Le "maintien de l'ordre à la française"
La Commission loue en effet "l'efficacité du maintien de l'ordre à la française" dont le principe d'action consiste à n'utiliser la force que comme 'ultima ratio", lorsque toutes les procédures de concertation ont échoué. L'objet n'est pas de neutraliser l'adversaire en le détruisant mais de le disperser, méthode qui permet un retour à la normale le plus rapide possible.
Sur le plan de l'usage de la force par les gendarmes à Sivens, le rapport ne formule aucune critique particulière, d'autant que le ministre de l'intérieur a interdit l'usage des grenades offensives dès la mort de Rémi Fraisse. L'enquête administrative de l'inspection générale de la gendarmerie nationale a conclu à l'absence de faute des fonctionnaires. L'enquête judiciaire, quant à elle, est toujours en cours et la Commission parlementaire ne peut évidemment pas intervenir dans son déroulement.
Faute de pouvoir relever un dysfonctionnement opérationnel, la Commission s'est tournée vers l'analyse juridique de la liberté de manifestation.
La liberté de manifester
L'interdiction administrative de manifester (IAM)
Observons d'emblée que cette mesure existe déjà. D'une part, elle constitue une peine complémentaire à certains délits commis durant une manifestations, notamment les violences aux personnes, les détériorations de biens, voire la fabrication d'engins de destruction (art. L 211-13 du code de la sécurité intérieure). Dans ce cas, la peine est prononcée par le juge pénal en même temps que la peine principale, à l'issue de la procédure contradictoire qui a permis à l'intéressé d'exercer pleinement ses droits de la défense.
D'autre part, la loi du 14 mars 2011 autorise le ministre de l'intérieur à interdire le déplacement individuel ou collectif de supporteurs d'une équipe dont la présence sur les lieux d'une manifestation sportive "est susceptible d'occasionner des troubles graves pour l'ordre public" (art. L 332-16-1 code du sport). Le 20 mai 2015, Bernard Cazeneuve, dans un arrêté fortement motivé, a ainsi interdit le déplacement de l'ensemble des supporteurs de l'équipe de football de Bastia à Marseille. Dans ce cas, il s'agit bien de police administrative, mais on note que cette procédure exceptionnelle est prévue par la loi et qu'elle concerne des personnes qui se définissent elles-mêmes comme supporteurs et sont donc clairement identifiables.
Le rapporteur est bien conscient de la difficulté d'établir un critère permettant d'identifier les "individus" susceptibles de se voir privés du droit de manifester. Il propose donc de limiter l'IAM à ceux qui sont déjà "condamnés comme casseurs violents" ou qui "connus" comme tels. Dans le premier cas, l'IAM est inutile car il suffit que les juges prononcent de manière plus ou moins systématique la peine complémentaire déjà prévue par le code de la sécurité intérieure pour écarter le risque de nouvelles violences. Dans le second cas, on se demande d'où viendront les données permettant de considérer qu'une personne est "connue" comme "casseur violent". La question n'est pas anodine, si l'on considère que l'intéressé se voit privé de sa liberté de manifester par une simple décision administrative, le juge judiciaire étant exclu de la procédure.
Ecartant ces questions, le rapport affirme la régularité juridique d'une telle mesure. L'analyse est cependant très lacunaire. Il est peut-être utile de l'approfondir un peu, pour nuancer cet optimisme. Penchons-nous donc un instant sur les arguments avancés.
Une constitutionnalité très douteuse
Aux yeux du rapporteur, la décision du Conseil constitutionnel du 21 janvier 1995 fonde, à elle seule, la constitutionnalité de la mesure. Cette décision porte précisément sur la peine complémentaire d'interdiction de manifester prévue par l'article L 211-13 du code de la sécurité intérieure. Le Conseil estime qu'une telle peine "ne porte pas atteinte au principe de proportionnalité des sanctions", mentionnant au passage qu'elle est limitée dans le temps à trois années. Certes, mais le rapporteur oublie que le Conseil ajoute comme critère de proportionnalité le fait que cette peine soit prononcée par le juge pénal. Or l'IAM est prononcée par le ministre de l'intérieur.
L'article 66 de la Constitution énonce : "Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil a clairement affirmé une définition étroite du champ d'application de cette compétence judiciaire, précisant qu'elle concernait le principe de sûreté, c'est-à-dire la situation dans laquelle la personne n'est ni arrêtée ni détenue et dispose de la liberté de ses mouvements. Celui ou celle qui fait l'objet d'une IAM est privé de sa liberté de circulation, d'autant que l'efficacité de cette mesure ne peut être garantie que par des arrestations préventives ou des assignations à résidence. On doit en déduire que la compétence du juge judiciaire s'impose et que la constitutionnalité de l'IAM est bien loin d'être acquise.
La jurisprudence administrative
Le rapporteur affirme ensuite que l'IAM est conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat, s'appuyant sur la décision Dieudonné du 9 janvier 2014 qui avait affirmé qu'il "appartient à l'autorité administrative de prendre des mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises". Comme dans l'affaire Dieudonné, il s'agit donc d'interdire de manière préventive l'exercice d'une liberté.
On peut certes regretter que des parlementaires dont la mission est de protéger les libertés fassent si peu de cas d'un régime libéral pourtant solidement ancré dans nos traditions républicaines. On peut aussi regretter qu'ils n'aient pas regardé avec un peu plus de soin la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans une seconde décision du 6 février 2015, également rendue à propos d'un spectacle de Dieudonné, le Conseil est revenu sur son ordonnance de 2014 et a sanctionné une interdiction disproportionnée par rapport à l'atteinte à l'ordre public que le spectacle était susceptible de susciter. Autant dire que la référence à la décision de 2014 est pour le moins aventurée.
Et la Cour européenne des droits de l'homme ?
Reste la question de la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme, question que le rapport n'envisage pas.
La Cour européenne exerce un contrôle de proportionnalité sur les mesures de police privatives de liberté. Dans un arrêt Austin c. Royaume-Uni du 15 mars 2012, la Cour a ainsi été saisie des nouvelles techniques développées à l'occasion des différents G8, consistant à créer une "bulle" autour de l'évènement. Mettant en oeuvre le procédé du "kettling" ("mise en bouilloire"), les forces de l'ordre britannique avaient retenu des manifestants alter-mondialistes mais aussi quelques passants malchanceux, pendant sept heures à l'intérieur d'un cordon de police. Cette pratique a néanmoins été considérée comme proportionnée à la menace pour l'ordre public par la Cour européenne. Cette jurisprudence est-elle transposable au cas de l'IAM ? Sans doute pas, car le ketlling ne s'analyse pas comme une interdiction préventive. Il concerne des personnes définies par leur seule présence sur les lieux de la manifestation. En l'état actuel du droit, il n'est donc guère possible d'anticiper ce que serait la jurisprudence de la Cour européenne sur l'IAM.
Aux yeux du rapporteur, l'argument essentiel en faveur de l'introduction en France d'une telle procédure réside dans le fait qu'elle existe déjà en Belgique et en Allemagne. La première prévoit une "arrestation administrative préventive", la seconde une "rétention policière". Le rapport présente ces législations comme des exemples, mais il serait peut-être utile de poser la question. Pour le moment, le rapport Mamère-Popelin reste un rapport. Il ne reste plus qu'à espérer qu'il subira le sort de la plupart des rapports.