La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 26 novembre 2024, une décision qui va certainement faciliter les poursuites pour esclavage domestique. La Cour décide en effet que le délit de traite des êtres humains peut être constitué, sans qu'il soit besoin d'établir que son auteur a agi contre rémunération. Autrement dit, la traite ne consiste pas seulement à organiser des réseaux de prostitution ou d'esclavage. Le fait de faire venir une personne pour exploiter sa force de travail suffit à la caractériser.
L'esclavage domestique est une forme d'asservissement qui, malheureusement, demeure pratiquée aujourd'hui. De jeunes étrangères, attirées
par la perspective d’un emploi convenablement rémunéré, pénètrent sur le territoire pour y séjourner de manière irrégulière et entrer au service d'une famille, soit comme employée de maison, soit comme garde d'enfants. Une fois installées, elles se font confisquer
leurs papiers, sont généralement séquestrées pour effectuer des tâches
domestiques, sans rémunération ou avec une rémunération dérisoire. Bien entendu, les dispositions sur la durée du travail, et le droit au repos hebdomadaire sont, le plus souvent, ignorées.
L’ampleur de
ces pratiques est difficile à évaluer, les enquêtes sur ce sujet faisant
cruellement défaut. Elles sont également difficiles à réprimer car la réponse pénale se heurte à de sérieux obstacles. Peu à peu cependant, les normes juridiques se font plus précises et parviennent à améliorer l'efficacité de la répression. A cet égard, l'arrêt du 26 novembre 2024 peut s'analyser comme la dernière étape, du moins pour le moment, d'une évolution positive dans ce domaine.
L'application du droit français
Le premier obstacle à la répression se trouve l'application du droit français. L’ « employeur » est souvent un ressortissant étranger qui estime ne pas être lié par le droit français. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 mai 2006, a toutefois réagi en estimant que « l’ordre public international français s’oppose à ce qu’un employeur puisse se prévaloir des règles d’un conflit de juridictions (…) pour décliner la compétence des juridictions françaises ». Une jeune Nigériane exploitée comme esclave par un ressortissant britannique résidant au Nigeria a ainsi pu saisir le Conseil de prud’hommes français, après avoir profité d’un séjour de son « employeur » à Paris pour se soustraire à son emprise. De même, dans un arrêt du3 avril 2019, cette même chambre sociale a-t-elle refusé de considérer que l’adoption (Kefala) d’une enfant de onze ans selon le droit marocain permettait ensuite de l’employer comme esclave pendant les sept années suivantes, dans la région parisienne.
Cette jurisprudence n'a évidemment pas pu résoudre tous les problèmes. Les auteurs de tels actes s'enfuient trop souvent à l’étranger lorsqu’ils sont découverts, d'autant qu'ils bénéficient souvent d'un statut diplomatique qui leur permet d'échapper aux poursuites.
Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971
La légèreté des peines
Le deuxième obstacle réside dans le système juridique lui-même qui ne parvenait à sortir l'esclavage domestique du cadre du droit du travail pour le faire pénétrer dans celui des traitements inhumains ou dégradants. Traditionnellement, il était poursuivi pour défaut de contrat de travail ou pour exploitation du travail d’une personne, au mieux pour abus de vulnérabilité et de dépendance, infractions qui ne donnaient lieu qu’à des peines légères.
Cette mansuétude a été sanctionnée par la CEDH. Dans son arrêt Siliadin c. France du 25 juillet 2005 rendu à propos d’une jeune togolaise de quinze ans, contrainte de travailler dans une famille sans aucun jour de congé, elle fait une distinction entre l'esclavage et l'asservissement. Il n'y a pas esclavage quand les employeurs n’exercent pas sur la personne un véritable droit de propriété, et c'était le cas en l'espèce. En revanche, ne relation de « servitude » lui était imposée, et la Cour a estimé que la législation française n’était pas suffisamment protectrice au regard de la gravité de cette atteinte aux droits de la personne. En droit français, cette distinction n'existe pas réellement, et la France a appliqué cette jurisprudence en conservant son droit positif. Les peines attachées à la réduction en esclavage et à l'exploitation de la personne réduite en esclavage ont donc été portées, par la législation de 2013, à vingt années de prison, voire trente en cas de circonstances aggravantes, par exemple lorsque ce comportement concerne des mineurs ou des personnes vulnérables, ou encore s'accompagne d'actes de torture. La criminalisation de l'esclavage domestique est désormais imposée par la CEDH, depuis son arrêt Chowdury c. Grèce du 30 mars 2017.
La définition des infractions
Le dernier obstacle, enfin, doit être recherché dans la définition des infractions. C'est ainsi que l'article 212-1 du code pénal mentionne la réduction en esclavage dans la liste des crimes contre l'humanité. Mais le crime contre l’humanité implique « un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population » et les victimes des nouvelles formes d’esclavage sont essentiellement individuelles. Pour combler cette lacune, la loi du 5 août 2013 punit désormais de vingt ans d'emprisonnement la réduction en esclavage, définie comme le fait d’exercer à l’encontre d’une seule personne l’un des attributs du droit de propriété. La loi ajoute un crime « d’exploitation d’une personne réduite en esclavage », qui vise à la fois le travail forcé, l’esclavage domestique et l’exploitation de la prostitution d’autrui.
L'arrêt du 26 novembre 2024 définit, quant à lui, le délit de traite des êtres humains, afin de le rendre applicable à l'esclavage domestique. L'article 225-4-1 du code pénal énonce que la traite est "le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation". Suivent un certain nombre de critères, alternatifs, liés aux circonstances de la traite, qui peut être réalisé soit par la menace ou la contrainte, soit par un abus d'autorité d'un proche, soit par un abus de vulnérabilité, soit par l'octroi ou la promesse d'une rémunération.
Dans l'affaire jugée le 26 novembre, la Cour d'appel s'était penchée précisément sur la définition de la traite, estimant que le délit était constitué du fait de la rémunération dérisoire qui lui était versée. Pour les auteurs du pourvoi, ce critère financier concernait, non pas la victime, mais les personnes condamnées. Or, précisément, celles-ci n'ont pas agi en échange d'une rémunération, comme pourrait le faire l'auteur d'un trafic d'êtres humains dans le but de nourrir un réseau de prostitution. En l'espèce, les condamnés se sont bornés à faire venir une personne pour exploiter sa force de travail. Mais la Cour de cassation écarte ce moyen. Elle rappelle que l'infraction est constituée par le seul fait de recruter, transporter, héberger une personne à des fins d'exploitation. Le fait que l'auteur ait agi sans percevoir de rémunération est donc sans influence.
La décision est discrète et la presse n'en a pas parlé. Mais elle est essentielle pour garantir l'efficacité des poursuites pour esclavage domestique. Il est évident en effet que les auteurs de l'infraction n'ont pas pour but de créer un réseau, moyennant finances. Leur seule finalité est purement égoïste, et consiste à s'offrir une main d'oeuvre gratuite en l'important comme une simple marchandise et en la maintenant prisonnière pour qu'elle n'aille pas se plaindre. Des pratiques d'un autre âge qui peuvent désormais être efficacement réprimées, à la condition toutefois que les auteurs ne puissent pas s'enfuir en s'appuyant sur un statut diplomatique.
Merci de nous avoir éclairés pour tenter de nous retrouver dans ce dédale de normes et de jurisprudences nationales et internationales qui ne brillent pas toujours par leur clarté. La problématique des employés de maison maltraités par leurs employeurs bénéficiant d'un statut diplomatique a fait récemment l'objet d'une enquête conduite par le quotidien Libération.
RépondreSupprimerAfin de sortir de l'imbroglio juridique que vous décrivez fort bien, l'objectif idéal serait de parvenir à la mise au point d'une norme claire embrassant les textes et les jurisprudences actuelles afin de faciliter le travail du juge. On imagine assez mal le parlement français se saisir de cette problématique tant il est accaparé par d'autres préoccupations. Un travail identique devrait être conduit par un développement de la coopération entre les différentes instances internationales ayant traité du sujet. Mais, ne rêvons pas !
La question du statut diplomatique devrait, elle aussi, être abordée dans l'enceinte idoine pour limiter le champ des immunités, en excluant les mauvais traitements (dégradants et inhumains). Quelques bonnes âmes pourraient s'atteler à ce travail de Titan dès aujourd'hui. Elles auraient de quoi faire.
En conclusion, mieux vaut peu de normes claires qu'une multitude de normes confuses ouvrant la voie à de multiples interprétations jurisprudentielles. Dès dangers de l'inflation normative ! A quand la mise en chantier d'un authentique choc de simplification ? Faute de quoi les incertitudes persisteront pour l'avenir.