M. K., le requérant, estime que son licenciement entraîne une violation de son droit à la liberté d'expression. En l'espèce, il a été licencié pour faute lourde à l'issue d'une procédure disciplinaire. Depuis sept ans, il exerçait les fonctions de business unit manager dans l'entreprise, et était même devenu l'un des conseillers écoutés de son employeurs. Mais les relations entre le salarié et l'entreprise se sont détériorées après l'arrivée d'une nouvelle équipe dirigeante. M. K. n'a alors pas hésité à dénigrer l'entreprise et à traiter le patron de "PD" dans des SMS envoyés à différents salariés.
Devant les juges du fond, Prud'hommes et cour d'appel, M. K. n'a obtenu qu'une satisfaction modeste. La faute lourde a en effet été requalifiée en faute grave. Il a ainsi pu échapper à l'engagement de sa responsabilité civile personnelle, les juges ayant considéré que l'intention de nuire n'était pas clairement établie. La régularité du licenciement a toutefois été admise, ce qui prive l'intéressé de ses indemnités, et ce qui l'a incité à se pourvoir en cassation.
Il invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantir la liberté d'expression, ainsi que de l'article L 1121-1 du code du travail. Celui-ci énonce que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".
La liberté d'expression du salarié
La jurisprudence considère en effet que l'article L 1121-1 permet au salarié de bénéficier de la liberté d'expression dans l'entreprise. Dans une décision du 11 octobre 2023, la chambre sociale avait même estimé que les courriels d'une salariée à son employeur, témoignant d'un désaccord sur les conditions de report des congés ne pouvaient être considérés comme abusifs, alors même que l'intéressée avait refusé d'appliquer l'accord d'entreprise et avait écrit à son patron que "s'il refusait le report des congés, c'était certainement car sa femme ne travaillait pas". Auparavant, dans un arrêt du 16 février 2022, la Cour avait déjà annulé le licenciement pour insuffisance professionnelle du directeur fiscal d'une entreprise qui s'était élevé contre une opération de fusion-acquisition. Il est vrai qu'en l'espèce, l'intéressé pouvait être considéré comme un lanceur d'alerte, car l'opération en question avait pour but principal la fraude fiscale.
Merci Macron. Les Goguettes. 2015
Les propos injurieux
La liberté d'expression, qu'elle s'exerce dans l'entreprise ou ailleurs n'est cependant pas sans limites. Le caractère injurieux des propos tenus constitue ainsi une cause réelle et sérieuse de licenciement. La chambre sociale, dans une décision de 2011, admet ainsi la régularité du licenciement du gardien d'une propriété viticole révélant des informations pour le moins désobligeantes sur la vie privée d'un mandataire social. Le caractère à la fois injurieux et diffamatoire des propos est d'autant mieux caractérisé qu'ils portent sur des éléments qui n'ont rien à voir avec la vie professionnelle.
Dans un arrêt du 12 février 2016, la chambre sociale sanctionne au contraire la décision de la cour d'appel qui avait admis le licenciement d'un salarié du bâtiment. Ce dernier avait envoyé à son employeur un courriel dont le ton était particulièrement agressif. Il l'accusait, pêle-mêle, de "faux et usage de faux en écriture comptable, de fausse déclaration de bilan annuel", d'avoir "toujours fait travailler des sans-papiers". Accusé de "magouille concernant le chômage partiel", de "non-paiement des cotisations patronales et salariales", le patron avait finalement licencié le requérant. Malgré le caractère injurieux des propos, qu'elle reconnaît d'ailleurs, la chambre sociale reproche aux juges du fond de n'avoir pas envisagé le contexte de l'affaire. D'abord, le fait que cette diatribe était rédigée sur un unique courriel adressé au seul employeur. Ensuite, qu'elle était liée à trois avertissements et une mise à pied reconnue comme infondée et ayant abusivement privé l'intéressé de sa rémunération. Finalement, la cassation est prononcée parce que la cour d'appel a oublié de prendre en considération le fait que l'employé était au bord du burn-out.
C'est donc l'ensemble de la situation qui doit être pris en compte. La CEDH se réfère ainsi au critère de la bonne foi pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression des travailleurs, et plus particulièrement des syndicats de travailleurs. Ces derniers bénéficient d'une large liberté d'expression, garantie, en droit français, par l'article L 2142-5 du code du travail.
Cela ne signifie pas qu'ils jouissent d'une liberté absolue, et, là encore, la limite de la liberté d'expression se trouve dans le caractère injurieux des propos. Dans son arrêt Palomo Sanchez et a. c. Espagne du 12 septembre 2011, la CEDH admet certes que la liberté d'expression syndicale est garantie par l'article 10 de la Convention européenne. Mais elle refuse de sanctionner le licenciement de représentants syndicaux qui avaient publié, dans le bulletin mensuel du syndicat, la caricature particulièrement injurieuse du DRH.
Dans le cas de M. K., les propos tenus sont particulièrement violents, et les textos ont été largement diffusés à bon nombre de salariés de l'entreprise. Il s'agit donc clairement d'une injure publique.
Le téléphone de l'entreprise
La situation de M. K. est aggravée par l'usage de son téléphone professionnel. Sur le plan strictement juridique, les propos sont alors présumés professionnels et perdent donc leur caractère privé. L'arrêt du 11 décembre 2024 écarte ainsi le moyen selon lequel les propos injurieux relèveraient d'une expression purement privée, car ils n'étaient pas destinés à être largement diffusés. Dès lors qu'ils s'expriment par le vecteur d'un téléphone professionnel, ils relèvent de la vie de l'entreprise, et sont donc susceptibles de donner lieu à des poursuites disciplinaires.
On pourrait évidemment déplorer la maladresse de M. K. S'il avait utilisé une page Facebook accessible à un petit nombre d'"amis", il aurait pu invoquer le caractère privé de ses échanges. On se souvient en effet qu'en 2013, la Cour de cassation - mais il s'agissait alors de la première chambre civile - avait eu à connaître de propos postés par une salariée sur son "mur". Elle appelait alors à "l'extermination des directrices chieuses" et ajoutait sans beaucoup de nuance : "Éliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie". Ladite patronne, informée, n'avait pas pu réagir car les propos étaient tenus au sein d'un petit cercle d'"amis" réunis par une "communauté d'intérêts". Concrètement, cela signifie que les propos ne sont pas publics, mais diffusés à l'intérieur d'une entité fermée.
M. K. aura appris qu'il est difficile d'invoquer le caractère privée d'un message envoyé par le téléphone de l'entreprise. Plus généralement, force est de constater que la prudence exige de ne pas confondre la vie privée et la vie professionnelle, règle d'or des relations de travail.
Les libertés dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2
=== VOYAGE AU BOUT DE L'INVECTIVE ===
RépondreSupprimerLe moins que l'on soit autorisé à dire, au vu du cas d'espèce et des jurisprudences de la Cour de cassation et de la CEDH, est que le citoyen lambda y perd facilement son latin. Quelques questions sont dès lors posées.
- Quel est le périmètre objectif et clair pour tout un chacun de la liberté d'expression en cette année 2024 ? Quels sont les termes injurieux acceptables et les autres ?
- Quel est le périmètre du professionnel et du privé dans le cadre des relations de travail surtout lorsque nous sommes en présence de personnes en télé -travail ? Peut-on considérer que la personne en pyjama chez elle ne relève pas du domaine professionnel, y compris si elle s'agite derrière son ordinateur ?
- Quelle aurait été la conséquence précise de l'utilisation d'un téléphone portable modèle "Paul Bismuth" sur la solution retenue par la Cour de cassation ?
En dernière analyse, la complexité du raisonnement juridique, la contradiction des jurisprudences, le pouvoir d'appréciation du juge en fonction du cas d'espèce laissent place à une large gamme de réponses. Peut-être, quelques esprits déliés pourraient-ils mettre en chantier la rédaction d'un petit guide du politiquement correct
- les termes autorisés et proscrits - dans l'entreprise ? Ce qui pourrait être très drôle.