Les requérants sont membres du principal parti d'opposition du pays Parbeszed Magyarorszagert ("Dialogue pour la Hongrie"). Certains, en avril 2013, ont posé à côté du banc des ministres une pancarte où on pouvait lire "Fidesz (parti au pouvoir) voleur, tricheur et menteur". Ils ont été condamnés par le président de l'assemblée à une amende de 50 000 Forints, soit environ 170 €. D'autres, un mois plus tard à l'occasion du vote d'une loi sur le tabac, ont déployé au centre de la salle une banderole où était écrit : "C'est l'oeuvre de la mafia nationale du tabac". Eux aussi furent condamnés à une amende de 70 000 Forints, soit environ 240 €. Enfin, encore un mois plus tard, en juin 2013, trois députés ont posé sur la table du Premier ministre Viktor Orban une petite brouette dorée remplie de terre et déroulé une autre banderole particulièrement claire : "Distribuez les terres au lieu de les voler". Cette fois, l'amende s'est élevée jusqu'à 154 000 Forints, soit 510 €. Observons que cette somme représente environ le tiers de l'indemnité parlementaire des députés hongrois.
Les requérants ont saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. D'une part, sur le fondement de l'article 10, ils estiment que leur liberté d'expression a été violée. D'autre part, ils invoquent l'article 13, estimant que le droit interne ne leur offrait aucune voie de recours pour contester ces sanctions. Dans deux arrêts rendus le 16 septembre 2014, la Chambre avait conclu à la double violation des articles 10 et 13. A la demande du gouvernement hongrois, la Grande Chambre a néanmoins accepté de se saisir de l'affaire. Elle a également donné satisfaction aux requérants, mais en se fondant sur le seul article 10.
L'épuisement des voies de recours
Les autorités hongroises estiment que les parlementaires sanctionnés n'ont pas épuisé les voies de recours internes, alors que ces derniers estiment tout simplement qu'ils ne disposaient pas de recours internes efficaces.
La seule voie de droit ouverte aux requérants est celle du recours devant la Cour constitutionnelle. Ils pouvaient ainsi invoquer l'inconstitutionnalité des dispositions législatives qui organisent la procédure disciplinaire. Ils n'ont pas effectué cette saisine, l'estimant inefficace. Sur le fond, la Cour constitutionnelle avait déjà admis la constitutionnalité des règles de disciplinaire et il y avait peu de chances qu'elle fasse évoluer sa jurisprudence. Surtout, les parlementaires font observer que le recours peut, dans le meilleur des cas, conduire à déclarer la loi inconstitutionnelle. Mais aucune disposition du droit hongrois ne permet de tirer les conséquences de l'abrogation d'une disposition législative par la Cour constitutionnelle. Autrement dit, même si les parlementaires avaient obtenu cette abrogation, ils n'auraient pas pu obtenir l'annulation des sanctions ni la réparation financière du préjudice subi.
La Cour européenne adopte une démarche pragmatique. Elle précise que les recours offerts aux requérants ne doivent pas seulement offrir une éventuelle satisfaction théorique mais aussi une satisfaction concrète, avec annulation des sanctions et possibilité de réparation. S'appuyant sur des principes déjà formulés dans la décision
Vučković
et autres c. Serbie du 25 mars 2014, elle affirme qu'un recours n'est pas effectif s'il n'offre pas une possibilité concrète de réparation individuelle. Elle considère donc que les requérants n'avaient pas besoin de s'adresser à la Cour constitutionnelle avant de saisir la Cour européenne.
Grande Bretagne. Chambre des Communes.
Questions au gouvernement. 13 juillet 2011
L'ingérence dans la liberté d'expression
Nul
ne conteste, pas même le gouvernement hongrois, que les sanctions
infligées aux parlementaires emportent une ingérence dans leur liberté
d'expression. Cette dernière est particulièrement protégée
dans l'enceinte parlementaire, lieu du débat démocratique. L'immunité
parlementaire constitue ainsi l'instrument juridique essentiel
garantissant la liberté d'expression des élus (
CEDH, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie).
Il
n'en demeure pas moins que la liberté d'expression, même celle des
parlementaires, n'est pas absolue. Aux termes de l'article 10, une
ingérence est licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "
nécessaire dans une société démocratique".
Dans le cas où c'est la liberté d'expression des parlementaires qui est
en cause, la Cour exerce cependant, comme elle l'a affirmé dans un
arrêt de 1992 Castells c. Espagne, un "
contrôle des plus stricts".
En
l'espèce, il n'est pas contesté que les sanctions disciplinaires
contestées sont prévues par la loi hongroise. La Cour européenne fait
même observer qu'il est plus ou moins inévitable que la formulation de
la règle soit un peu floue. Dans le cas hongrois, est passible de
sanction le député qui a adopté un "comportement gravement offensant",
formulation dont la Cour fait observer qu'elle n'est pas plus
incertaine que celle adoptée par d'autres Etats européens. Sans doute songe-t-elle à l'intervention du gouvernement britannique qui
estime que le Speaker considérerait sans doute comme "gravement perturbateur et déplacé",
le comportement d'un honorable parlementaire qui brandirait une
banderole au milieu de la Chambre des communes. Ce pouvoir de sanction
existe ainsi dans la plupart des parlements nationaux et il répond à un
but légitime qui est d'assurer le bon fonctionnement de l'assemblée.
La question essentielle est celle de la "nécessité dans une société démocratique"
de l'ingérence dans la liberté d'expression d'un parlementaire. Aux yeux de la Cour, le fait de déployer une banderole "n'est pas un moyen classique pour un député d'exposer ses vues sur un sujet débattu en ce lieu". Il ne fait aucun doute que les députés ont
"perturbé l'ordre" au sein de l'Assemblée. Dans les circonstances de
l'espèce, les sanctions s'appuient donc sur des motifs pertinents.
Il n'en demeure pas moins que l'ingérence n'est pas considérée comme "nécessaire" par la Cour, tout simplement parce que la procédure parlementaire n'offre pas aux élus sanctionnés des garanties procédurales suffisantes. Le juge européen opère sur ce point une intéressante distinction entre les sanctions immédiates, celles qui relèvent de la police de la séance, et les sanctions a posteriori, celles qui interviennent à froid après la fin du débat.
La police de la séance peut justifier des sanctions immédiates comme le retrait du droit de parole, voire l'exclusion de la séance. En termes de garanties procédurales, elles n'appellent qu'un avertissement préalable. Dans le cas de l'affaire Karcsony et autres, les amendes ont été infligées a posteriori. Dans ce cas, et conformément à sa jurisprudence classique en matière disciplinaire, la Cour estime que les parlementaires doivent bénéficier du droit d'être entendus, "règle procédurale élémentaire qui ne se limite pas au seul cadre judiciaire". Faute de cette garantie procédurale, l'ingérence dans la liberté d'expression dont les parlementaires hongrois ont été victimes n'est pas considérée comme "nécessaire".
Les sanctions sont donc considérées comme non conformes à la Convention européenne sur le seul fondement de l'article 10, donc de l'atteinte à la liberté d'expression.
Le repli stratégique
L'articulation avec l'article 13 qui proclame que "toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale" n'est pas précisée, tout simplement parce que la Cour estime qu'elle n'a pas besoin d'aller plus loin dans son raisonnement. C'est précisément sur ce point que la Grande Chambre se démarque des décisions rendues par la Chambre en 2014. Elle avait alors conclu à la double violation des articles 10 et 13, rappelant que les requérants n'avaient bénéficié d'aucun recours effectif.
Pourquoi ce retour en arrière ? Le gouvernement tchèque intervenant dans l'affaire estime que la procédure disciplinaire diligentée contre les parlementaires relève de l'autonomie de la représentation nationale, autrement dit que la Cour européenne n'a pas à s'en mêler. Plus adroitement, le gouvernement britannique affirme que le principe de la séparation des pouvoirs veut que tout parlement puisse organiser librement ses affaires internes, ce qui implique le droit de sanctionner ses membres selon la procédure qui lui convient (en l'espèce le pouvoir souverain du Speaker).
Devant cette levée de boucliers, la Cour adopte une audacieuse position de repli stratégique. On peut le regretter, car on ne voit pas bien ce qui lui interdirait de considérer qu'un parlement doit organiser une procédure contradictoire lorsque il organise son régime disciplinaire. Aucune violation de la séparation des pouvoirs ne pourrait alors être invoquée, puisque cette procédure serait organisée par le Parlement lui-même.
Une telle exigence serait d'ailleurs utile au droit français. On se souvient qu'en janvier 2015, le député Julien Aubert (UMP) a été sanctionné d'un rappel à l'ordre entraînant la privation du quart de son indemnité parlementaire. Il avait en effet commis une faute impardonnable en persistant à appeler la vice-présidente de l'Assemblée nationale Sandrine Mazetier "
Madame le Président" et non pas "
Madame la Présidente". Quel que soit l'intérêt de l'affaire, force est de constater que le député sanctionné n'avait pas été entendu avant la sanction et
n'avait bénéficié d'aucun recours, sa requête devant le tribunal administratif ayant été déclarée irrecevable. Si l'absence d'audition pourrait aujourd'hui être sanctionné par la Cour européenne, l'absence de recours ne le serait toujours pas.
De toute évidence, la procédure de sanction des parlementaire relève d'un droit qui reste en construction, et la Cour européenne elle-même ne s'y aventure qu'avec une prudence tout à fait inhabituelle. Aurait-elle peur de déplaire encore davantage aux Eurosceptiques britanniques ?