« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 18 mai 2016

Libertés : la corruption du vocabulaire

Le débat sur les libertés est actuellement particulièrement vif. On ne peut que s'en réjouir, d'abord parce qu'il montre que la liberté d'expression n'est pas entravée, même durant l'état d'urgence, ensuite parce qu'il témoigne d'un intérêt renouvelé pour les libertés et les modalités de leur protection. Pour que le débat puisse se développer utilement, il faut néanmoins s'entendre sur les notions employées. 

C'est précisément ce point qui, aujourd'hui, pose problème. La manipulation du vocabulaire employé, des mots utilisés, est désormais quotidienne. Discrètement, presque par inadvertance, on emploie un mot pour un autre, changement terminologique qui n'est généralement pas dépourvu de portée idéologique et qui s'analyse, le plus souvent, comme un contresens juridique. Autrement dit, les mots ne servent plus à poser les termes d'un débat. Ils servent à l'orienter le débat, en un mot à manipuler l'opinion. 

Dans les dernières quarante-huit heures, deux exemples permettent d'illustrer ce propos.

L'interdiction du concert de Black M


Le premier concerne le concert de Black M à Verdun, censé clôturer les commémorations de la bataille de Verdun. On sait que le maire de la ville, confronté à une très forte opposition, a finalement décidé de renoncer à cette manifestation. Immédiatement, cette décision est présentée comme l'interdiction d'un concert. Jack Lang déclare ainsi que "c'est illégal d'interdire une manifestation artistique comme celle-là" pendant que France-Soir affirme que le maire de Verdun "maintient l'interdiction". On comprend la portée idéologique de la formule. Il s'agit de montrer que l'élu local a pris une mesure attentatoire à la liberté d'expression artistique. Qu'y a-t-il de plus autoritaire qu'une interdiction, surtout prononcée par une simple décision administrative ? 

Le problème est que le concert de Black M n'a pas été interdit. Il a été annulé. Le terme est plus neutre et la qualification juridique n'est pas erronée. En effet, rien n'interdit à une autorité publique d'annuler une manifestation organisée avec des fonds publics. La distinction entre l'interdiction et l'annulation repose ainsi sur les motifs de la décision. Une manifestation peut être interdite si elle porte atteinte à l'ordre public, et l'acte relève alors de la police administrative. Elle peut, en revanche, être annulée pour quelque motif que ce soit, y compris financier, dès lors que c'est précisément son organisateur, en l'espèce le maire, qui en décide ainsi. 

Poser le débat en termes d'interdiction implique donc déjà un jugement de valeur sur la décision contestée. Sur ce point, l'analyse idéologique pourrait néanmoins se trouver confrontée à un effet boomerang. Car ceux là mêmes qui dénoncent aujourd'hui avec vigueur l'interdiction du concert de Black M se réjouissaient, il y a quelques mois, de l'interdiction du spectacle de Dieudonné. Jusqu'à aujourd'hui, aucun d'entre eux n'a expliqué pourquoi il était abominable d'interdire Black M et parfaitement louable d'interdire Dieudonné. Voudrait-on développer une nouvelle police administrative, celle de la pensée ?


Guy Béart. Parodie. 1973

L'interdiction de manifester 


Le second exemple de cette manipulation terminologique concerne les arrêtés pris par le préfet de police de Paris prononçant une interdiction de manifester visant des personnes soupçonnées d'avoir participé à des violences lors de précédents rassemblements. Cette référence à l'interdiction de manifester figure aussi bien dans Le Figaro que dans L'Express. Le Monde, voulant sans doute montrer le sérieux de ses analyses, a même gratifié ses lecteurs d'un article intitulé : "Interdiction de manifester : Que dit la loi ?".




La qualification en interdiction de manifester permet, comme pour Black M, de dénoncer une décision autoritaire. Au-delà, elle conduit à un raisonnement juridique extrêmement séduisant. Le décret-loi du 23 octobre 1935, aujourd'hui codifié dans le code de la sécurité intérieure, subordonne en effet la liberté de manifester à une déclaration préalable, déclaration effectuée auprès de la préfecture de police et destinée à organiser le maintien de l'ordre. Toutefois lorsque la menace pour l'ordre public est telle que les forces de police ne sont pas en mesure de le garantir, l'autorité de police conserve la possibilité de prononcer une interdiction. Le décret-loi de 1935 offre donc la possibilité de prononcer une interdiction générale de manifester, mais ne confère aucun fondement juridique à d'éventuelles interdictions individuelles. Le raisonnement semble implacable : les arrêtés individuels interdisant de manifester sont illégaux.

Si ce n'est que les arrêtés pris par le préfet de police ne prononcent pas d'interdiction de manifester. Ils reposent sur l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence qui offre au préfet la possibilité "d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Il ne s'agit donc pas d'une interdiction de manifester mais d'une interdiction de séjour dans une zone géographique définie par l'arrêté. Certes, l'arrêté emporte une impossibilité matérielle de manifester, dès lors que le cortège doit précisément passer dans cette zone, mais il n'en demeure pas moins que l'arrêté bénéficie, dans ce cas, d'un fondement juridique solide.

La dictature

Cela ne signifie qu'il ne puisse pas être discuté devant un juge. Le tribunal administratif de Paris, dans des ordonnances du 17 mai 2016, a ainsi suspendu l'exécution de neuf arrêtés sur les dix qui lui avaient été déférés, suspendant en même temps l'interdiction de séjour imposée aux militants requérants. Le tribunal prend bien soin, lui, d'employer un vocabulaire correct, en précisant qu'il s'agit d'arrêtés d'interdiction de séjour. A chaque fois, le juge a considéré que la condition d'urgence était satisfaite, dès lors que l'impossibilité de participer à la manifestation du lendemain était la conséquence de l'arrêté. Il a surtout exigé des pouvoirs publics, comme il l'avait fait en matière d'assignation à résidence et de perquisition, de fournir au juge un dossier solidement étayé, montrant très concrètement que les intéressés avaient personnellement participé à des violences ou à des dégradations. En l'absence de justifications convaincantes, il a donc suspendu les arrêtés.

Ces décisions de justice ne vont pas tout à fait dans le sens de ceux qui dénoncent la mise en place en France d'une dictature, terme qui témoigne d'une volonté de frapper les esprits dans une perspective mobilisatrice. Peut-on réellement se croire en dictature lorsqu'un juge suspend neuf arrêtés sur les dix pris par le préfet de police ? Lorsque des militants occupent la Place de la République en permanence ? Lorsque des idéologues de tous genres peuvent librement dénoncer la dictature dans des médias qui leurs sont acquis ? Réjouissons nous au contraire, car les dictatures, les vraies, suppriment les débats et imposent le silence.



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