« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 27 octobre 2024

Le Conseil constitutionnel contre l'"engrillagement"


L'"engrillagement" peut être défini comme la pose de clôtures, par des propriétaires privés, dans des espaces naturels. Des sociétés de chasse, entreprises privées, empêchent ainsi la libre circulation des animaux, et notamment des grands et petits cervidés et des sangliers, qui peuvent ainsi être chassés plus facilement au sein de véritables réserves. La loi du 2 février 2023 est intervenue pour limiter une pratique qui s'est généralisée, notamment en Sologne. Votée pratiquement à l'unanimité (seulement deux voix contre à l'Assemblée nationale), elle n'a pas été immédiatement déférée au Conseil constitutionnel. C'est donc par une question prioritaire de constitutionnalité qu'il a finalement été saisi. Sa décision du 18 octobre 2024 Groupement forestier Forêt de Teillay et autres constitue un revers pour les sociétés de chasse, car le Conseil valide la loi.

Disons honnêtement que cette décision ne vise pas l'ensemble des chasseurs. Certaines associations sont, au contraire, intervenues en défense de la loi devant le Conseil, rejoignant sur ce point des associations écologistes ou d'amateurs de randonnées en forêt. A leurs yeux, une chasse qui se déroule sur une parcelle engrillagée dans laquelle les animaux sont prisonniers et se font massacrer par des chasseurs souvent juchés sur des miradors n'a rien à voir avec l'activité qu'ils pratiquent. Sur ce point, il n'est pas sans intérêt de regarder la vidéo de l'audience, et de voir les avocats défenseurs des propriétaires concernés contester la constitutionnalité de la loi sans jamais prononcer le mot "chasse". et en invoquant la liberté d'entreprendre. Pour eux, la chasse n'est pas un loisir mais une entreprise commerciale.

Quoi qu'il en soit, les sociétés de chasse, car ce sont bien elles les requérantes même si elles avancent masquées, contestent plusieurs dispositions de la loi du 2 février 2023, intégrées au code de l'environnement. Les deux moyens principaux invoqués devant le Conseil sont écartés, sans surprise.



La chasse à la galinette cendrée. Les Inconnus. Extrait

Article 17 de la Déclaration de 1789


L'article L 372-1 du code de l'environnement interdit la pose de nouvelles clôtures. Quant aux propriétaires qui ont déjà posé une telle installation depuis moins de trente ans, il ne leur impose de la supprimer mais les oblige à en modifier les caractéristiques. Alors que la Sologne est hérissée de clôtures de plus de deux mètres de haut en fil de fer barbelé, enterrées en profondeur, doivent désormais être plantées des clôtures posées 30 cm au dessus du sol et limitées à 1, 20 mètre de hauteur. On l'a compris, il s'agit de permettre aux petits animaux de passer dessous, et aux gros de sauter par dessus.  Les matériaux naturels définis par un schéma régional doivent se substituer aux barbelés, ce qui évitera aux animaux de se blesser et aux promeneurs d'avoir l'impression de longer un camp de concentration. En tout état de cause, les propriétaires ont jusqu'au 1er janvier 2027 pour se mettre en conformité, étant entendu que les clôtures historiques, par exemple les murs du parc d'un chateau ne sont pas concernées par cette obligation.

Les groupements requérants voient dans cette contrainte une double atteinte à l'article 2 et à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, deux dispositions qui garantissent le droit de propriété.

L'article 17 affirme que "nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est lorsque la nécessité publique légalement constatée l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Les avocats des associations requérantes ont plaidé, et affirmé avec aplomb que les dispositions contestées ont pour conséquence des les priver de leur propriété. Ils n'ont évidemment pas été suivis. Les propriétaires ne sont pas privés de leur terrain et, au contraire, la loi prévoit une contravention à l'encontre des promeneurs qui y pénétreraient illégalement. De même, ils demeurent propriétaire de leur clôture qui n'est pas confisquée, mais ils doivent seulement modifier les caractéristiques. 

Cette analyse est le fruit d'une jurisprudence constante. Depuis sa décision du 17 juillet 1985, le Conseil constitutionnel estime que les garanties de l'article 17 ne sont applicables que si tous les droits portant sur le bien, usus abusus et fructus, ont été transférés. Dans sa décision QPC du 14 novembre 2014 Alain L. , il considère ainsi comme une dépossession la "rétention" qui permet à l'État de se porter acquéreur, dans un certain délai, d'une oeuvre d'art que son propriétaire désire exporter. Durant cette période, le propriétaire n'a plus vraiment de droits sur son bien. Tel n'est pas le cas des propriétaires d'une réserve de chasse qui se voient seulement contraints d'en modifier la clôture. 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 octobre 2024, affirme d'ailleurs clairement qu'il "résulte du droit de propriété le droit pour le propriétaire de clore son bien foncier". On ne peut affirmer plus clairement que la substance du droit de propriété n'est pas atteinte.


L'article 2 de la Déclaration de 1789


Ne reste donc que l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le seul invocable en l'espèce. Il prévoit en effet que "les atteintes portées au droit de propriété doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi". En l'espèce, l'atteinte au droit de propriété n'est pas contestable dès lors que le propriétaire ne peut plus clôturer son bien en toute liberté, mais doit se soumettre à certaines contraintes imposées par la loi.

Précisément, le Conseil énumère un certain nombre d'objectifs d'intérêt général justifiant la restriction. Le premier d'entre eux est l'objectif constitutionnel de protection de l'environnement consacré dans sa décision du 31 janvier 2020. Le législateur a entendu permettre la libre circulation des animaux sauvages dans les milieux naturels afin de prévenir les risques sanitaires liés au cloisonnement des populations animales, de remédier à la fragmentation de leurs habitats et de préserver la biodiversité. Est également mentionnée la lutte contre la dégradation des paysages et les nécessités du passage des services d'incendie, particulièrement impérieuses dans la forêt des Landes, également concernée par l'engrillagement.

L'atteinte à la propriété est d'autant plus proportionnée que le législateur a pris soin d'autoriser les clôtures, cette fois d'une hauteur laissée au libre arbitre du propriétaire, à 150 mètres de l'habitation. Il s'agit cette fois d'assurer une protection particulière du domicile, abri naturel de la vie privée.

Les autres moyens développés n'ont guère d'intérêt. Ainsi les requérants dénonçaient le caractère rétroactif d'un texte imposant une contrainte aux propriétaire ayant enclos leur propriété depuis moins de trente ans. Sur le plan pratique, l'argument permettait d'espérer que le Conseil affirmerait que la loi devrait s'appliquer uniquement pour l'avenir, laissant ainsi la Sologne dans l'état d'engrillagement où elle se trouve. Mais le Conseil n'est pas entré dans ce raisonnement. Il est difficile d'invoquer la rétroactivité en matière civile, et encore un plus difficile d'invoquer le droit de propriété comme droit acquis à l'issue de ce délai. Car les propriétaires en question l'étaient déjà il y a trente ans. 

Il ne reste plus qu'à espérer que le gouvernement actuel et ceux qui lui succéderont ne céderont pas au lobby de la chasse, et mettront en oeuvre la loi de 2023, en imposant le respect de la date du 1er janvier 2027. Ce sera une belle journée pour les animaux et pour les promeneurs qui ne verront plus de malheureuses bêtes agonisant dans des barbelés, pour avoir voulu sauteur vers la liberté.



jeudi 24 octobre 2024

Le lagopède alpin au Palais Royal


La protection de l'environnement pénètre de plus en plus profondément dans le champ des libertés publiques. Une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 18 octobre suspend ainsi la chasse au lagopède alpin en invoquant le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité, fait donc partie de cet environnement sain.


Irruption du lagopède dans la jurisprudence


C'est sans doute la première fois que le lagopède alpin fait irruption dans la jurisprudence administrative. Nul n'ignore, bien entendu, qu'il s'agit d'un oiseau, aussi appelé perdrix des neiges, et qui a la particularité de pratiquer avec aisance l'art du camouflage, en adoptant un plumage immaculé pendant l'hiver. Hélas, ce talent n'a pas été suffisant pour le protéger. Son taux de fécondité est très bas et l'action des chasseurs contribue à faire du lagopède alpin un espère en voie d'extinction.

Dans le cas présent, notre lagopède alpin est plutôt ... pyrénéen. Alors que les préfets des départements alpins ont fixé à zéro le taux de prélèvement autorisé concernant cet oiseau, interdisant de facto de le chasser, le préfet de l'Ariège a autorisé les chasseurs à "prélever", c'est à dire à tuer, dix lagopèdes durant une période de chasse qui ne dépasse pas trois semaines, entre septembre et octobre. 

Alors que la chasse avait déjà commencé, et que l'on déplorait déjà la mort d'un oiseau, différentes associations dont One Voice, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, en lui demandant de suspendre l'arrêté préfectoral, ce qu'il a fait dans une ordonnance du 4 octobre 2024. Comme bien souvent, la ministre de la transition écologique, en principe chargée de la protection de l'environnement, a fait appel de cette décision. Les fédérations de chasseurs étaient sans doute parvenues à la convaincre que la chasse au lagopède relevait de la protection de l'environnement.



Let's sing a gay little spring song. Bambi. Walt Disney. 1942


Le référé-liberté


La procédure engagée par l'association requérante est un référé-liberté.  L'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l'exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. De fait, le juge administratif dresse une liste des libertés qu'il considère comme fondamentales, et donc de nature à justifier un référé. Il a même publié cette liste sur son site.

Parmi ces libertés fondamentales figurent la liberté d'aller et de venir , consacrée la première par un référé du 9 janvier 2001, le droit de se marier consacré en 2003,  ou encore la liberté de manifestation en 2007. On en dénombre aujourd'hui exactement 39 et, précisément, la dernière en date est le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", consacré dans une ordonnance du 20 septembre 2022 et directement fondé sur la Charte de l'environnement.


Une évolution en deux temps


Nul n'ignore que les avancées jurisprudentielles du Conseil d'État sont généralement réalisées en deux temps. Le juge commence par affirmer un concept nouveau pour l'écarter en l'espèce et rejeter la requête. Ensuite, il reprend le concept de manière positive cette fois, et donne satisfaction au requérant.

Dans la décision du 20 septembre 2022, le Conseil d'État avait refusé de suspendre une décision de création d'une piste cyclable sur une route départementale, estimant qu'il n'était pas démontré que ces travaux portaient une atteinte grave au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Il est vrai que les requérants, propriétaires d'un laboratoire dénombrant les espèces protégées dans la région, n'avaient pas réellement donné d'éléments démontrant l'impact des travaux sur ces espèces. Quoi qu'il en soit, le droit de vivre dans un environnement équilibré était désormais susceptible de donner lieu à référé. C'était donc la première étape de l'évolution jurisprudentielle. 

L'ordonnance du 18 octobre 2024 fait bénéficier le lagopède alpin de la seconde étape de l'évolution. Pour le Conseil d'État, la décision d'autoriser la chasse de l'oiseau, alors qu'il est gravement menacé de disparition porte atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité,  fait donc partie de cet environnement sain.

On doit se réjouir de cette intégration de la biodiversité dans les préoccupations du juge. La protection des espèces est une nécessité et la décision paraît d'autant plus juste que le Conseil fait observer que les chasseurs ont fourni des statistiques sur le coefficient de reproduction du lagopède très différentes de celles fournies par des laboratoires universitaires. Sur ce point, la défense de l'administration, reposant uniquement sur les chiffres des chasseurs a sans doute un peu agacé le juge, qui sanctionne ce qui ressemble bien à une connivence entre les fédérations de chasseurs et la ministre en charge de l'écologie.

Quoi qu'il en soit, le lagopède alpin est heureux et nous sommes heureux pour lui.

dimanche 20 octobre 2024

Voyage en Absurdie


L'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'État le 8 octobre 2024 n'a guère suscité l'intérêt des spécialistes de droit constitutionnel et de droit administratif. Le juge refuse pourtant d'enjoindre au Président de la République de nommer un Premier ministre "issu du Nouveau Front Populaire", ce qui n'est pas rien. Conformément à sa jurisprudence classique, il se déclare incompétent pour connaître d'un acte de gouvernement.

Et si, pour une fois, on s'amusait un peu ? Imaginons un instant, rien qu'un instant que le juge des référés du Conseil d'État, d'humeur facétieuse ce jour-là, ait décidé de donner satisfaction aux requérants. Il aurait donc enjoint au Président de la République de nommer Lucy Castets comme Premier ministre, faisant fi du fait que Michel Barnier avait déjà posé ses valises à Matignon. 

Imagine-t-on le bruit causé par une telle décision ? Certes, les militants LFI auraient probablement célébré la victoire Place de la République. Mais pense-t-on aux chroniqueurs des chaînes d'information muets de sidération au point de provoquer un sentiment de relaxation chez le téléspectateur, aux auteurs des Grands Arrêts écrasés par l'ampleur de l'actualisation, aux étudiants en droit constitutionnel sombrant dans la déprime... Même le journaliste de Libé en charge de la politique française mérite notre compassion. N'est-il pas pris de cours par ce succès inattendu, et contraint de s'initier rapidement aux beautés du droit administratif ?

Aidons donc ces malheureuses victimes de l'actualité contentieuse à comprendre l'importance du revirement.


L'acte de gouvernement : RIP


En enjoignant au Président de la République de nommer un Premier ministre issu du NFP, le juge des référés du Conseil d'État mettrait fin  à une jurisprudence inaugurée par un arrêt Prince Napoléon de 1875. A l'époque, le Conseil d'État s'était reconnu pour requalifier en acte administratif une décision que l'administration présentait comme purement politique, et donc insusceptible de recours. Aujourd'hui, ces actes de gouvernement concernent essentiellement les relations internationales et les  rapports entre les pouvoirs publics institutionnels.

Certes, le champ des actes de gouvernement s'est réduit dans le domaine des relations internationales. C'est ainsi que, depuis un arrêt du 15 octobre 1993, un décret d'extradition ne peut plus jamais être considéré comme un acte de gouvernement. En revanche, constitue un acte de gouvernement la décision que le juge ne saurait contrôler sans s'immiscer dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014, le juge estime ainsi que n'est pas susceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Cette décision n'est pas considérée comme détachable du Statut de Rome qui crée la CPI.

En matière de relations entre les pouvoirs publics, la notion d'acte de gouvernement tient mieux le coup, si l'on ose parler ainsi. Sont ainsi concernés les actes qui relèvent de la fonction exécutive, par apposition à la fonction administrative. On peut citer, pêle-mêle, la décision de soumettre à référendum un projet de révision constitutionnelle ou la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel. Le 20 juin 2024, le Conseil d'État avait même osé considérer comme un acte de gouvernement le décret de dissolution de l'Assemblée nationale. Surtout, par une décision du 29 décembre 1999, le juge administratif s'était déclaré incompétent pour apprécier la légalité d'un décret portant composition du gouvernement. 

Notre journaliste pourrait donc célébrer un énorme revirement de jurisprudence par rapport à une jurisprudence constante, dont la dernière occurrence n'a pas quatre mois.



Sur un mur à Honfleur. circa 2008. Collection particulière


L'injonction au Président de la République


Autre innovation, et de taille : Le juge des référés donne une injonction adressée directement au Chef de l'État. Cette fois, c'est la Constitution qui est directement atteinte. L'immunité du Président consacrée dans l'article 67 de la Constitution s'étend en effet à tous les actes de procédure, qu'ils soient prononcés par un juge ou par toute autre autorité. Ainsi Jacques Chirac a-t-il refusé de témoigner dans l'affaire Clearstream pour des faits qui se sont déroulés durant son mandat. De même, Valéry Giscard d'Estaing avait refusé d'être auditionné par une commission d'enquête parlementaire sur les avions renifleurs. En termes simples, le Président en fonction n'est pas lié par les actes qui le visent, qu'il s'agisse des actes des juridictions ou du parlement. 

De fait, par cette injonction, le juge des référé interviendrait directement dans le pouvoir de nomination du gouvernement. 

Notre journaliste devrait alors louer une décision qui remet en cause la Constitution elle-même. Le juge administratif deviendrait le coauteur des décrets présidentiels, en se permettant de dicter au Président leur contenu. Or, l'article 8 de la Constitution énonce que la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Président, pouvoir que, par définition, il ne partage avec personne. 

Article 67, article 8, et, d'une manière générale, tous les articles de la Constitution prévoyant l'exercice par le Président d'une compétence sans contreseing du Premier ministre, notre commentateur pourrait constater une sorte de destruction de la Constitution par un juge, qui est pourtant censé être lié par ses dispositions.

Mais la révolution n'a pas eu lieu. Le recours déposé par les soutiens de Lucie Castets s'est effondré devant la réalité de la jurisprudence et il faut bien reconnaître qu'il n'avait pas la moindre chance de prospérer. Il reste à se demander pourquoi un tel recours a été déposé et comment un avocat a pu conseiller à ses clients de se lancer dans une telle aventure. Sur ce point, nous n'avons pas de réponse. Sans doute s'agissait-il d'une manoeuvre politique visant à affirmer l'absence de légitimité du gouvernement Barnier, visant aussi à maintenir la mobilisation de militants ? Même si l'on a bien ri, il est tout de même un peu fâcheux d'instrumentaliser le juge administratif pour transformer le prétoire en tribune politique. Ceci dit, il a l'habitude, et on peut penser que lui aussi, il a bien ri. 


mercredi 16 octobre 2024

L'honneur d'un condamné


La décision rendue par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 15 octobre 2024 peut être présentée comme historique. Elle refuse en effet la demande de "rétablissement de l'honneur" d'un condamné à mort, Jacques Fesch.

En 1954, celui-ci, alors âgé de vingt-trois ans, avait besoin d'argent pour acheter un voilier, afin de faire le tour du monde. Il a fait un hold up chez un changeur auquel il a volé 300 000 francs après l'avoir menacé avec un pistolet dérobé à son père. Il s'est ensuite enfui, poursuivi par le changeur et par un gardien de la paix qu'il a tué, avant de tirer de nouveau sur des passants. L'un d'entre eux a été blessé, avant que Jacques Fesch soit maîtrisé et désarmé, précisément par d'autres passants. Déclaré coupable de ces meurtres, il a été condamné à mort par la Cour d'assises de la Seine en avril 1957, son pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation en juillet, et le président Coty a écarté le recours en grâce en septembre. Fesch est exécuté le 1er octobre. 

Entre le moment où il est incarcéré et son exécution, Jacques Fesch va se présenter comme un exemple de rédemption par la foi catholique. Les lettres écrites pendant son incarcération sont publiées, et une procédure de béatification est même engagée. C'est sur ce fondement que ses héritiers ont déposé des requêtes visant à obtenir, d'abord sa réhabilitation ensuite le rétablissement de son honneur.


Procédure de réhabilitation


Dans le cas de Jacques Fesch, la procédure de réhabilitation judiciaire s'est heurtée à une irrecevabilité manifeste. L'article 786 du code de procédure pénale conditionne en effet sa  recevabilité, en matière criminelle, au respect d'un délai d'épreuve de cinq ans à compter de l'expiration de la sanction subie. Cette condition conduit à priver les proches d'un condamné à mort dont la peine à été exécutée d'une requête en réhabilitation, alors que ceux d'un condamné qui a bénéficié d'une grâce peuvent déposer une telle requête. 

Le fils de Jacques Fesch a déposé une QPC portant sur la constitutionnalité de ces dispositions mais elle a été écartée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 28 février 2020. Aux yeux du Conseil, ce texte n'est pas inconstitutionnel, notamment dans la mesure où la réhabilitation repose sur les "gages d'amendement" donnés par l'intéressé dans les cinq ans qui ont suivi la condamnation. Il est évident qu'un condamné à mort ne dispose pas d'un tel délai. C'est regrettable, surtout si l'on considère que la peine de mort n'est plus conforme à l'ordre public français, mais il est clair que le législateur a voulu définir la réhabilitation aux condamnés qui ont vécu et qui, par leur comportement, ont pu témoigner de leur volonté de réhabilitation.

A cette décision sévère, le Conseil ajoute tout de même un obiter dictum, selon lequel "le législateur serait fondé à instituer une procédure, ouverte aux ayants-droits d'un condamné à mort, "tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir". 



L'assassin assassiné. Julien Clerc. 1981


Procédure de rétablissement de l'honneur


Le législateur a tenir compte de cet obiter dictum. La loi du 24 décembre 2020  modifie ainsi la loi d'abolition de la peine de  mort du 9 octobre 1981, en lui ajoutant un nouvel article 2. Il institue une procédure ad hoc permettant aux ayants-droits des personnes condamnées à mort et exécutées de saisir la chambre criminelle d'une requête "tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir". La formule n'est pas d'une grande clarté, et l'on peut se demander quelle est la définition juridique de l'honneur, notion plus ou moins gazeuse, pas très éloignée de la réputation ou de l'oubli, mais néanmoins distincte.

La décision rendue par la chambre criminelle le 15 octobre 2024 constitue ainsi la première mise en oeuvre de ce texte et elle présente l'intérêt d'offrir un cadre juridique à cette notion. La Cour nous éclaire donc sur ces "gages d'amendement" qui, cette fois, peuvent intervenir dans le cas d'un condamné à mort dont la peine a été exécutée.

On sait que, dans ce cas, la Cour de cassation n'exerce précisément pas un contrôle de cassation. Elle est juge en premier et dernier ressort de l'honneur du condamné. La Cour précise ainsi que ces "gages d'amendement" sont "appréciés au regard de la gravité des faits, ainsi qu'en tenant compte de l'évolution de la personnalité et du comportement de la personne condamnée, depuis le jour auquel elle a commis les faits".

Sur ce point, la Cour s'inspire des "gages d'amendement" tels qu'ils sont définis pour la procédure de réhabilitation. Dans sa décision du 12 février 1963, elle jugeait ainsi que peut bénéficier de cette mesure de bienveillance la personne dont le comportement, durant les cinq années d'épreuve, autorise à la "replacer dans l'intégralité de son état ancien". Dans une telle situation, le maintien de la condamnation n'est plus nécessaire et proportionné, et son effacement est alors justifié. Ce principe a été mis en oeuvre récemment, dans un arrêt du 6 septembre 2023 intervenu, il est vrai, pour effacer des condamnations en matière correctionnelle.


Les "gages d'amendement"


Il ressort de cette jurisprudence la nécessité d'un contrôle approfondi du dossier communiqué au juge, l'appréciation de ce dernier exprimant un degré d'exigence très élevé. En l'espèce, le dossier déposé par le fils de de Jacques Fesch n'a pas semblé tout-à-fait satisfaisant.  

Certes, la cour met au crédit du condamné son bon comportement durant son incarcération ainsi que les regrets qu'il a exprimés, en particulier dans ses écrits. En revanche, elle fait observer que la réalité de l'indemnisation des victimes ne ressort pas du dossier. Surtout, elle écarte l'argument reposant sur la démarche religieuse du condamné, dont évidemment il est difficile d'apprécier la sincérité. Pour la Cour, il ne s'agit pas d'un gage d'amendement. Quant à la diffusion de ses écrits, largement assurée par les milieux proches de l'Église catholique, elle est postérieure à son décès et même indépendante de sa volonté. Elle ne saurait donc davantage être considérée comme un gage d'amendement.

La requête est donc rejetée, mais elle éclaire sur ce que la Cour considère comme "rétablissement de l'honneur d'un condamné". D'une part, l'appréciation repose à la fois sur les regrets exprimés et leur sincérité, mais aussi et surtout sur leur traduction dans les faits, en particulier l'indemnisation des victimes. D'autre part, cette appréciation s'appuie exclusivement sur le comportement personnel du condamné, quel que soit le soutien apporté par des institutions qui lui sont extérieures. En l'espèce, l'affichage d'un retour à la foi religieuse, la mobilisation de l'Église par la diffusion des écrits du condamné et par la procédure de béatification sont mentionnés comme étant sans effet sur la procédure judiciaire. La Cour de cassation protège ainsi son indépendance, et empêche que le rétablissement de l'honneur d'un condamné soit le résultat d'une sorte de lobbying quelque peu malsain.


La peine de mort : chapitre 7, section 2 § 1 B du manuel de libertés publiques sur Amazon

dimanche 13 octobre 2024

Demandeurs d'asile : les reconduites collectives sous contrôle de la CEDH


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne, dans un arrêt M. A. et Z. R. c. Chypre rendu le 8 octobre 2024, la procédure chypriote de renvoi vers le pays de départ des étrangers arrivant dans les eaux territoriales. L'emploi du terme générique "étrangers" est volontaire, car précisément, l'une des questions posées par la décision réside dans le statut juridique des deux requérants. La question de savoir s'ils sont migrants économiques ou demandeurs d'asile est évidemment importante.

Tous deux affirment avoir fui la Syrie en 2016 pour rejoindre le Liban, où ils ont vécu dans des camps gérés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). N'ayant aucune perspective d'emploi, ne bénéficiant pas des soins de santé ni de la liberté de circulation, ils ont payé un passeur pour se rendre à Chypre, en septembre 2020. Mais en arrivant dans les eaux territoriales le soir du 7 septembre, le bateau a été intercepté par les garde-côtes chypriotes. Contraints de monter sur un autre bateau, sur lequel se trouvaient des membres de la police chypriote et d'autres migrants, ils ont été ramenés au Liban dès le 8 septembre, sans avoir mis le pied sur l'île.


Le droit à une procédure de demande d'asile


Les requérants se fondent sur l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants. En l'espèce, ils se plaignent de n'avoir pas pu déposer une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils n'ont pas été traités comme des demandeurs d'asile, mais comme des migrants économiques irréguliers, susceptibles d'être refoulés. Il est exact qu'une avocate, saisie le 7 septembre, avait demandé à la CEDH de prendre une mesure conservatoire pour empêcher le renvoi des intéressés au Liban. Mais la CEDH a demandé des éléments complémentaires pour démontrer les persécutions dont ils risquaient d'être victimes, notamment un éventuel renvoi en Syrie... De fait, les requérants se sont retrouvés au Liban avant que ces pièces aient pu être envoyées à la Cour.

En l'espèce, il faut reconnaître que nul ne sait si les requérants avaient ou non formulé une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils prétendent l'avoir fait, oralement, sur le bateau, mais il n'existe évidemment aucune trace des ces échanges. La CEDH note toutefois que le droit des réfugiés n'impose aucune forme particulière à la demande d'asile, principe rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre t N. D. et N. T. c. Espagne du 13 février 2020. Dans cette affaire, la Cour admet la reconduite forcée d'un groupe de migrants qui avait pénétré de force à Mellila, en forçant la frontière. En effet, des procédures d'entrée sur le territoire espagnol existaient et permettaient le dépôt d'une demande d'asile. En forçant la frontière en groupe, les requérants ont ainsi justifié qu'ils soient aussi reconduits en groupe.

Contrairement au cas espagnol, les autorités chypriotes n'ont même pas autorisé les migrants à débarquer pour déposer une demande d'asile et aucune procédure de ce type n'était organisée sur le bateau. Les autorités ne démontrent d'ailleurs pas la mise en place d'un quelconque guichet permettant de demander l'asile. De fait, quand bien même la demande des requérants n'est pas démontrée, elle semble probable, d'autant que de nombreux rapports de différentes ONG insistent sur cette absence de procédure.

C'est donc ce défaut de procédure qui est constitutif d'un traitement inhumain et dégradant. Les observations des autorités chypriotes montrent en effet qu'aucun guichet n'était prévu pour déposer une demande d'asile et que les conséquences du renvoi au Liban pour la personne n'étaient pas envisagées.




Ellis Island. 1913


Le caractère collectif de l'expulsion


L'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme affirme clairement : "Les expulsions collectives d'étrangers sont interdites". Observons que le mot "expulsion" désigne ici toute forme de reconduite, et pas seulement, comme en France, celle qui repose sur la menace pour l'ordre public que la présence de l'étranger sur le territoire représente. Ce principe a été affirmé par la Cour dès sa décision Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012.

Aux termes de cette jurisprudence, réaffirmée notamment dans l'arrêt de Grande Chambre Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016, une expulsion collective est définie comme contraignant les étrangers, "en tant que groupe, à quitter un pays", sauf dans le cas où la mesure est prise après examen particulier de la situation personnelles de chaque membre du groupe. Cette disposition n'a rien d'exceptionnel et existe en droit interne. Une mesure administrative peut en effet s'appliquer à plusieurs personnes, dès lors que chacune a pu bénéficier de l'examen particulier de son dossier.

Bien entendu, cette exigence n'a pour effet d'interdire les éloignements en nombre, et l'affaire de Mellila a montré qu'elles devenaient possibles si les étrangers s'étaient conduits de manière agressive pour pénétrer sur le territoire, ignorant précisément des procédures de demande d'asile qui existaient. Dans le cas chypriote, la situation est bien différente. Les migrants n'ont jamais fait preuve d'agressivité et les autorités n'ont pas été en mesure de démontrer l'existence d'une procédure d'examen des dossiers. Non seulement elle n'était pas prévue, mais elle n'a même pas été improvisée sur le bateau, le seul but étant de ramener les migrants au Liban, avant que la Cour ait pu prendre des mesures conservatoires.

Les autorités chypriotes sont donc condamnées à la fois pour avoir privé les requérants de déposer une demande d'asile et pour les avoir renvoyés au Liban sans examiner la situation de chacun d'entre eux. Il reste tout de même une question intéressante, soulevée par l'État défendeur. Il mentionne en effet l'existence d'une convention bilatérale avec le Liban prévoyant la réadmission, sans formalité, des personnes entrées illégalement à Chypre. Certes, les États ont tout à fait la possibilité de passer des conventions pour organiser ce type de retour. Mais, observe la Cour, "ils ne sauraient se soustraire à leur propre responsabilité en invoquant des obligations découlant d'accords bilatéraux". En d'autres termes, les normes issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être écartées par des traités bilatéraux. 

Cette jurisprudence de la Cour permettra-t-elle de dissuader les États qui entendent désormais, de plus en plus, se soustraire aux dispositions du droit européen pour gérer les questions migratoires ? Du côté français, il faudra attendre la future loi immigration prévue pour 2025 pour avoir un début de réponse à cette question.


L'expulsion des étrangers : chapitre 5, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur Amazon

mercredi 9 octobre 2024

Le délai raisonnable est-il bien... raisonnable ?


L'arrêt rendu par la 2e chambre civile de la Cour de cassation le 3 octobre 2024 témoigne, à sa manière, de la grande misère des juridictions françaises. Alors qu'elles ne sont plus en mesure de statuer dans le "délai raisonnable" imposé par le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, les requérants sont tentés de s'adresser à d'autres juges, de rechercher ceux qui seront en mesure de leur donner satisfaction plus rapidement. La Cour de cassation sanctionne cette pratique, en précisant que la juridiction territorialement compétente est la seule qui puisse être saisie, quand bien même elle serait incapable de rendre une décision dans un délai raisonnable.

En l'espèce, une ingénieure était en conflit avec son entreprise, la société Carglass, dont le siège social est à Courbevoie. Le tribunal compétent pour juger de la rupture de son contrat de travail était donc le Conseil de Prud'hommes de Nanterre. Mais celui-ci est connu pour être particulièrement surchargé, rendant ses décisions plus de trois ans près sa saisine. La requérante, en janvier 2019, a donc tout simplement saisi le Conseil des Prud'hommes de Versailles, moins engorgé et donc plus rapide.

Certes, mais on ne choisit pas son juge en fonction de ses délais de jugement, c'est du moins ce qu'a déclaré le Conseil de Prud'hommes versaillais, jugement confirmé par la Cour d'appel de Versailles le 18 novembre 2021. Devant la Cour de cassation, la requérante invoque la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme qui consacre le droit à juste procès.


L'absence de délai raisonnable, un déni de justice ?


L'article 6 § 1 de la Convention des droits des droits de l'homme affirme que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable". Cela signifie concrètement que les décisions de justice doivent être rendues sans souffrir de lenteurs excessives qui en compromettraient l'efficacité et qui porteraient atteinte au droit au juge. 

Or, selon la CEDH, les conflits du travail, surtout ceux "qui sont d'une importance capitale pour la situation professionnelle d'une personne", doivent être résolus avec une célérité particulière. Ce principe a été largement mentionné par la Cour dans des affaires mettant en cause le système judiciaire français, hélas bien connu pour sa lenteur. Les Conseils de Prud'hommes ne sont pas les seuls à être mis en cause pour leur lenteur. Dans un arrêt Lechelle c. France du 8 juin 2004, la CEDH sanctionne ainsi pour violation du "délai raisonnable" une procédure portant sur le contrat de travail de l'employée d'une école primaire, qui a duré pas moins de huit ans devant la juridiction administrative.

Mais en l'espèce, la requérante invoque un défaut de délai raisonnable dont elle n'a pas été victime, puisqu'elle a préféré saisir un autre juge.



Le petit escargot. Tai Ping


Des règles de compétence d'ordre public


L'arrêt offre ainsi à la Cour l'occasion d'affirmer que les règles de compétence sont d'ordre public. Selon l'article R 1412-1 du code du travail, les litiges entre employeur et salarié sont portés devant le conseil de Prud'hommes territorialement compétent. Ce conseil est, soit celui dans le ressort duquel est situé l'établissement où le salarié remplit ses fonctions, soit celui de son domicile lorsque le salarié travail à domicile. Le salarié peut aussi saisir le conseil du lieu où son contrat a été signé ou celui du lieu où l'employeur est établi. En l'espèce, la requérante exerçait son activité professionnelle dans l'entreprise de Courbevoie, lieu où elle avait aussi signé son contrat de travail. Aucune disposition ne l'autorisait donc à écarter la compétence du Conseil de Prud'hommes de Nanterre.

Bien entendu, la décision est loin d'être un "grand arrêt" et ne suscite aucune surprise, tant la décision de changer de juge en fonction des lenteurs de la procédure peut sembler étrange. Mais précisément, la décision nous informe sur l'existence de deux dangers auxquels la justice est actuellement confrontée. D'une part, une évolution des justiciables qui se conduisent comme des consommateurs, prêts à choisir "leur" juge comme on achète un bien de consommation, et prêts à faire jouer la concurrence entre les juges. D'autre part, hélas, une évolution de la justice elle-même, dont le manque de moyens humains et matériels est souvent mis en lumière. De fait, elle ne parvient plus à assurer sa mission essentielle qui est précisément de rendre la justice. Peut-on espérer une évolution ? Cela semble bien peu probable si l'on en croit le tout nouveau Garde des Sceaux qui annonce déjà que "le budget de la justice ne sera pas satisfaisant".



Le délai raisonnable : Chapitre 4 section 1 § 2 A 2 du manuel de libertés publiques sur Amazon

 


dimanche 6 octobre 2024

CJUE : l'accès de la police aux données contenues dans un téléphone


La Grande Chambre de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu, le 4 octobre 2024, un arrêt CG c. Bezirkshauptmannschaft Landeck, par lequel elle reconnait que les autorités de police nationales peuvent accéder aux données contenues dans un téléphone portable, à des fins de prévention, de recherche et de poursuite des infractions pénales. La décision n'est pas surprenante, mais les deux précisions qui l'accompagnent ne sont pas sans conséquences directes pour les États membres, y compris la France. D'une part, la Cour note que cet accès aux données contenues dans un téléphone n'est pas limité aux infractions graves. D'autre part, elle exige un contrôle préalable ou une autorisation d'accéder à ces informations données par un juge ou une autorité indépendante.

Les douaniers autrichiens ont saisi à l'occasion d'un contrôle de routine, en février 2021, 85 grammes de cannabis dans un colis destiné à CG. Ce colis a été transmis à l'autorité de police qui a perquisitionné chez l'intéressé. Interrogé sur l'expéditeur du colis, CG n'a rien voulu de dire et a refusé de donner le code de son téléphone portable. Celui-ci a été immédiatement saisi et les policiers se sont livrés à plusieurs tentatives d'accès, avant de le restituer à son propriétaire en avril 2021.

Indépendamment de la procédure pénale, l'intéressé a donc contesté la saisie de son téléphone et la tentative d'intrusion dans ses données personnelles. La juridiction a décidé d'un renvoi préjudiciel devant la CJUE portant sur la conformité du droit autrichien à plusieurs textes européens, dont essentiellement la directive du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physique à l'égard du traitement des données personnelles réalisé à des fins d'ordre pénal. 


La recevabilité de la question


Observons d'emblée que l'affaire était loin d'être gagnée d'avance, car l'avocat général s'était prononcé en faveur de l'irrecevabilité de la question. Les autorités autrichiennes se fondaient en effet essentiellement sur la directive du 12 juillet 2002 relative à la protection des données personnelles dans le cadre des services de communication électronique. Dans la présente affaire, la tentative d'accès aux données est le fait de la police, sans aucune intervention des fournisseurs de services de communications électroniques. Toutefois, les autorités autrichiennes avaient été invitées à reformuler leur question au regard de la directive de 2016. 

Même si elles avaient répondu, de manière quelque peu négligente, que ce texte était également applicable, la CJUE va se montrer plus bienveillante que l'avocat général et admettre la recevabilité de la question. Elle estime d'ailleurs que l'article 267 TFUE l'autorise à reformuler les questions qui lui sont posées ou à indiquer d'autres règles pertinentes, afin de donner au juge national une réponse utile. Comme elle l'a fait dans l'arrêt du 22 juin 2022 Volvo et DAF Trucks, la CJUE peut donc reformuler la question préjudicielle.




Mon précieux. Soprano. 2017 


La gravité de l'infraction


La première branche de la question préjudicielle porte sur la gravité, ou plutôt l'absence de gravité de l'infraction. En l'espèce, CG est poursuivi pour avoir reçu 85 grammes de cannabis, soit une infraction passible, au maximum, d'une année d'emprisonnement. 

Devant la CJUE, ses avocats invoquent la "minimisation" des données tel qu'il est mentionné dans l'article 4 de la directive de 2016 : les États doivent prévoir que les données personnelles sont adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités du traitement. En l'espèce, l'idée est que l'accès à des données personnelles pour réprimer une infraction modestement sanctionnée entraine une disproportion non conforme à l'article 4. 

La CJUE reconnaît volontiers que la gravité de l'infraction qui fait l'objet de l'enquête est un élément de cette proportionnalité. Mais la Cour se place sur le terrain de la création d'un espace de sécurité et de justice au sein de l'Union. L'exclusion des infractions modestement sanctionnées reviendrait à affirmer que seule la lutte contre la grande criminalité est susceptible de justifier l'accès aux données personnelles contenues dans un téléphone. Il appartient donc au législateur interne de définir le seuil à partir duquel ces investigations sont autorisées, mais rien ne lui interdit de les étendre à l'ensemble des infractions.


La question de l'autorisation


La seconde branche de la question porte sur l'autorité autorisant les investigations dans les données personnelles contenues dans le téléphone. Cette fois, la CJUE se montre moins bienveillante à l'égard du droit autrichien. Il apparaît en effet que les tentatives d'accès ont été le fait exclusif de l'autorité de police, sans qu'un juge ait été associé à la procédure. La Cour affirme ainsi que l'accès "doit être subordonné à un contrôle préalable effectué par une juridiction ou une entité administrative indépendante".  En cas d'urgence "dûment justifié", l'accès est possible immédiatement, mais le contrôle doit intervenir "dans de brefs délais".

Cette seconde exigence n'est pas sans poser un problème en droit français, même s'il est loin d'être insurmontable. En l'état actuel du droit, le refus de communiquer aux forces de police, durant une garde à vue, le code de déverrouillage de son téléphone constitue une infraction spécifique, distincte de celle pour laquelle la personne est mise en cause. L'article 434-15-2 du code pénal réprime en effet le refus de communiquer "la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter, ou commettre un crime ou un délit". Après quelques hésitations des juges du fond, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, affirme, dans un arrêt du 7 novembre 2022, que le code d'accès à un téléphone doit être considéré comme une telle convention.

Le droit français considère ainsi que l''accès à ces données peut intervenir, quelle que soit la gravité de l'infraction, position parfaitement compatible avec l'arrêt de la CJUE. 

Reste évidemment à s'interroger sur la question de l'autorisation d'un juge à cet accès aux données personnelles. En droit français, la garde à vue intervient à l'initiative, soit d'un officier de police judiciaire, soit d'un magistrat. Dans ce dernier cas, l'autorisation d'accès aux données pourrait être accordée immédiatement. En revanche, des procédures devront sans doute être définies pour permettre aux autorités de police d'accéder à ces données dès le début de la garde à vue. En l'état actuel des choses, il faut s'attendre à des recours, dès lors que les avocats ne manqueront pas d'exploiter l'incertitude actuelle pour tenter de mettre leurs clients à l'abri d'une intrusion dérangeante dans leur téléphone. Il est possible que la jurisprudence de la CJUE suscite un dialogue musclé avec le Conseil constitutionnel.


La protection des données personnelles : Chapitre 8, section 5 du manuel de libertés publiques sur Amazon





jeudi 3 octobre 2024

La CEDH met un frein au droit de se promener nu, à vélo


Les revendications en faveur de la reconnaissance d'une liberté nouvelle sont nombreuses et suscitent relativement souvent une évolution du droit. Du mariage pour tous au droit à l'assistance médicale à la procréation désormais ouvert aux femmes seules ou en couple, l'évolution des moeurs conduit ainsi à la création de nouvelles libertés. Toutefois, certaines revendications ne parviennent à s'imposer, et la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) APNEL c. France rendue le 12 septembre 2024 marque l'échec d'un droit original, celui de de circuler nu et à vélo. 

Il est vrai que les promoteurs de cette liberté sont très minoritaires, l'idée de se déshabiller pour se promener en vélo n'étant pas très répandue dans la population. Il n'empêche que l'Association pour la promotion du naturisme en liberté se montre très active dans ce domaine, s'efforçant d'organiser des World Naked Bike Rides, dont l'objet est de "faire vivre la liberté d'être nu comme expression de la fragilité humaine, de se reconnecter avec la nature et avec sa propre nature, sans honte du corps". De manière plus prosaïque, il s'agit aussi de contester le délit d'exhibition sexuelle qui permet de sanctionner les participants.


Les World Naked Rides


Le 7 juillet 2019, conformément au droit commun des manifestations, l'APNEL  déclare vouloir organiser un tel rassemblement à Paris le 8 septembre suivant. A la veille de la manifestation, le préfet de police interdit la World Naked Ride, en invoquant précisément le risque que des infractions y soient commises, en particulier le délit d'exhibition sexuelle, prévu à l'article 222-32 du code pénal

L'APNEL s'efforce en vain d'obtenir l'annulation de l'arrêté préfectoral d'interdiction devant le tribunal administratif de Paris. Le 19 juin 2020, celui-ci écarte le recours, et se fonde sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". En l'espèce, la manifestation a pour objet de contester le délit d'exhibition sexuelle en commettant l'infraction, ce qui évidemment porte atteinte à l'ordre public. Pourtant, note le juge, l'infraction d'exhibition sexuelle n'emporte qu'une atteinte très limitée au droit de pratiquer le nudisme, car elle ne l'interdit que dans des lieux ouverts à la vue du public. Dès lors, l'interdiction n'est pas constitutive d'une atteinte disproportionnée aux droits de la personne, par rapport aux nécessités de l'ordre public. Cette décision fut confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris en 2022, et le pourvoi en cassation de l'APNEL rejeté par le Conseil d'État le 4 août 2023. 




Il m'a vue nue. Misstinguett. 1926


Le nudisme, élément de la liberté d'expression


L'APNEL saisit donc la CEDH, en invoquant une violation de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protège la liberté d'expression. En même temps, et pendant même l'examen du recours, l'association s'efforce toujours d'organiser des World Naked Bike Rides. C'est ainsi que, dans une ordonnance de référé du Tribunal administratif de Bordeaux refuse, le 10 août 2023, de suspendre l'interdiction d'une manifestation de ce type, organisée à Bègles. 

La CEDH, dans son arrêt du 12 septembre 2024, reconnait que l'arrêté d'interdiction emporte une ingérence dans la liberté d'expression. Dans une décision du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, elle reconnaissait déjà au requérant le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine. Condamné plus de trente fois pour avoir affronté dénudé les rigueur du climat écossais, M. Gough avait même poussé l'action militante jusqu'à se présenter entièrement nu devant ses juges...


Le contrôle de proportionnalité


Quoi qu'il en soit, la Cour reconnaît l'ingérence, mais affirme que l'interdiction d'une telle manifestation est prévue par la loi française, puisqu'il s'agit de garantir l'ordre public en empêchant que des infractions soient commises. Concernant la proportionnalité de l'ingérence au regard de la liberté d'expression, la CEDH s'assure, comme elle le rappelle dans l'arrêt Bouton c. France du 13 octobre 2022, rendu à propos de l'exhibition d'une Femen dans l'église de la Madeleine, que son rôle se borne à s'assurer que les juges internes ont justifié l'interdiction par des motifs "pertinents et suffisants". 

Précisément, l'arrêt de la CEDH Ezelin c. France du 26 avril 1991 affirme que la liberté d'exprimer ses convictions ne peut subir de limitations, sauf dans l'hypothèse où elle conduit à commettre une infraction. C'est bien le cas en l'espèce, l'élément moral était démontré par l'association elle-même qui déclare vouloir contester ce délit. De fait, la Cour estime que les juges français ont convenablement mis en balance les différents intérêts en cause, la mesure d'interdiction n'entrainant pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression.

Les cyclistes de l'APNEL n'obtiennent donc pas de la CEDH la consécration d'une nouvelle liberté de circuler nu à vélo, pas plus qu'ils ne l'avaient obtenue devant les juges internes. Ils sont désormais devant un choix cornélien. Soit ils manifestent contre le délit d'exhibition sexuelle en restant habillés, mais un nudiste rhabillé n'a guère d'intérêt médiatique. Soit ils font leur promenade dénudée à vélo dans un espace privé, à l'abri de la vue du public, mais là encore ils risquent de n'intéresser personne. Deux solutions qui ne peuvent satisfaire l'association, surtout désireuse de médiatiser sa revendication. Peut être se consolera-t-elle en pensant que la CEDH a placé ses membres à l'abri des rhumes de cerveau et autres virus saisonniers ?


samedi 28 septembre 2024

Abaya : Fin de l'histoire


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 septembre 2024 Association la voix lycéenne et Action droits des musulmans n'a rien de surprenant, mais il mérite tout de même d'être signalé. Il marque en effet la fin du conflit sur le port de l'abaya dans les établissements secondaires. A la rentrée 2023, on se souvient que des jeunes filles se sont présentées au collège ou au lycée revêtues de ce vêtement, mouvement présenté comme spontané mais néanmoins très médiatisé. 

Le 31 août 2023, le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, signait une circulaire intitulée "Principe de laïcité à l'École - Respect des valeurs de la République". Elle indiquait aux professeurs et aux responsables d'établissement la conduite à tenir face à "la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis". Elle se fondait sur l'article L 141-5-1 du code de l'éducation qui reprend la loi du 15 mars 2004. Ces dispositions affirment que "le port de signes ou tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit".

Les partisans de l'abaya ont fait ce qu'ils ont pu pour obtenir la suspension de la mise en oeuvre de la circulaire par deux actions successives en référé. La première, du 7 septembre 2023, reposait sur le référé-liberté, la seconde du 25 septembre suivant était un référé-suspension. Dans les deux cas, le juge a écarté la requête, au motif que le ministre avait pu fonder la circulaire sur la loi du 15 mars 2024 interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics. 

Le Conseil d'État, intervenant au fond le le 27 septembre 2024, confirme la légalité des dispositions de la circulaire qui interdit le port de ce type de vêtement et organise une procédure de dialogue avec l'élève. C'est seulement lorsque celle-ci refuse de retirer son abaya qu'une procédure d'exclusion peut être engagée. Cette exclusion éventuelle n'interdit pas à l'intéressée de poursuivre ces études dans un établissement privé religieux.


Une manifestation ostensible d'une appartenance religieuse


Le moyen essentiel développé par les associations requérantes était déjà celui utilisé en référé. Aux yeux des associations requérantes, l'abaya n'est pas un vêtement religieux et ne saurait donc être interdite sur le fondement de la loi du 15 mars 2004. Beaucoup de commentateurs continuent d'ailleurs d'affirmer que cette tenue n'est pas "intrinsèquement religieuse". 

Sans doute n'ont-ils pas bien lu la loi de 2004, car le législateur s'est bien gardé de qualifier de "religieux" tel ou tel vêtement. Il se borne à interdire les signes ou tenues "par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". L'appréciation du caractère religieux repose finalement sur deux critères.


La perception des tiers


Le premier réside dans la perception des tiers qui voient la tenue comme religieuse. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État, saisi du cas d'un élève portant le turban sikh, écartait déjà le moyen reposant sur le caractère traditionnel et non pas religieux de cette coiffure. Pour le juge, le jeune lycéen "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe (...)". Et il ajoutait que, dans ces conditions, "l'administration n'avait pas à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit perçu comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée.

La situation est clairement celle de nos porteuses d'abaya. Il n'est guère douteux en effet que seules les élèves musulmanes portent l'abaya dans une volonté d'affirmation clairement affichée.



T'as plus ton voile. Les Goguettes. 2018


L'affirmation religieuse


Le second critère repose précisément sur cette affirmation religieuse. Pour le Conseil d'État, elle ressort clairement des "remontées académiques", c'est à dire des informations provenant des établissements eux-mêmes. Alors que les signalements d'atteintes à la laïcité s'élevaient à un peu plus de 2000 en 2020-2021 et 2021-2022, ils connaissaient une forte augmentation à plus de 4700 pour l'année 2022-2023. Et le dialogue engagé avec les élèves faisait ressortir "des discours en grande partie stéréotypés, inspirés d'argumentaires diffusés sur les réseaux sociaux, élaborés pour contourner l'interdiction (...)". Le Conseil d'État montre ainsi que l'abaya n'était pas exactement un choix libre de ces jeunes élèves, mais plutôt un vêtement imposé, comme étaient imposés les éléments de langage destinés à justifier son port.

De ces éléments, le juge tire la conclusion que le ministre a exactement qualifié la situation, en affirmant que la porteuse de l'abaya "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse"


L'ingérence dans la vie privée


Le moyen fondé sur l'atteinte à l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne mérite pas que l'on s'y attarde, et le juge ne s'y est pas attardé. Il s'est borné à mentionner que "à supposer même que la liberté des élèves de choisir les vêtements qu'ils entendent porter en milieu scolaire", ce qui est loin d'être évident si l'on considère que beaucoup de membres du Conseil de l'Europe imposent le port de l'uniforme, il apparait évident que cette éventuelle ingérence poursuit un but d'intérêt général. Il s'agit en effet d'assurer la neutralité de l'enseignement. Et l'interdiction d'un vêtement ne saurait être considérée comme disproportionnée au regard de cette finalité. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'a d'ailleurs jamais désavoué la conception française de la laïcité dans l'enseignement. Dans un arrêt du 4 décembre 2008 Dogru et Kervanci c. France, elle affirme ainsi que la laïcité est en France un "principe constitutionnel (...) auquel l'ensemble de la population adhère, et donc la défense paraît primordiale, en particulier à l'école". Dans une décision du 30 juin 2009 Aktas c. France, elle affirme ensuite que la loi du 15 mars 2004 vise précisément à garantir cette sanctuarisation de l'école. 

Soulevé à propos de l'abaya, le moyen était donc faible et le Conseil d'État l'écarte rapidement.

Comme bien souvent, les associations musulmanes, et les divers groupements qui les soutiennent, sont ainsi victimes d'un effort boomerang. En voulant nier le principe de laïcité, elles obtiennent sa réaffirmation, clairement énoncée dans l'arrêt. Malgré les coups de butoir infligés par différentes associations, le principe de laïcité résiste donc avec vaillance, et avec le soutien, une nouvelle fois affirmé, du Conseil d'État. 


La laïcité dans l'enseignement : Chapitre 11, section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur Amazon

mercredi 25 septembre 2024

CEDH : L'expulsion automatique des délinquants, en Suisse


La décision P. J. et R. J. c. Suisse rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 17 septembre 2024 sanctionne le caractère automatique de l'expulsion d'un étranger. Cette mesure d'éloignement reposait en effet exclusivement sur la sanction pénale dont l'intéressé avait fait l'objet, sans que les autres éléments du dossier soient évoqués devant les juges suisses. L'absence antérieure de casier judiciaire, le fait que l'intéressé ait été condamné avec sursis, qu'il ait un emploi et une vie de famille stables n'ont pas été examinés.

P. J. est un ressortissant de Bosnie-Herzégovine et son épouse est de nationalité serbe. Elle a toujours vécu en Suisse, comme ses deux filles nées en 2014 et 2016. Le père de famille fut arrêté en 2018 pour trafic de stupéfiants et condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis. Conformément au code pénal suisse, il fut automatiquement expulsé de Suisse pour une durée de cinq ans, et il fut donc renvoyé en Bosnie-Herzégovine. Tous ses recours furent rejetés, et il se tourne donc vers la CEDH, en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


L'éloignement automatique


Il n'est pas contesté que la mesure d'expulsion qui frappe P. J. est de caractère automatique. Dans un arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006, la CEDH, réunie en Grande Chambre,  n'interdit pas formellement aux États parties à la Convention de prévoir des mesures d'expulsion automatique des délinquants. Dans l'affaire Üner, elle valide l'expulsion du territoire néerlandais d'un multirécidiviste. Elle examine toutefois la proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée par rapport aux nécessités de l'ordre public. En l'espèce, elle estime que les autorités néerlandaises ont ménagé un équilibre juste entre les intérêts du requérant et ceux de la société.



Difficulté d'intégration en Suisse

Le Matin, juin 2018


Le contrôle de proportionnalité


L'élément essentiel pris en compte par la CEDH réside ainsi dans l'étendue du contrôle effectué par les juges internes qui doivent avoir effectivement apprécié l'expulsion au regard des intérêts en cause. Ce principe a d'ailleurs été rappelé à propos des juges suisses dès l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. A propos du non-renouvellement de l'autorisation de séjour d'un ressortissant algérien marié à une ressortissante suisse, la Cour estime que les juges suisses n'ont pas suffisamment examiné l'atteinte à la vie familiale de l'intéressé, dès lors qu'il était difficile d'envisager que son épouse le suive en Algérie. Le droit européen exige donc des juges internes une motivation très précise de leur décision, prenant finalement en compte toutes les facettes du dossier.

La plupart des arrêts admettant l'expulsion de trafiquants de drogue concernent des personnes ayant un casier judiciaire chargé, souvent multirécidivistes, comme dans l'arrêt Loukili c. Pays-Bas du 11 avril 2023. Dans le cas de P. J., la situation est un peu différente, car l'intéressé a un casier judiciaire vierge, raison pour laquelle sa peine d'emprisonnement a été assortie du sursis.

Il est surtout reproché aux juges suisses de n'avoir apprécié l'expulsion de P. J. qu'à travers la gravité de l'infraction pénale qu'il a commise, à l'exception d'une mention relative à sa difficile maîtrise de langue allemande, après six années passées à Zürich. Les conséquences de la mesure d'expulsion sur sa vie familiale sont à peine mentionnées. Les juges suisses se bornent à mentionner que l'épouse serbe de P. J. ne devrait pas avoir de difficulté à vivre en Bosnie Herzégovine pas plus que leurs deux filles, qui pourtant n'avaient jamais habité ailleurs qu'en Suisse. Dans l'arrêt Jeunesse c. Pays-Bas du 3 octobre 2014, la CEDH affirme pourtant que les juges internes doivent étudier tous les aspects de la vie privée de l'intéressé, notamment lorsque sa vie familiale dépend entièrement de la décision de son épouse de le suivre ou non dans son exil.


L'automaticité sous le contrôle du juge


La décision du 17 septembre 2024 n'est pas surprenante, dans la mesure où la CEDH exige toujours que les décisions d'éloignement des étrangers soient appréciées par les juges internes au regard de leurs conséquences sur la vie familiale. Cette jurisprudence permet ainsi de faire de l'intégration de la personne dans la société un critère de la décision. L'individu isolé venu travailler dans le pays en laissant femme et enfants à l'étranger peut évidemment être éloigné plus facilement, car il ne dispose d'aucune vie familiale susceptible d'être protégée. 

Rien de nouveau certes, si ce n'est que la Cour limite l'impact des décisions automatiques d'éloignement, liées à une condamnation. De manière simple, elle considère que l'appréciation de la nécessite de la mesure demeure identique, que l'expulsion soit ou non automatique. Les juges internes apparaissent comme l'instrument d'une mise en cause de cette automaticité. L'éloignement demeure discutable devant les tribunaux qui peuvent l'empêcher, ce qui signifie que, finalement, il n'est pas réellement automatique. 





samedi 21 septembre 2024

Le droit face au salafisme


Est-il nécessaire de voter de nouvelles lois pour lutter contre ceux qui enseignent ou diffusent des doctrines discriminatoires, affirmant notamment l'infériorité des femmes et la supériorité de la loi religieuse sur le droit de l'État ? Deux ordonnances de référé rendues le même jour par le Conseil d'État le 17 septembre 2024 montrent au contraire que le droit positif comporte des instruments juridiques qui peuvent se révéler efficaces, à la condition évidemment qu'ils soient mis en oeuvre.

Ces deux décisions ont pour point commun de concerner l'islam radical, le salafisme. Dans le premier cas, le Conseil d'État refuse de suspendre dissolution administrative visant une association Jonas Paris qui dispense un enseignement religieux salafiste. La seconde décision refuse quant à elle de suspendre l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac, qui tenait dans ses prêches des propos particulièrement discriminatoires.


La dissolution de l'association


Les pouvoirs publics disposent aujourd'hui de plusieurs fondements juridiques pour dissoudre un groupement salafiste. Il est apparu en effet indispensable d'élargir le champ de l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure qui est issu de l'ancien décret loi du 10 janvier 1936. Après le 6 février 1934, le but était, à l'époque, de permettre la dissolution des ligues armées et des milices, qui utilisaient la lutte armée pour lutter contre la "forme républicaine du gouvernement".

Aujourd'hui, ce texte est élargi avec un motif de dissolution repose sur la "provocation ou la contribution à la discrimination", quel que soit finalement le type de discrimination, raciale, sexuelle, religieuse etc. Justifie également une dissolution la "propagation des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination". Dans un arrêt du 15 décembre 2017 Assoc. des musulmans de Lagny, le Conseil d'État confirme ainsi la légalité de la dissolution d'une association qui prônait le rejet des valeurs de la République, l'hostilité à l'égard des chrétiens et des chiites. 

L'arrêt rendu le 17 septembre 2024 s'inscrit dans cette même logique,  Le juge des référés note que les messages mis en ligne par Jonas Paris, ainsi que les cours qu'elle dispense aux jeunes musulmans, prônent la pratique de la loi du talion, la soumission de la femme à son conjoint, la peine de mort pour des relations homosexuelles. Quant aux livres recommandés aux élèves, ils appellent au meurtre des juifs et des chrétiens. Déjà, dans une ordonnance du 22 novembre 2018, le juge des référés justifiait la fermeture du "Centre Zahra" à la Grande Scynthe, où se tenaient des "prêches, des propos tendant à légitimer la lutte armée", et où était mis en oeuvre un "endoctrinement de la jeunesse", en particulier par la mise à sa disposition d'ouvrages antisémites.

Le juge des référé estime en conséquence que le décret de dissolution de Jonas Paris n'a pas à être suspendu, conformément à toute la jurisprudence antérieure.





Les Indégivrables. Xavier Gorce. mars 2019

L'expulsion de l'imam de Pessac


La seconde décision du 17 septembre 2024, celle qui refuse la suspension de l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac, s'inscrit, elle aussi, dans une jurisprudence bien connue.

On observe que la procédure utilisée est celle de l'expulsion en urgence absolue prévue à l'article 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Elle dispense l'administration de certaines formes et procédures, et notamment de la comparution de l'intéressé devant la commission départementale d'expulsion. En revanche, les étrangers concernés sont ceux, et seulement ceux, qui ont des "comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principe de la République ou (...) constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes". Dans ce cas, il devient possible d'expulser une personne, même titulaire du statut de réfugié, même implantée en France depuis très longtemps (depuis vingt ans, ou depuis l'âge de treize ans). 

Ces règles incitent le juge à exercer un contrôle approfondi, car l'administration peut être tentée d'utiliser la procédure d'urgence absolue pour éloigner des personnes qui ne sont pas spécialement dangereuses, mais qui sont installées en France depuis une durée qui interdit l'expulsion de droit commun.

Tel est le cas de l'imam de Pessac, dont la commission départementale avait refusé l'expulsion selon la procédure de droit commun le 31 mai 2024. Cette décision était juridiquement fondée, dès lors que l'intéressé résidait en France depuis plus de vingt ans. L'administration s'est alors tournée vers la procédure d'urgence absolue.

Le juge des référés examine donc avec une attention particulière les motifs invoqués. Sa jurisprudence l'y incite. Il recherche notamment quels sont les "intérêts fondamentaux" menacés par la présence de l'étranger sur le territoire. Dans un arrêt Chibani du 20 juillet 1998, il estimait déjà que des liens avec des mouvements terroristes, même sans passage à l'acte, suffisent à caractériser cette menace. 

Le législateur a peu à peu élargi le nombre des motifs susceptibles de justifier l'expulsion en urgence absolue. Cette procédure a été récemment utilisée à l'égard de l'imam Iquioussen qui tenait des propos antisémites et qui avait toujours prôné "la soumission de la femme à l'homme". L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 30 août 2022 confirme ainsi que la "provocation à la discrimination" s'applique aussi aux femmes. 

La décision du 17 septembre 2024 s'appuie sur des motifs qui constituent une combinaison des jurisprudences antérieures. D'une part, il est reproché à l'imam d'avoir justifié des actes terroristes en critiquant notamment l'action de la France au Sahel et spécialement au Niger, pays dont il est ressortissant. D'autre part, depuis le 7 octobre 2023, il a tenu des propos de nature à inciter à la radicalisation et à la commission d'actes antisémites. De cette décision, on peut donc déduire que l'expulsion en urgence absolue est une procédure utile dans la lutte contre un islam radical qui développe des discours antisémites.

Bien entendu, il convient de relativiser l'impact de cette procédure. Elle ne concerne, à l'évidence, que les personnes de nationalité étrangère et l'on sait que l'imam Iquioussen comme l'imam de Pessac n'avaient pas adopté la nationalité française alors qu'ils demeuraient depuis très longtemps en France. En outre, cette procédure n'est efficace que si les autorités du pays de renvoi acceptent de délivrer le visa de retour, ce qui n'est pas toujours le cas. L'expulsion en urgence absolue se heurte ainsi aux réalités politiques.

Cela n'empêche pas de constater un réel renforcement des moyens juridiques de nature à lutter contre le salafisme. Certes, on objectera que des associations dissoutes peuvent se reconstituer de manière plus ou moins occulte, que des personnes expulsées peuvent revenir clandestinement ou être remplacées dans leurs fonctions par d'autres extrémistes. Mais l'existence même de ces procédures permet d'identifier les intéressés, de dissuader ceux qui voudraient courir les mêmes risques, et surtout d'affirmer une volonté politique de lutter contre le fondamentalisme religieux.


L'expulsion en urgence absolue : chapitre 5, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur Amazon