« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 novembre 2012

Secret des sources v. Secret d'Etat

Le secret des sources des journalistes suscite une jurisprudence toujours plus abondante, dès lors que les médias n'hésitent jamais à saisir le juge lorsqu'ils s'estiment victimes de sa violation. 

Conflit de normes

La Cour européenne, dans l'arrêt Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays- Bas rendu le 22 novembre 2012, se trouve précisément confrontée à un conflit de normes dans ce domaine. 

D'un côté, le journal néerlandais à grand tirage De Telegraaf et deux de ses journalistes détiennent des documents confidentiels provenant d'une enquête des services de renseignement néerlandais. Ils affirment que ces pièces ont été communiquées aux milieux criminels d'Amsterdam, révélant ainsi des actes de corruption. Ils refusent de remettre les documents aux services néerlandais, en faisant valoir que l'éventuelle présence d'empreintes digitales pourrait permettre d'identifier leurs sources.

De l'autre, ces mêmes services secrets veulent connaître les auteurs d'une divulgation qui constitue une infraction pénale. Ils s'appuient sur la loi néerlandaise qui prévoit le classement de documents confidentiels pour la sécurité publique. 

Convoqués comme témoins dans une procédure engagée contre trois personnes soupçonnées d'avoir divulgué ces documents, les journalistes refusent de répondre aux questions et d'identifier l'un ou l'autre des accusés comme la personne qui leur a transmis ces pièces. Ce refus de coopération suscite une intervention accrue des services, et les journalistes se plaignent d'être surveillés et placés sur écoute téléphonique. Les différents recours introduits par les requérants pour contester à la fois l'ordre de restituer les documents et les mesures de surveillance dont ils font l'objet ont tous été rejetés, les tribunaux néerlandais estimant que la protection des secrets de l'Etat justifie une atteinte aux secrets des sources journalistiques.

La protection des sources, élément de la liberté de presse

Depuis sa décision Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, la Cour européenne considère le secret des sources comme un élément essentiel de la liberté de presse. Mais l'essentiel de la jurisprudence porte sur des perquisitions effectuées dans les locaux des journaux pour retrouver les informateurs, ou sur des injonctions de révéler leur identité. Dans l'affaire Martin c. France du 12 avril 2012, la Cour rappelle qu'une telle visite constitue toujours une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression, garanti par l'article 10 de la Convention. Mais cette ingérence peut se révéler "nécessaire dans une société démocratique" lorsqu'elle est prévue par la loi, et a un "but légitime". Tel n'est pas le cas si les informations concernées sont utilisées par la presse pour développer le débat public sur des questions d'intérêt général, par exemple mettre en lumière des actes de corruption, ou s'il s'agit de se saisir de documents déjà publiés dans la presse. 

En l'espèce, les mesures prises contre les journalistes ont officiellement pour objet de trouver des délinquants, et de faire cesser les fuites de documents confidentiels appartenant aux services de renseignement. L'intervention de ces derniers dans le but de découvrir les sources des journalistes constitue effectivement une ingérence dans la liberté de presse. 

Serge Férat 1881-1958
Nature morte aux journaux et aux fruits

La protection des sources peut céder devant l'intérêt supérieur de l'Etat

La Cour fait néanmoins observer que cette ingérence est "prévue par la loi". Comme les Etats Unis et la Grande Bretagne, les Pays Bas se sont dotés, après le 11 septembre 2001, d'une législation anti-terroriste votée en 2002, autorisant largement l'intervention de services de renseignement pour assurer la sécurité de l'Etat. Aux yeux de la Cour, la protection des sources n'est pas un droit absolu, et peut céder devant les intérêts supérieurs de l'Etat, notamment lorsque, comme en l'espèce, ces services sont victimes de fuites dont ils doivent rechercher l'origine. 

Cette affirmation constitue, en soi, une évolution de la jurisprudence de la Cour. Alors que toutes les décisions précédentes affirment la supériorité de la protection des sources journalistiques sur d'autres intérêts, l'arrêt du 22 novembre 2012 énonce que les intérêts de l'Etat peuvent être quelquefois justifier une atteinte à la protection des sources. 

Le recours des journalistes hollandais est-il pour autant rejeté ? Non, car la Cour se place finalement sous l'angle de la compétence. Les services spéciaux peuvent, en effet, dans le cadre de la loi qui les y autorise, considérer qu'il est nécessaire d'enquêter dans la vie privée et professionnelle des journalistes pour trouver leurs sources. Mais les mesures de surveillance, affirme la Cour, doivent impérativement être décidées par un juge ou une autorité indépendante. Or, la loi néerlandaise, assez semblable au Patriot Act américain, donne aux services de renseignement une large autonomie pour définir l'objet et les moyens de leurs enquêtes. C'est donc sur ce point, et seulement sur ce point, que le droit néerlandais est sanctionné par la Cour. 

Au-delà de la simple question de la protection des sources, la décision révèle une tendance de la Cour européenne, d'ailleurs relayée par les juges internes, visant à réintégrer dans le droit commun ces législations anti-terroristes. Adoptées à la hâte après le 11 septembre, méprisant le plus souvent les principes fondamentaux des droits de la défense et de la séparation des pouvoirs, ces lois reposaient sur la peur et le réflexe sécuritaire. Les juges, et la Cour européenne la première, détruisent peu à peu ce droit d'exception et font prévaloir les principes de l'Etat de droit. 


mercredi 28 novembre 2012

Le chauffage du couvent et la loi de séparation

ertains considèrent aujourd'hui que la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat est dépassée, car trop dogmatique, trop autoritaire, incarnant une laïcité de combat qui n'aurait plus cours aujourd'hui. Le combat pour la laïcité n'a pourtant pas disparu, comme en témoignent les débats qui ont précédé la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public, ou ceux qui se développent aujourd'hui sur le mariage pour tous.

Or la loi de 1905 demeure un instrument juridique indispensable pour distinguer clairement l'espace de la vie privée de celui de la vie publique. Dans le premier, les libertés de religion et de culte peuvent s'épanouir librement, dans le second en revanche, les convictions religieuses ne peuvent s'exprimer. Cette longévité de la loi de 1905 s'explique précisément par l'absence de ce dogmatisme que certains croient pourtant déceler dans ses dispositions.

Un arrêt du Conseil d'Etat rendu le 26 novembre 2012 illustre parfaitement ce pouvoir d'adaptation. Comme chacun sait, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) est un établissement public industriel et commercial, dont l'objet est de participer à la mise en oeuvre des politiques publiques en matière d'économie d'énergie (art. L 131-3 c. environnement). A ce titre, elle offre des aides directes à la réalisation de certains projets, notamment en matière d'économie d'énergie. La congrégation religieuse de la Chartreuse de Portes, installée dans l'Ain, sollicite justement l'une de ces subventions, afin de l'aider à installer une chaudière à bois qui permettrait de chauffer les moines en utilisant les ressources d'une région largement boisée. 

Rien de très choquant dans l'objet des travaux qui entrent parfaitement dans les missions dévolues à l'ADEME, celle-ci développant à l'époque des faits un "plan bois énergie" qui préconise l'installation de ce type de chaudière. La subvention demandée est pourtant refusée aux Chartreux, au motif que cette communauté a des activités liées au culte, et que l'article 2 de la loi de 1905 énonce que "La République (...) ne subventionne aucun culte". Ce refus est successivement annulé par la Cour administrative d'appel, puis par le Conseil d'Etat, qui s'appuient sur une jurisprudence libérale dans ce domaine.

Instrument de chauffage écologique des moines Chartreux


L'interdiction de subvention, un champ d'application étroit

L'article 2 conduit à considérer comme illégale toute subvention versée directement aux associations cultuelles, groupements créés sur le fondement de la loi de 1905 et dont l'objet exclusif est l'exercice public du culte. Cette interdiction ne concerne cependant que l'activité cultuelle, au sens le plus étroit du terme. Le droit positif se montre donc beaucoup plus libéral, lorsque la subvention ne vise pas directement l'exercice du culte. 

D'une part, la loi de 1905 elle même prévoit ses propres dérogations, avec par exemple la possibilité, pour la collectivité publique, de subventionner des aumôneries dans les services publics, l'armée ou l'enseignement. D'autre part, aucune loi n'interdit de rémunérer des prestations spécifiques. Dans un arrêt du 27 juillet 2001, le Conseil d'Etat estime ainsi que la rémunération versée par l'administration pénitentiaire à une congrégation pour le soutien et la prise en charge de détenus n'est pas contraire à la loi de 1905. 

Enfin, et c'est précisément la dérogation invoquée dans l'affaire de la chaudière à bois de nos Chartreux, rien n'interdit le financement public d'activités non religieuses assurées par des organismes à caractère confessionnel. Il est vrai que, la plupart du temps, cette faculté est facilitée par la constitution d'une association de la loi de 1901, indépendante de la communauté religieuse, et qui pourra recevoir la subvention pour développer une activité, par exemple de soin ou d'enseignement. Même en l'absence de ce type de structure, le Conseil d'Etat considère, dans un arrêt du 4 mai 2012, que la ville de Lyon peut financer un colloque organisé par une congrégation, dès lors que cette manifestation est ouverte à tous et reçoit des participants de confessions différentes. 

L'intérêt général

In fine, c'est la notion d'intérêt général qui guide le juge. La subvention est, en effet, licite si elle répond à un besoin d'intérêt général entièrement dépendant des aspects religieux de l'activité du demandeur. C'est sur ce fondement que, dans une décision du 19 juillet 2011, le Conseil d'Etat a considéré que la mise à disposition des musulmans d'un lieu d'abattage des ovins par une communauté urbaine n'a pas pour objet de financer un culte, mais répond à une préoccupation d'intérêt général, en l'espèce la protection de l'hygiène publique. Dès lors, il est parfaitement logique de considérer que la chaudière à bois des Chartreux est d'abord considéré comme l'instrument d'une politique d'économie d'énergie qui touche l'ensemble de la population, cloitrée ou non. 

Cette jurisprudence témoigne de la grande souplesse de la loi de 1905. Car nul n'ignore que le culte va bénéficier, en quelque sorte par ricochet, de ces aides publiques. Lorsqu'une commune restaure l'orgue de l'église, elle permet l'organisation de concerts, mais aussi d'une grand'messe du dimanche un peu plus attractive. Lorsque l'ADEME donne une subvention pour le chauffage des Chartreux, elle leur permet d'avoir moins froid, y compris pendant les offices. Mais la lutte contre le rhume est aussi une politique d'hygiène publique. 




lundi 26 novembre 2012

L'UMP devant les juges

Le plus souvent, les affaires judiciaires impliquant des partis politiques concernent leur financement. Aujourd'hui, les tribulations de l'UMP vont probablement susciter l'intervention des juges dans un tout autre domaine, celui de l'élection des structures internes. François Fillon déclare en effet ne plus avoir d'autre solution que porter en justice le différend qui l'oppose à Jean-François Copé, dès lors que ce dernier a refusé la médiation d'Alain Juppé. 

Quels juges ?

Observons d'emblée que le juge administratif n'est pas compétent. Il ne s'agit pas d'un contentieux électoral concernant des consultations nationales organisées par l'Etat, mais d'une élection purement interne dans un groupement de droit privé. Un parti politique est en effet une association ordinaire, si ce n'est qu'elle est soumise à certaines contraintes d'ordre public, dans le but d'assurer la transparence de son financement. En revanche la désignation des organes dirigeants relève de la liberté d'association. Les juges compétents sont donc ceux de l'ordre judiciaire, et il est possible de saisir le juge pénal ou le juge civil, voire les deux. 

Le juge pénal évidemment, puisque l'équipe de François Fillon fait état de nombreuses irrégularités qui peuvent s'analyser comme des infractions pénales. L'incrimination la plus évidente est le faux en écriture (art. 441-1 et s. du code pénal), dès lors qu'il semble que des procurations pour le moins hâtivement rédigées aient été utilisées lors du scrutin. Dans ce cas, il est probable que l'équipe de Jean-François Copé répondra par une action reposant sur le même fondement, puisqu'elle formule également ce type d'accusation à l'égard de l'équipe Fillon.

Le juge civil surtout, puisqu'il est le juge naturel des associations et des groupements de droit privé comme les syndicats professionnels. Dans le cas de l'UMP, le tribunal de grande instance de Paris est compétent, et il lui revient d'apprécier la régularité du scrutin organisé par ce parti politique. In fine, il peut l'annuler, voire désigner un administrateur provisoire s'il lui semble que les organes de gestion ne peuvent plus fonctionner convenablement. 

Sur le fond, rien n'interdit de procéder par analogie, et d'étendre l'analyse jurisprudentielle à l'ensemble des groupements, associations et syndicats professionnels. D'une part, force est de constater que les consultations organisées par un parti politique ressemblent davantage, dans leur procédure, à une élection professionnelle qu'à la réunion de l'assemblée générale d'une association de pêcheurs à la ligne. D'autre part, la jurisprudence reconnaît depuis longtemps l'existence de "principes généraux du droit électoral" qui s'appliquent à toute consultation, quel que soit le groupement qui l'organise. Ces principes généraux reposent sur une distinction opérée selon la gravité des irrégularités constatées.

Hergé. Le secret de La Licorne. 1943

Gravité des irrégularités et sincérité du scrutin

Pour les juges, certaines irrégularités conduisent nécessairement à l'annulation du scrutin, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier leur influence sur les résultats du vote. C'est ainsi qu'une récente décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation, rendue le 28 mars 2012 rendue à propos d'élections professionnelles, dresse une véritable liste des irrégularités substantielles, allant de l'absence de signature de la liste d'émargement par tous les membres du bureau de vote, à celle de la mention des heures d'ouverture et de clôture du scrutin sur les procès vebaux. En matière associative, le juge civil se montre tout aussi rigoureux, estimant par exemple, que l'utilisation de procurations selon des modalités non prévues par le règlement intérieur constitue une irrégularité substantielle (CA Paris, 7 juin 1996). 

D'autres irrégularités sont, en revanche, appréciées au regard de l'influence qu'elles ont exercé sur le scrutin contesté. Autrement dit, elles ne sont  sanctionnées que si l'écart des voix est faible, et que le juge peut penser que le résultat aurait pu être différent en leur absence. Tel est le cas, par exemple, d'une irrégularité intervenue dans le rassemblement des votes par correspondance (Soc. 6 janvier 1971).

Inutile de dire que la gravité des manquements observés durant les opérations électorales à l'UMP laisse augurer des irrégularités substantielles, notamment lorsque l'on fait observer que le nombre des électeurs figurant sur les listes n'était pas identique au nombre des bulletins jetés dans l'urne. A cela s'ajoute le fait que le caractère non substantiel des irrégularités n'est guère plaidable puisque l'écart des voix entre Messieurs Copé et Fillon est particulièrement étroit, surtout si l'on considère que l'UMP revendique 324 945 adhérents au 18 novembre 2012. 

Aux irrégularités liées à la sincérité du scrutin s'ajoutent celles liées au contrôle interne mis en place par l'UMP. Il sera intéressant de voir comment le juge appréciera le fait que madame Isabelle Vasseur, membre de la désormais célèbre Cocoe (Commission d'organisation et de contrôle des élections), soit également membre de la CONARE (Commission nationale des recours) dont la mission est précisément de juger de la régularité des opérations électorales. Pour la Cour européenne, le principe d'impartialité interdit à un même juge d'exercer différentes fonctions juridictionnelles successives dans une même affaire. On ne voit pas pourquoi ce principe général, acquis depuis l'arrêt Piersack c. Belgique du 1er octobre 1982, ne s'appliquerait pas aux instances chargées de juger de la régularité d'une consultation électorale.

Le pénal tient-il le civil en l'état ?

Reste à se poser la question de l'articulation entre les instances pénales et civiles. Certains proches de Jean-François Copé font savoir que si François Fillon fait un recours, ils s'empresseront de déposer une plainte au pénal, probablement pour faux et usage de faux, en invoquant cette fois des irrégularités à leur détriment. Un tel recours aurait surtout pour objet de bénéficier de l'adage ancien, selon lequel "le pénal tient le civil en l'état". Autrement dit, il faudrait d'abord épuiser le contentieux pénal, avant d'envisager l'annulation du scrutin.

Hélas pour les partisans de Jean François Copé, ce n'est pas si simple. La loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, texte excellent aux yeux de l'UMP puisque pur produit de l'ère Sarkozy, remet en cause ce principe. L'article 4 du code de procédure pénale affirme désormais que "la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient (...)". La règle selon laquelle le pénal tient le civil en l'état a donc vécu, sauf dans l'hypothèse où l'action civile a précisément pour objet d'obtenir réparation du dommage causé par l'infraction pénale. Tel n'est évidemment pas le cas dans les éventuels contentieux de l'UMP. 

La pratique de la démocratie n'est pas toujours facile, et l'UMP vient de montrer qu'elle n'était guère habituée à organiser des élections libres à l'intérieur du parti. Sur ce point, l'intervention du juge aura au moins le mérite de rappeler ces "principes généraux du droit électoral" qui s'appliquent à toutes les consultations quelles qu'elle soient, et qui imposent une certaine rigueur. Car la régularité de ce type de scrutin est d'abord conditionnée par la procédure qui se déroule en amont. Peut on sérieusement envisager qu'une consultation soit régulière lorsque l'un des deux candidats contrôle l'ensemble de l'appareil ?


dimanche 25 novembre 2012

Participation du public en matière d'environnement

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 23 novembre 2012, deux décisions relatives à l'article 7 de la Charte de l'environnement. Cette disposition, qui a valeur constitutionnelle depuis la révision du 1er mars 2005, impose l'information du public et sa participation "à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". Concrètement, cette "participation" prend la forme d'une enquête publique, la consultation s'effectuant désormais par internet.

La participation du public : un droit proclamatoire 

Dans la décision QPC n° 2012-282, différences associations, dont France Nature Environnement contestaient la légalité du décret du 30 janvier 2012, mettant en oeuvre la loi du 12 juillet 2010, dite "Grenelle 2", dans le domaine particulier de la police de la publicité extérieure et des enseignes. A l'occasion de ce recours, elles ont déposé une QPC portant sur la constitutionnalité de l'article L 120-1 du code de l'environnement, précisément édicté dans le but de mettre en oeuvre l'article 7 de la Charte de l'environnement. A l'appui de cette QPC, l'idée que la loi française a édicté des conditions plus strictes à la démocratie participative que ce qui était prévu dans l'article 7 de la Charte. Et il est vrai que l'article L 120-1 limite la participation du public aux seules décisions réglementaires de l'Etat et de ses établissements publics. Cette restriction conduit à écarter de toute démarche participative les décisions prises en matière de publicité extérieure et d'enseignes, puisqu'elles sont prises par le maire. 

Dans la décision QPC n° 21012-283, c'est également le défaut de participation qui est mis en cause. M. Antoine de M. conteste la procédure de classement et de déclassement de monuments naturels ou de sites prévue par les article L 341-3 et L 341-13 du code de l'environnement. Il estime en effet qu'une telle décision réglementaire a une "incidence sur l'environnement" et qu'elle doit s'accompagner d'une procédure participative, conformément à l'article 7 de la Charte. 

Ces deux QPC illustrent parfaitement la lecture restrictive que fait le droit positif des dispositions de l'article 7 de la Charte de l'environnement. Après l'avoir intégrée avec force publicité dans la Constitution, la préoccupation essentielle a été d'en réduire le champ d'application.

Mode spontané de participation des citoyens à l'élaboration des décisions publiques
ayant une incidence sur l'environnement (art. 7 de la Charte de l'environnement)

L'article 7 : un contenu de plus en plus précis

Le Conseil constitutionnel lutte cependant contre cette tendance, attribuant à l'article 7 de la Charte un contenu de plus en plus précis. Dans un premier temps, il s'est borné à sanctionner pour incompétence négative une loi qui se bornait à renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de fixer la liste des informations dont le demandeur d'une autorisation de cultiver des OGM ne peut revendiquer le caractère confidentiel, c'est à dire celles accessibles pour l'information du public (décision du 26 juin 2008). L'article 7 de la Charte était alors mentionné de manière quelque peu accessoire, comme fondement de l'obligation d'information, mais pas comme fondement de l'annulation de la disposition contestée. 

Se fondant ensuite directement sur l'article 7 de la Charte, le Conseil, dans deux décisions rendues sur QPC le 14 octobre 2011 puis le 13 juillet 2012, énonce qu'il appartient au législateur de déterminer les modalités de sa mise en oeuvre. 

Dès lors, il n'est guère surprenant que le Conseil, dans la décision n° 2012-282, affirme l'inconstitutionnalité de l'article L 120-1 du code de l'environnement, celui là même qui met en oeuvre la participation du public en matière de décisions ayant une incidence sur l'environnement. A ses yeux, la limitation de cette procédure aux seules décisions réglementaires ne pourrait être constitutionnelle que si un autre texte législatif organisait la participation pour les actes individuels, ce qui n'est pas le cas. De même, l'article 7 de la Charte ne permet pas de réduire le champ de cette procédure aux seuls actes de l'Etat et de ses établissements publics, alors que les collectivités locales ont des compétences très larges en matière d'environnement. La décision n° 2012-282 du même jour constitue la mise en oeuvre immédiate de cette jurisprudence, puisque la procédure de classement et de déclassement des monuments naturels et des sites est déclarée non conforme à l'article 7 de la Charte, dans la mesure où le droit positif n'organise aucune procédure de participation dans ce domaine. 

Le Conseil fixe au 1er septembre 2013 l'effet de cette double abrogation. Un tel délai n'a rien de surprenant si l'on considère que le Parlement, au moment précis où le Conseil rend ses deux décisions, examine actuellement un projet de loi relatif à la mise en oeuvre du principe de participation figurant dans l'article 7 de la Charte de l'environnement. Contrairement à la pratique antérieure, les pouvoirs publics ont donc su anticiper  cette double censure du Conseil constitutionnel. 

Un droit à exercer

Bien entendu, on doit se réjouir de cette évolution vers davantage d'information et de participation du public en matière d'environnement. Il reste cependant à constater qu'un tel droit n'existe que si les citoyens le font vivre. Le représentant du gouvernement, lors de l'audience de la première décision, a ainsi mentionné, sans rire, que le délai de dépouillement et de synthèse des observations présentées par les citoyens dans les vingt-neuf procédures de consultation mises en oeuvre depuis janvier 2012 était, en moyenne, d'une demi-journée. Ce délai très court n'est pas lié à la célérité de notre administration, mais bien davantage au désintérêt des citoyens. En effet, sur vingt-neuf procédures, trois seulement ont donné lieu à plus de cinq observations, onze entre zéro et trois, et quinze n'ont pas suscité le moindre commentaire. Autant dire que le droit à la participation des citoyens est encore à construire. 

jeudi 22 novembre 2012

La pointeuse biométrique est en panne

La biométrie est généralement définie comme une technique d'identification de la personne à partir de ses caractères physiologiques reconnaissables et vérifiables, qu'il s'agisse de la paume de la main, de l'ADN, de l'identification par l'iris de l'oeil ou encore par la voix. Parmi une série d'utilisations possibles, allant de l'authentification des paiements à l'accès des élèves à la cantine figure évidemment le contrôle du temps de travail. 

Banalisation de la pointeuse biométrique ?

En septembre 2010, la mairie de Garges les Gonesse a installé des pointeuses biométriques dans les services municipaux. Les agents doivent poser deux doigts sur l'appareil lors de leur entrée ou de leur sortie. Pour installer ce dispositif, la mairie a fait une déclaration à la CNIL, garantissant sa conformité à  l'"autorisation unique" du 27 avril 2006 qui autorise la mise en oeuvre de traitements reposant sur la reconnaissance du contour de la main, dans le but de contrôler le temps de travail. Rappelons qu'une "autorisation unique" est une délibération de la CNIL à valeur réglementaire, et autorisant l'usage de certains types de fichiers, selon des conditions qu'elle précise. Les utilisateurs n'ont plus ensuite qu'à déclarer leur traitement à la Commission, affirmant en même temps sa conformité aux conditions posées. L'autorisation unique a donc pour fonction de simplifier les formalités préalables à la création d'un traitement, en substituant une procédure de déclaration à une procédure d'autorisation. 

Le problème est que la pointeuse biométrique s'est heurtée à l'hostilité des personnels de la mairie de Garges les Gonesse, encadrés par des syndicats particulièrement actifs. La CGT a saisi la CNIL, et celle-ci a engagé une nouvelle réflexion sur la question, après avoir constaté la généralisation depuis 2006 des "techniques de contrôle des salariés". Après avoir consulté des représentants des secteurs concernés et des syndicats, la CNIL a finalement décidé de modifier sa position et de refuser la banalisation du recours à ce type d'instrument de contrôle.


Les Temps Modernes. Charles Chaplin. 1936

Contrôle de proportionnalité

Une nouvelle "autorisation unique" du 20 septembre 2012, mise en ligne le 23 octobre 2012 sur le site de la CNIL modifie le texte de 2006. La modification est d'ailleurs modeste, puisqu'il s'agit de supprimer  le contrôle du temps de travail des finalités possibles attribuées à un dispositif biométrique reposant sur le contour de la main. 

Dans sa délibération, la Commission insiste sur le fait que cette technologie comporte nécessairement une atteinte à la vie privée, puisque l'employé doit utiliser une partie de son corps pour prouver son identité.  A dire vrai, cette affirmation n'emporte pas, en soi, la conviction, car la Commission autorise par ailleurs le même type de contrôle pour permettre l'accès des élèves à un établissement d'enseignement, ou l'accès des employés au restaurant d'entreprise. 

Mais la CNIL exerce en l'espèce un contrôle de proportionnalité, à peu près identique à celui qu'effectue le juge administratif. Autrement dit, elle pèse l'ensemble des avantages et des inconvénients de l'opération. C'est ainsi qu'elle mentionne que la pointeuse biométrique emporte un "risque accru de détérioration du climat social, allant à l'encontre de la relation de confiance employé-salarié". Surtout, la Commission fait observer que le contrôle des horaires de travail peut être effectué par un autre type d'appareil, et qu'une horloge pointeuse n'a pas besoin d'être biométrique. A titre de comparaison, elle mentionne que l'accès des élèves à une école comporte une finalité de sécurité beaucoup plus grande, et que l'accès au restaurant d'entreprise n'implique aucun contrôle autre que celui de l'identité et n'est donc pas vécu comme une atteinte à la vie privée. 

Cette nouvelle délibération permet à la CNIL de freiner un certain délire biométrique qui atteint les collectivités locales. Le chiffre de 200 000 € a ainsi été mentionné à propos du système de Garges les Gonesse, chiffre sans rapport avec le prix d'une pointeuse traditionnelle. Ce coût exorbitant explique sans doute que la Commission ait donné cinq ans à la commune, et aux autres déjà équipées, pour changer de système de contrôle du temps de travail. 

Au-delà du cas particulier de la pointeuse biométrique, la CNIL révèle une volonté d'ancrer le contrôle de proportionnalité dans son contrôle. Un tel instrument juridique lui permet ainsi de faire évoluer ce dernier, au fur et à mesure de l'évolution des techniques et de leur utilisation. Car ce n'est pas la biométrie qui est dangereuse en soi, c'est sa banalisation.  

mercredi 21 novembre 2012

Dissolution de l'Institut Civitas, sur quel fondement juridique ?

Six députés du PS, Patrick Menucci, Yann Galut, Jérôme Guedj, Sébastien Denaja, Nicolas Bays et Anne-Yvonne Le Dain, ont écrit une lettre à Manuel Valls, ministre de l'intérieur, pour lui demander la dissolution immédiate de l'Institut Civitas, mouvement organisateur de la manifestation du 18 novembre 2012. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, comme disait Saint Just. Une telle demande s'analyse cependant comme une simple posture politique, car les auteurs de cette lettre savent certainement qu'aucun fondement juridique sérieux ne peut être invoqué pour justifier une telle atteinte à la liberté d'association. 

Geste d'humeur et analyse juridique

L'Institut Civitas, dont l'objet est la "restauration de la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus Christ",  est surtout connu pour son intégrisme religieux. Et on a tendance à considérer que ceux qui manifestent en faveur des libertés sont plus sympathiques que  ceux qui protestent contre l'octroi d'une nouvelle liberté. Tout cela est vrai, mais il n'en demeure pas moins que la dissolution d'une association n'est pas le résultat d'un geste d'humeur. L'article 3 de la célèbre loi du 1er juillet 1901 énonce que "toute association fondée sur une cause ou un vue d'un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes moeurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement, est nulle et de nul effet"

Ces dispositions sont à l'origine d'une double procédure de dissolution, judiciaire ou administrative. Le problème est que, dans l'un ou l'autre cas, les conditions posées par le droit positif ne semblent guère applicables au cas de l'Institut Civitas.

Dissolution judiciaire

Comme son nom l'indique, la dissolution judiciaire d'une association est prononcée par le tribunal de grande instance. Celui-ci peut être saisi par toute personne qui y a intérêt, et notamment le préfet. Ce type de dissolution ne peut cependant intervenir que dans quelques hypothèses limitativement énumérées par la loi. La plus fréquente réside dans l'existence d'un conflit sérieux et permanent entre les membres, rendant impossible la poursuite des activités. Le juge ne fait alors que sanctionner la disparition de l'"affectio societatis", ce lien associatif qui unit les membres. Inutile de dire que cette condition n'est pas remplie dans le cas de l'Institut Civitas, car ses membres sont au contraire très solidement unis autour de leur refus du mariage pour tous. 

La seconde hypothèse, plus rare, est l'illicéité de l'objet de l'association, qui conduit ses membres à commettre des infractions pénales. Tel est le cas, par exemple, d'une association de malfaiteurs, illicite selon l'article 450-1 du Code pénal. Depuis la loi du 24 novembre 2009, il est également possible de prononcer la dissolution judiciaire d'un mouvement sectaire, dès lors que ses dirigeants ont été condamnés par le juge pénal.

L'Institut Civitas pourrait il être considéré comme une secte ? Certainement pas si l'on considère que le droit français ne sanctionne pas les organisations en tant que telles, mais les "dérives sectaires". Ces dernières sont définies à travers les infractions pénales commises par ces mouvement, qu'il s'agisse de la simple escroquerie ou des "activités ayant pour but de créer, de maintenir ou d'exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités". Pour la loi About Picard du 12 juin 2001, le mouvement sectaire est celui qui est dangereux pour ses propres adeptes. Tel n'est pas le cas de l'Institut Civitas, dont les membres adhèrent librement au mouvement intégriste catholique. Le rapport Gest, publié en 1996 par la Commission d'enquête parlementaire chargée d'étudier les phénomènes sectaires ne fait d'ailleurs pas figurer cette organisation au nombre des sectes considérées comme dangereuses, alors même que l'Institut Civitas a été créé en 1988, lorsque Monseigneur Lefèbvre fonda la Fraternité Saint Pie X, en opposition au Concile Vatican II. 



Le Petit Monde de Don Camillo. Julien Duvivier. 1952


Dissolution administrative

L'Institut Civitas pourrait-il alors faire l'objet d'une dissolution administrative, par décision du ministre de l'intérieur ?  Là encore cependant, la dissolution est enfermée dans des conditions très rigoureuse. 

La loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées constitue le fondement juridique de ce type de décision. Elle trouve son origine dans les émeutes du 6 février 1934, initiées par des groupes armés désireux de s'en prendre à la République. La loi de 1936 prévoit donc qu'une association peut être dissoute si elle participe ou provoque à des manifestations armées dans la rue, si elle a pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire ou à la forme républicaine du régime, ou encore si elle incite à la discrimination ou au terrorisme.  

Il serait très excessif de considérer que l'Institut Civitas menace la République ou constitue une milice armée. Les seules armes que l'on ait vu lors de la manifestation du 18 novembre étaient les gros bras d'un service d'ordre dont on ne sait d'ailleurs pas si ses membres appartenaient à l'Institut Civitas ou à d'autres groupes d'extrême droite. Le fait que Caroline Fourest et quelques militantes de Femen aient été légèrement molestées, avant d'être prudemment exfiltrées par les forces de l'ordre, est certainement fâcheux et peu à l'honneur de manifestants censés résister aux provocations, même de mauvais goût. Leur foi ne leur enseigne-t-elle que l'on doit tendre l'autre joue, au lieu d'envoyer son poing dans la figure ? Quoi qu'il en soit, ces incidents ne dépassent guère ceux que l'on rencontre régulièrement dans les manifestations. Aussi fâcheux soient-ils, ils n'ont pas pour objet, ni pour effet, de porter atteinte à la République, les armes à la main.

Certains préfèrent se fonder sur une idéologie raciste et discriminatoire qui serait diffusée par l'Institut Civitas. Bien entendu, on a pu entendre, certainement, quelques slogans homophobes lors de la manifestation. Mais, pour décider une dissolution, il convient de démontrer que le mouvement développe des idées racistes et discriminatoires dans son programme, dans ses interventions de toutes sortes. Or, cette preuve est bien difficile à apporter. Il est vrai que l'Institut Civitas s'élève contre l'idéologie des droits de l'homme, considérée comme diabolique car substituée aux droits de Dieu, les seuls légitimes. Mais cette thèse est sensiblement celle que développait l'Eglise jusqu'à la moitié du XXè siècle. Elle n'est ni raciste, ni discriminatoire. Elle est seulement marquée par un obscurantisme d'un autre âge. 

Il faudrait encore ajouter, pour être précis, qu'une loi plus récente du 5 juillet 2006 autorise la dissolution par décret des associations de supporters sportifs, lorsque leurs membres ont commis des actes répétés de dégradations de biens, de violences sur les personnes ou encore d'incitation à la haine ou à la discrimination. On conviendra cependant que les membres de l'Institut Civitas peuvent difficilement être assimilés à des supporters de football. 

L'analyse conduit donc à une seule conclusion : la dissolution de l'Institut Civitas ne saurait reposer sur un fondement légal, en l'état actuel du droit. Doit-on le déplorer ? Certes non, car il est toujours préférable d'entendre des manifestants crier des slogans qui n'ont pas notre sympathie plutôt que de porter une atteinte définitive à la liberté d'association et d'expression. La dissolution ne serait d'ailleurs sans doute pas le meilleur moyen de les convaincre des vertus de l'idéologie des droits de l'homme.


dimanche 18 novembre 2012

Licenciement pour appartenance à un parti politique

Il paraît que le Royaume-Uni est un modèle en matière de liberté d'expression. La Cour européenne, dans un arrêt Redfearn du 6 novembre 2012 condamne pourtant le droit du travail britannique, qui n'interdit pas le licenciement d'un employé en raison de son appartenance à un parti politique. Le requérant est membre du British National Party (BNP) dont les statuts affirment une opposition à "toute forme d'intégration entre les Britanniques et les peuples non-européens", et sa volonté de limiter l'immigration. M. Redfearn est recruté en 2003 comme chauffeur par une entreprise de transport de personnes handicapées et travaillant pour le compte de la ville de Bradford. Son travail donne satisfaction, au point qu'il est récompensé comme "employé de première classe". Alors même que son employeur, comme d'ailleurs la plupart de ses clients, sont d'origine asiatique, aucun propos ni aucune pratique discriminatoire n'est relevée contre lui, aucune plainte n'émane de ses clients. En juin 2004, le requérant se présente aux élections locales et est élu "conseiller local"(Local Councellor) pour le BNP. A la suite d'une campagne de presse, et de protestations émises par le syndicat des employés du secteur public, il est brutalement licencié par son entreprise en juin 2004. 

Le droit anglais, ou le recours impossible

Devant les juges britanniques, M. Redfearn n'a pas obtenu satisfaction. Le Employment Tribunal, sorte de Conseil de Prud'hommes à l'anglaise a admis la licéité de son licenciement, au triple motif que sa présence dans l'entreprise pouvait provoquer un stress particulier pour les passagers, un risque d'attaque des véhicules qu'il conduit par des opposants politiques, et enfin un danger pour la réputation de l'entreprise qui redoute de perdre des marchés. Après plusieurs années de procédure, le requérant a finalement subi un échec définitif devant les juges d'appel britanniques.


- Je constate qu'une fois de plus nous ne nous sommes pas du tout, mais alors pas du tout compris, Lemercier. Ce n'est pas mon anniversaire : c'est votre pot de départ
Voutch. Personne n'est tout blanc. 2002


La garantie de l'article 11

Devant la Cour européenne, le requérant invoque une violation de l'article 11 de la Convention, qui consacre la liberté d'association. On sait que, depuis l'arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, la garantie de l'article 11 est étendue aux associations politiques, c'est à dire aux partis. Et la liberté des partis politiques implique, au tout premier chef, le droit d'y adhérer et celui de ne pas être licencié pour des motifs liés à cette appartenance à une organisation politique. Le droit des Etats membres doit donc garantir ces deux principes.

Pour le requérant, le licenciement est une mesure particulièrement dure. La Cour fait remarquer qu'il a cinquante-six ans et que ses chances de retrouver un emploi sont réduites. Son licenciement, très rapide, a été décidé sur la base de plaintes extérieures à l'entreprise, émanant notamment d'une organisation syndicale, relayée par une campagne de presse. La qualité de son travail  n'a donc jamais été contestée, ni par l'entreprise, ni par ses clients. Son appartenance à un parti politique est donc l'unique fondement de son licenciement, alors même que le British National Party est une organisation autorisée et que chacun peut y adhérer, et y militer, librement. Aux yeux de la Cour, il ne fait donc aucun doute que cette mesure constitue une atteinte à l'article 11 de la Convention. 

Les insuffisances du droit britannique

Reste évidemment à s'interroger sur l'efficacité du droit britannique pour garantir le respect de l'article 11 de la Convention. Reprenant le parcours judiciaire du requérant, la Cour fait observer que M. Redfearn a été contraint de se fonder sur la loi relative à la discrimination raciale, et d'affirmer qu'il avait, en quelque sorte, été victime d'une mesure de "racisme anti-blanc". Il ne pouvait, en effet, s'appuyer sur aucun autre texte, puisque la loi anglaise sur les licenciements abusifs ne s'applique  qu'après une année d'emploi effectif, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Quant aux textes sur la discrimination, ils concernent essentiellement les discriminations raciales ou religieuses, mais ne mentionnent pas celles fondées sur les opinions politiques de la personne. M. Redfearn s'est donc trouvé dans un espace de non-droit, contraint d'invoquer une discrimination raciale qui ne pouvait pas sérieusement s'appliquer à son cas. C'est précisément cette lacune du droit britannique que sanctionne la Cour européenne. 

Pour la Cour, dès lors que le droit ne peut pas sanctionner le licenciement pour cause d'appartenance à un parti politique, cela signifie qu'il le permet. Son insuffisance est alors la cause directe du préjudice subi par le requérant. La décision s'explique évidemment par l'idée que la liberté d'expression politique n'est pas à géométrie variable selon le caractère sympathique ou non des opinions échangées. Le pluralisme des courants d'opinion est la condition même du débat démocratique, et toute atteinte à ce principe doit être sanctionnée. 


vendredi 16 novembre 2012

Avocats : les dérives du décret-passerelle

Le décret du 3 avril 2012 "relatif aux conditions particulières d'accès à la profession d'avocat"est plus connu sous le nom de "décret passerelle". Il assouplit les conditions d'accès à la profession d'avocat pour "les personnes ayant exercé des responsabilité publiques les faisant directement participer à l'élaboration de la loi", ainsi que les assistants parlementaires justifiant de huit années d'activité juridique. On le sait, ce texte révèle tout à la fois la pensée sociale et la clairvoyance de l'ancienne majorité, puisqu'il s'agissait alors de recaser un personnel politique et parlementaire balayé par une défaite électorale que l'on pressentait.

Même si le texte est contesté par la profession, il est actuellement en vigueur et appliqué, avec quelques difficultés. Se fondant sur ce décret passerelle, Alima Boumediene-Thiery, ancienne sénatrice du groupe Europe Ecologie Les Verts (EELV), battue aux élections sénatoriales de septembre 2011, a ainsi demandé son inscription au tableau de l'ordre des avocats du barreau du Val d'Oise. A l'appui de sa demande, elle fait état d'un DEA de droit public, d'un DESS de droit administratif, et d'un doctorat de socio-économie. Ce CV fort honorable n'a pourtant pas emporté la conviction du barreau qui a rejeté sa candidature, en raison d'"un militantisme (...) contraire à l'honneur, à la probité, aux bonnes moeurs". Et d'ajouter : "Si le militantisme politique est parfaitement compatible avec la profession d'avocat, il n'en est pas de même des opérations de commando dans les centres commerciaux, invitant les clients à boycotter tous les produits venant d'Israël au nom de l'antisionisme".

Boycott et liberté d'expression

La décision surprend. On ne pourrait pas à la fois militer pour une cause que l'on estime juste et exercer la profession d'avocat ? Le barreau de Paris vient pourtant, le 28 septembre 2012, d'inscrire Claude Guéant, qui est davantage connu pour ses liens avec l'UMP que pour ses connaissances juridiques. Et Noël Mamère n'a t il pas prêté serment en 2009, sans rien renier de ses convictions écologistes ? Madame Boumediene-Thiery, militante de la cause palestinienne, se voit reprocher d'avoir été poursuivie devant le tribunal correctionnel pour avoir participé à des actions de boycott des produits israéliens  ? En quoi cette cause est-elle illicite ?

Rappelons que le boycott fut un élément fondateur des Etats Unis. La Boston Tea Party s'analyse en effet comme le refus de consommer un produit imposé par la puissance coloniale. Plus récemment, le boycott des bus de Montgomery, en Alabama, constitua le point de départ de lutte contre la discrimination raciale. Au plan international, le boycott fut aussi un instrument employé dans la lutte contre le régime d'Apartheid d'Afrique du Sud. Historiquement, le boycott est donc un instrument non pas de discrimination, mais de lutte contre la discrimination.



Le boycott des bus de Montgomery. Alabama. 1955-1956


Le droit français se montre, en revanche, très rigoureux en matière de boycott.  L'article 225-2 du code pénal qualifie de discrimination "toute distinction opérée entre les personnes morales", notamment lorsqu'elle consiste "à entraver l'exercice normal d'une activité économique quelconque". La Cour de cassation, le 22 mai 2012, a ainsi considéré que l'appel au boycott des produits israéliens peut être sanctionné sur ce fondement. De son côté, la Cour européenne, dans un arrêt Willem c. France du 16 juillet 2009, a admis la condamnation par les juges français du maire de Séclin qui avait appelé au boycott des produits israéliens sur le territoire de sa commune. Cet arrêt doit cependant être considéré avec prudence, car la Cour s'appuie essentiellement sur "le devoir de réserve" qui s'impose à un élu local, "lorsque ses actes engagent la collectivité territoriale qu'il représente". Pour la Cour européenne, l'appel au boycott n'est donc pas illicite dans tous les cas, et peut relever d'une démarche individuelle rattachée à la liberté d'expression.

Quoi qu'il en soit, certains juges du fond ont bien du mal à accepter une jurisprudence qui fait bien peu de cas de cette liberté d'expression consacrée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Certains ont déjà accueilli favorablement une demande de QPC portant sur la constitutionnalité de l'article 225-2 du code pénal. D'autres préfèrent rendre des décisions de relaxe.  C'est précisément ce qui est arrivé à Madame Boumediene-Thiéry, relaxée en octobre 2010 par le tribunal correctionnel de Pontoise.

De quel côté est le militantisme ?

Si Madame Boumediene-Thiéry a été relaxée, elle est donc parfaitement innocente au regard de notre système juridique, et n'a donc commis aucun "manquement à l'honneur et à la probité". En refusant son inscription, le barreau du Val d'Oise ne commet-il pas lui même un acte diffamatoire, de nature à porter atteinte à l'honneur de l'intéressée ? Dès lors que celle-ci doit être entendue dans d'autres affaires liées au boycott des produits israéliens, n'y a-t-il pas aussi atteinte à la présomption d'innocence ? Force est de constater que le barreau du Val d'Oise semble lui-même davantage inspiré par des préoccupations idéologiques que juridiques. De toute évidence, Madame Boumediene-Thiéry n'a pas le monopole du militantisme dans l'affaire.

Aux termes de l'article 16 du décret du 27 novembre 1991, le recours contre la décision du barreau est ouvert devant la Cour d'appel. Le 14 novembre 2012, la Cour d'appel de Versailles a demandé au barreau de reprendre la procédure. En cas d'absence d'accord entre les deux parties, l'affaire sera à nouveau évoquée le 19 décembre. De son côté,  le Garde des sceaux annonce son intention d'abroger le décret-passerelle pour le remplacer par un autre texte plus rigoureux prévoyant un examen de déontologie pour les anciens parlementaires demandant leur inscription au barreau. Peut être pourrait prévoir aussi une formation accélérée de déontologie pour les avocats du barreau de Pontoise ?


mardi 13 novembre 2012

Le contrôle de l'effectivité du droit à l'IVG

La décision de la Cour européenne P. et S. c. Pologne du 30 octobre 2012 illustre, une nouvelle fois, les difficultés rencontrées en Pologne pour accéder à l'interruption volontaire de grossesse. La loi du 7 janvier 1993 a mis fin à la pratique d'une IVG libre et gratuite, garantie durant la période communiste depuis 1956. Alors que leur pays retrouvait la liberté, les Polonaises ont ainsi perdu le droit de recourir à l'IVG. Le texte de 1993 n'autorise en effet l'avortement que dans trois cas, lorsque la santé ou la vie de la mère est menacée, lorsque le foetus présente une malformation grave ou des signes de maladie incurable, ou enfin lorsque la grossesse résulte d'un acte criminel, viol ou inceste.

La Cour européenne laisse les Etats libres de consacrer, ou non, un droit à l'avortement dans leur système juridique. La position particulièrement rigoureuse de la Pologne sur ce plan n'est donc pas constitutive d'une violation de la Convention européenne. Elle estime, en revanche, qu'un droit interne, même très restrictif, doit être effectif. Autrement dit, l'avortement doit pouvoir intervenir si la femme se trouve dans l'une des trois conditions prévues par la loi. 

L'IVG en Pologne, ou la mauvaise volonté institutionnalisée

Dans l'affaire P. et S. c. Pologne, les requérantes sont une adolescente, qui avait quatorze ans en 2008 lorsqu'elle se trouva enceinte à la suite d'un viol, et sa mère. Invoquant la loi de 1993, cette jeune fille a demandé à bénéficier d'une IVG, et ses ennuis ont commencé. Elle a obtenu, conformément au texte de 1993, un certificat du procureur attestant que la grossesse résultait d'un viol. Le  chef du service de gynécologie de l'hôpital de Lublin, auquel elle s'est adressée, n'a rien trouvé de mieux que de l'emmener voir un prêtre, sans lui demander son avis. Lors de l'entretien, elle s'est aperçue que le prêtre était parfaitement informé de son état et du viol dont elle avait été victime. Quant à sa mère, elle a dû signer un formulaire de consentement à l'intervention, précisant qu'elle était susceptible d'entraîner la mort de sa fille.  Tout cela pour rien, car, in fine, le chef du service de gynécologie refusa de pratiquer l'IVG, invoquant  ses convictions religieuses.

Les requérantes ont alors fait la même démarche à l'hôpital de Varsovie. Mais elles ont dû le quitter à la suite de pressions diverses effectuées sur l'hôpital. A leur sortie, elles ont été conduites au poste de police, où elle furent interrogées durant plusieurs heures. La jeune fille fut retirée à sa mère et conduite dans un foyer, au motif qu'une procédure de déchéance de l'autorité parentale était engagée contre sa mère pour l'avoir incitée à avorter contre son gré. Ayant réussi à quitter le foyer, la jeune fille et sa mère se sont finalement rendues à Gdansk dans le plus grand secret, où l'avortement a finalement eu lieu. Comme par hasard, les poursuites engagées contre la mère furent ensuite abandonnées, comme d'ailleurs celles visant l'auteur du viol. 

On pourrait affirmer que cette jeune requérante et sa mère n'ont pas eu de chance, et que leur chemin de croix n'est que l'accumulation d'une série de dysfonctionnements. Certes, mais le problème est que ce n'est pas la première fois que la Cour européenne est saisie de ce type de situation. Dans un arrêt du 26 mai 2011 R.R. c. Pologne, commenté par Nicolas Hervieu dans CPDH, la requérante était une femme enceinte, dont le foetus était atteint d'une grave maladie. Les médecins ont "joué la montre" en retardant les tests génétiques indispensables à l'obtention de l'autorisation d'avorter, avant d'invoquer leurs convictions religieuses, eux aussi, pour refuser l'intervention. Le résultat est que la requérante n'a pas pu obtenir l'intervention dans les délais impartis par la loi, et elle a accouché d'un enfant atteint d'une maladie génétique.

Ce rappel des faits peut sembler fastidieux, mais il est indispensable pour montrer la réalité de l'IVG en Pologne. Certes la loi l'autorise, dans des conditions terriblement restrictives, mais ce texte même n'est pas appliqué. Au nom des convictions religieuses, la loi est tout simplement écartée, et l'inertie des pouvoirs publics laisse perdurer cette situation. On sait d'ailleurs que certains parlementaires polonais veulent supprimer toute possibilité d'avortement thérapeutique et n'hésitaient pas, en 2010, à financer une campagne d'affichage du meilleur goût, comparant l'IVG aux massacres commis par les nazis en Pologne.

Campagne d'affichage contre l'IVG . Pologne. 2010.


Les exigences de la Cour européenne

C'est précisément cette incapacité des pouvoirs publics que sanctionne la Cour européenne dans l'affaire P. et S. c. Pologne du 30 octobre 2012. Elle constate "un écart saisissant entre le droit théorique et la réalité de sa mise en oeuvre". Le droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention, a fait l'objet d'une double atteinte. D'une part, la requérante a été placée dans une véritable incertitude juridique, n'ayant jamais les papiers nécessaires à l'intervention, ne parvenant jamais à trouver le service de gynécologie susceptible de la pratiquer. D'autre part, les informations personnelles la concernant ont été données à la presse, mais aussi à un prêtre dont elle n'avait pas sollicité l'aide. Il y a donc manquement par les médecins à leur obligation de secret professionnel. 

Le principe de sûreté, garanti par l'article 5 § 1 de la Convention, est également en cause. La Cour fait ainsi observer que la requérante a été placée, contre son gré et celui de sa mère, dans un foyer d'adolescents, dans le seul but d'empêcher l'IVG. En droit français, une telle pratique constitue purement et simplement un détournement de pouvoir.

Enfin, la Cour se penche sur le fait que l'adolescente, déjà victime d'un viol, ait été soumise à des pressions dans le but de la faire renoncer à l'intervention, qu'elle ait été contrainte de rencontrer un prêtre et que sa mère ait dû signer un formulaire de consentement l'avertissant que l'avortement pouvait entrainer le décès de sa fille. Aux yeux de la Cour, ces pratiques révèlent un climat de harcèlement particulièrement choquant alors que les autorités publiques avaient d'abord pour mission de protéger une jeune fille victime d'abus sexuels. La Cour n'hésite donc pas à qualifier ces comportements de traitements inhumains et dégradants, au sens de l'article 3 de la Convention. 

La situation polonaise est évidemment atypique, et sa législation relative à l'avortement révèle qu'il existe encore, dans ce domaine, de très grandes disparités entre les pays de l'Union européenne. Mais la Cour demeure constante dans son contrôle. Certes, chaque Etat  peut définir librement sa législation dans ce domaine, mais il appartient aux pouvoirs publics de garantir son effectivité. La Pologne ne peut donc se contenter de construire une sorte de Village Potemkine juridique destiné à montrer à l'extérieur que son système juridique reconnaît l'avortement, tout en empêchant les femmes d'y avoir accès. 




dimanche 11 novembre 2012

Libertés : Les espoirs de la Commission Jospin

La commission présidée par Lionel Jospin vient de rendre, le 9 novembre 2012, son rapport sur "la rénovation et la déontologie de la vie politique". Installé en juillet, la Commission Jospin avait pour mission de "donner un nouvel élan à la démocratie par un fonctionnement exemplaire des institutions publiques". L'objet était donc, non pas de bouleverser nos institutions mais au contraire d'améliorer leur fonctionnement. 

Certains, comme Dominique Rousseau, lui-même membre de la Commission, déplorent l'absence de "réformes profondes" de nature à combler le fossé qui s'est creusé entre les citoyens et leurs représentants. D'autres, plus pragmatiques, font observer que les propositions du rapport Jospin ont déjà le mérite d'exister. Au demeurant, la lettre de mission rédigée par le Président de la République ne conférait pas à la Commission le soin de rédiger une nouvelle Constitution. Elle lui posait un nombre limité de questions, portant notamment sur le déroulement des consultations électorales, législatives et présidentielles, le statut pénal du Chef de l'Etat, la prévention des conflits d'intérêts

Certains ont déjà mis en lumière les propositions de la Commission visant à limiter le cumul des mandats. Si l'on se place sous l'angle exclusif des libertés et de la démocratie, les propositions du rapport Jospin sont cependant loin d'être anodines, même s'il est vrai qu'elles reprennent largement un certain nombre de promesses électorales formulées par François Hollande. Trois points méritent  d'être relevés :  le renforcement de la séparation des pouvoirs d'une part,  la lutte contre les conflits d'intérêts d'autre part,  l'amélioration de l'exercice du droit de suffrage enfin.

La séparation des pouvoirs

Contrairement à une idée reçue, la Constitution de 1958 ne consacre par formellement l'indépendance du pouvoir judiciaire. Son titre VIII est intitulé "De l'autorité judiciaire", formulation non dépourvue d'ambiguité . Elle s'accommode d'un système qui autorise l'Exécutif à donner des directives aux juges, et plus précisément au parquet. Surtout, elle met le Chef de l'Etat dans une situation d'inviolabilité pénale durant ses fonctions. 

La Commission propose purement et simplement de mettre fin à cette inviolabilité pénale, et suggère que le Président de la République puisse être "poursuivi et jugé au cours de son mandat pour tous les actes qu'il n'a pas accomplis en qualité de Chef de l'Etat". Ce dernier est donc, en quelque sorte, réintégré dans le droit commun. Pour éviter que des opposants politiques déposent des plaintes contre le Président dans le seul but de porter atteinte à sa fonction, la Commission propose cependant l'adoption de règles de compétence et de procédure particulières, avec l'intervention préalable d'une commission spécialement chargée d'écarter les actions manifestement infondées. De la même manière, la Cour de justice de la République, actuellement chargée de juger les ministres pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions, pourrait être supprimée. L'ensemble du pouvoir exécutif serait ainsi doté d'un statut pénal le rapprochant autant que possible du droit commun. 

Cette évolution est évidemment favorable, même si elle doit nécessairement s'accompagner d'une réforme de la justice. Souvenons nous que, le 15 juin 2012, dernier jour de l'immunité de Nicolas Sarkozy, la Cour de cassation a affirmé que le Président pouvait exercer les droits de la partie civile alors même qu'il était en fonction. Autrement dit, le Président pouvait apparaître comme victime devant le juge pénal, et, en même temps, charger le Garde des sceaux de donner des directives au procureur. La réforme du statut pénal du Chef de l'Etat doit donc nécessairement s'accompagner de la rupture du lien pour le moins incestueux entre le parquet et l'Exécutif. La consécration d'un "Pouvoir judiciaire" dans la Constitution pourrait d'ailleurs constituer le point d'aboutissement de cette réforme. 

Les conflits d'intérêts

Cet effort de renforcement de la séparation des pouvoirs ne serait pas complet s'il ne comportait aucune réforme de la composition du Conseil constitutionnel. La Commission propose justement de supprimer les membres de droit, ce qui signifie que les anciens Présidents de la République ne pourront plus siéger. Cette réforme est indispensable, non seulement pour assurer la garantie effective de la séparation des pouvoirs, mais aussi pour lutter contre les conflits d'intérêts.  

Depuis la révision de 2008, et l'introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel intervient directement, par voie d'exception, dans les procédures contentieuses, et doit apprécier la constitutionnalité de lois promulguées. Imagine-t-on que les anciens Présidents puissent ainsi siéger dans une juridiction qui doit apprécier un texte législatif qu'ils ont soutenu, voire initié, durant leur mandat ? 

Mais les anciens Présidents ne sont pas les seuls concernés, et le dernier quinquennat a montré que l'ensemble de notre vie politique baignait dans une sorte de conflit d'intérêts permanent. La Commission propose des règles claires dans ce domaine, qui interdiraient aux ministres toute fonction de direction dans une entreprise, une association ou un parti politique. Chacun d'entre eux, ainsi que les hauts fonctionnaires et les parlementaires devraient remplir une "déclaration  d'intérêts et d'activités" qui pourrait être rendue publique. Une autorité de déontologie de la vie publique serait chargée du contrôle de ces déclarations et pourrait conseiller les institutions dans ce domaine. On ne pourrait que se réjouir de voir disparaître la fonction de "déontologue" de l'Assemblée nationale, récemment confiée à une avocate spécialisée dans le droit des affaires. Sans doute un gage de compétence en matière de conflits d'intérêts.. 

Henri Verneuil. Le Président. 1961. Jean Gabin

Le droit de suffrage

L'essentiel du rapport de la Commission Jospin réside sans doute dans une certaine rénovation du principe démocratique. 

Les dernières élections présidentielles ont montré un certain échec du système de "présentation" des candidats, plus communément appelé "parrainage". Au régime actuel qui exige cinq cents signatures d'élus pour qu'une personne puisse être candidate, la Commission propose de substituer un "parrainage citoyen". Il faudrait alors réunir 150 000 signatures pour pouvoir se présenter aux suffrages des électeurs, soit 0, 33 % des inscrits. Afin de garantir l'audience nationale du candidat, celui ci devrait présenter des signatures provenant d'au moins cinquante départements. La substitution des citoyens aux élus locaux pour la présentation des candidats constitue, à l'évidence, un renforcement du principe démocratique.

Bien entendu, l'UMP proteste énergiquement, estimant que cette réforme a pour finalité cachée de favoriser le Front national, dès lors que Marine Le Pen pourrait facilement obtenir ses signatures auprès de son propre électorat. A ses yeux, cette impression est renforcée par la proposition de la Commission, tendant à introduire une dose de proportionnelle dans notre système électoral. 

Cette idée n'a pourtant rien de nouveau. Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, proposait , dans un discours prononcé à Marseille le 19 février 2012, de modifier "à la marge" le scrutin majoritaire pour y instiller une dose de proportionnelle. C'est précisément l'objet de la Commission Jospin, qui suggère d'élire à la proportionnelle 10 % des sièges, soit cinquante-huit députés. Certains estiment d'ailleurs cette proposition trop modeste, comme Dominique Rousseau, qui souhaitait le retour à une proportionnelle intégrale, et sans doute à l'instabilité ministérielle qui l'accompagne. 

Quoi qu'il en soit, il faut effectivement considérer que cette réforme aura pour effet d'assurer l'élection de quelques députés du Front National. Et alors ? Est-il réellement choquant qu'un parti qui représente à peu près 20 % des voix soit représenté au Parlement ? Le problème est que la démocratie ne se négocie pas. Elle implique que chacun puisse solliciter les suffrages des électeurs, y compris les partis les moins sympathiques. 

De toute évidence, le rapport de la Commission va dans le bon sens, et il reste à attendre les suites qui lui seront données. Le communiqué officiel de l'Elysée, diffusé après la remise du rapport, évoque le dépôt d'un projet de loi constitutionnelle au printemps 2013. On attend la suite avec impatience.