L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite.
Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
Un extrait du discours de Georges Clemenceau prononcé devant la chambre des députés le 30 juillet 1885. Au moment où se déroule la conférence de Berlin, destinée à gérer la concurrence entre les puissances coloniales, Clémenceau prend une position hostile à l'expansion coloniale. Son discours est une réponse aux propos de Jules Ferry qui, lui se déclarait en faveur de la colonisation, considérée comme une source de débouchés économiques.
Georges Clemenceau
Discours du 30 juillet 1885
Chambre des Députés
Georges Clémenceau en 1885
Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois !
Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens… (Rires et applaudissements sur divers bancs), ils font bonne figure, et que, si l’on veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opérations infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur suprématie.
C'est le génie même de la race française d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. (Très bien ! très bien !) Vous nous dites : Voyez, lorsque les Européens se sont trouvés en contact avec des nations que vous appelez barbares – et que je trouve très civilisées –, n’y a-t-il pas eu un plus grand développement de moralité, de vertu sociale ? Peut-être vous prononcez-vous trop vite. En êtes-vous bien sûr ? Est-ce qu’il y a moins de vertu sociale en Chine que dans tels pays d’Europe ? Est-ce qu’aux îles Sandwich il y a plus de moralité aujourd’hui qu’avant le moment où le capitaine Cook y a abordé ? Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation...
Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations inférieures ; il y a la lutte pour la vie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit : c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence l’hypocrisie. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)
On nous dit : le recueillement, l’abstention, l’effacement, c’est la décadence, c’est la ruine. Il faut l’activité guerrière ; il faut se répandre dans le monde, s’emparer de territoires. Voilà comment on peut devenir un grand peuple ! Je commence par constater que c’est la première fois que l’on dit ouvertement ces choses ; oui, c’est la première fois qu’on recommande à un peuple, comme un système, les expéditions guerrières continues. Tous les gouvernements, quels qu’ils fussent, ont préconisé la paix ; l’Empire lui-même ne pratiquait pas sa maxime, mais il disait : L’Empire, c’est la paix.
Or, loin de renforcer un pays comme la France, la colonisation l’appauvrit. 35 000 hommes au Tonkin, cela représente, avec le roulement, un affaiblissement effectif de 100 000 hommes en permanence. Financièrement, cela écrase notre budget. Ces sommes, ne pourrait-on pas les utiliser infiniment mieux ? Il y a la question politique. On n’en a rien dit, on l’a oubliée ; elle a disparu des préoccupations de M. Jules Ferry. Mais elle subsiste ; vous êtes en face d’un pays où se dressent les problèmes les plus graves pour une nation, à savoir comment vous pourrez organiser un gouvernement régulier, fondé sur le principe de la liberté. Depuis cent ans tous nos gouvernements sont venus échouer contre la Révolution. Réussirez-vous à organiser, à régler l’évolution pacifique, au grand bénéfice de tous ? Est-ce que ces préoccupations ne sont pas dignes d’une grande nation et de ses représentants ? Quelles seront les réformes à accomplir, et de quel côté devrons-nous porter nos regards ? Dans quel sens nous efforcerons-nous de diriger l’activité nationale ? Et l’éternelle question sociale, qui gronde dans les ateliers, qui se pose à Berlin d’une manière si aiguë et en Angleterre où elle a été posée avec tant d’éclat par un membre même du gouvernement ?
Et vous trouvez qu’il n’y a pas là un domaine suffisant· pour une ambition humaine, et que l’idée d’augmenter la somme de savoir, de lumière dans notre pays et de développer le bien-être, d’accroître la liberté, le droit ; d’organiser la lutte contre l’ignorance, le vice, la misère ; d’organiser un meilleur emploi des forces sociales ; vous ne trouvez pas que tout cela puisse suffire à l’activité d’un homme politique, d’un parti ? En vérité, permettez-moi de vous dire que votre ambition est bien autre. Quand un homme d’État ose même regarder en face une pareille œuvre ; lorsqu’il ne trouve rien à conseiller à une nation, sinon de partir en guerre aux quatre coins du monde ; s’il ne comprend pas que la première condition du progrès qu’il veut servir, c’est la paix ; s’il formule une doctrine de guerre, c’est peut-être un grand homme dans le sens vulgaire du mot, ce n’est pas un démocrate.