure gérée par l'association. Cet acte, auquel il fallait ajouter des faits similaires ayant déjà donné lieu à sanction, a été perçu comme un "comportement prosélyte" constitutif d'une faute lourde justifiant un licenciement. Le règlement de l'établissement imposait d'ailleurs aux personnels en contact avec les pensionnaires une obligation de neutralité. 

La décision du 10 septembre 2025 repose sur une motivation apparemment très simple. La requérante est venue rendre visite à la jeune mineure en dehors de ses heures de travail, et cela suffit à écarter l'obligation de neutralité. L'analogie avec le contentieux de droit public sur l'obligation de neutralité des fonctionnaires est évidente. La décision ressemble étrangement à l'arrêt demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'État en 1938. Une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, organisait des conférences religieuses à l’extérieur de l’École Normale où elle étudiait. Mais une telle pratique a été jugée licite, à condition de ne pas en faire mention dans son activité professionnelle.  

L'analogie entre les deux jurisprudences rencontre toutefois rapidement ses limites et l'analyse de la chambre sociale est bien différente de celle du juge administratif. En témoigne le fait que la cassation a été acquise, alors même que l'avocate générale concluait au rejet du pourvoi, et que le conseiller rapporteur s'en remettait à la sagesse de la Cour. La décision n'allait donc pas de soi.

 


 The Good Book. Louis Armstrong

Let My People Go. 1958

 

Le prosélytisme

 

Un moyen unique était invoqué, reposant sur la violation de la liberté d'expression, dès lors que le licenciement reposait sur une accusation de prosélytisme au sein de la structure associative. La requérante invoquait donc une atteinte aux articles 9 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantissent la liberté d'expression et la liberté religieuse.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère, depuis son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, que la liberté religieuse implique le droit d'essayer de convaincre son prochain, c'est-à-dire le droit le droit de pratiquer le prosélytisme. Le droit interne français, et plus particulièrement l'article L 1321-2-1 du code du travail, issu de la loi du 8 août 2016, autorise toutefois les entreprises à se doter d'un règlement intérieur imposant le principe de neutralité aux salariés, à la condition que cette mesure soit justifiée par les nécessités de l'exercice d'autres droits ou libertés ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet également cette possibilité depuis sa décision du 17 mars 2017 Samira Achbita et a. c. G4S Secure Solutions. C'est seulement en l'absence de règlement intérieur imposant la neutralité que le licenciement sera jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse.

En l'espèce, l'association qui emploie la requérante s'est bien dotée d'un règlement intérieur imposant la neutralité aux salariés. Mais la chambre sociale fait observer que l'employée s'est spécialement rendue à l'hôpital où était accueillie une mineure en difficulté. Elle a fait ce déplacement en dehors de ses heures de travail, dans un lieu où elle n'exerçait pas son activité professionnelle, assurée dans un autre centre géré par l'association. La cour en déduit que le fait d'offrir une bible à une jeune patiente ne relevait pas de l'exercice des fonctions professionnelles de l'intéressée, et ne pouvait donc fonder une sanction.

Le raisonnement est possible, mais est-il pour autant convaincant ? L'avocate générale avait fait une analyse toute différente.

 

Vie personnelle et vie professionnelle 

 

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision du 22 décembre 2023, affirme qu'un "motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé aux obligations de son contrat de travail". Le pouvoir disciplinaire de l'employeur ne peut donc s'immiscer dans la vie personnelle du salarié.

Certes, mais la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est parfois bien délicate à déterminer. Dans un arrêt du 20 septembre 2023, la chambre sociale estime qu'un commentaire déposé sur Facebook par un salarié d'Associated Press, même tenu à un devoir de neutralité, relève de sa vie personnelle, dès lors qu'il s'exprime sous pseudonyme. En revanche, selon une décision du 13 janvier 2009, un personnel éducatif d'un établissement spécialisé peut être licencié s'il a reçu chez lui des élèves mineurs, au mépris du règlement intérieur.

Dans le cas de l'affaire du 10 septembre 2025, l'avocate générale avait admis le rattachement à la vie professionnelle. Certes l'employée, en dehors de son travail, a le droit de distribuer des bibles et de chanter des cantiques, mais, en l'espèce, elle rend visite à une jeune patiente qu'elle a connue à l'occasion de son travail. Quant à cette dernière, elle a été transférée d'un établissement d'accueil à un hôpital, mais les deux établissements sont gérés par la même association qui emploie la requérante. On peut donc considérer que l'obligation de neutralité imposée par le règlement s'impose à l'égard de l'ensemble des jeunes placés sous la garde de l'association, quel que soit leur lieu d'hébergement.

La chambre sociale est allée résolument à l'encontre de cette analyse. Elle s'est placée sur le terrain exclusif des obligations contractuelles. Le résultat est un peu étrange, car, dans la même décision, le pourvoi portant sur les deux précédentes sanctions disciplinaires est rejeté, ce qui signifie que ces sanctions sont licites. De fait, la requérante est justement sanctionnée, à deux reprises, pour avoir chanté des cantiques et distribué des bibles aux pensionnaires. En revanche, le licenciement prononcé pour des faits identiques est, quant à lui, jugé sans cause réelle ni sérieuse. De fait, l'employée peut continuer à distribuer ses bibles. Elle sera sans doute sanctionnée, mais jamais licenciée.

A cette difficulté s'en ajoute une autre, peut-être plus grave. La convention sur les droits de l'enfant impose, on le sait, que toute décision le concernant soit prise dans son intérêt supérieur. Pourtant l'intérêt de l'enfant n'est pas mentionné comme un élément de l'analyse. Or, s'il est tout à fait légitime qu'un enfant accueilli dans ce type d'établissement demande à exercer son culte, et souhaite même rencontrer un ministre du culte, il est nettement moins naturel que le personnel de l'établissement vienne lui imposer ses convictions religieuses sans qu'il l'ait sollicité. Considérée sous cet angle, la décision privilégie le prosélytisme sur l'intérêt de l'enfant.


Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10,  section 1 § 2