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mardi 24 décembre 2024

Les Invités de LLC. George Clemenceau. Discours du 30 juillet 1885 sur la colonisation


L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite.

Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Un extrait du discours de Georges Clemenceau prononcé devant la chambre des députés le 30 juillet 1885. Au moment où se déroule la conférence de Berlin, destinée à gérer la concurrence entre les puissances coloniales, Clémenceau prend une position hostile à l'expansion coloniale. Son discours est une réponse aux propos de Jules Ferry qui, lui se déclarait en faveur de la colonisation, considérée comme une source de débouchés économiques.


Georges Clemenceau

Discours du 30 juillet 1885

Chambre des Députés





Georges Clémenceau en 1885





Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois !


Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens… (Rires et applaudissements sur divers bancs), ils font bonne figure, et que, si l’on veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opérations infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur suprématie. 


C'est le génie même de la race française d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. (Très bien ! très bien !) Vous nous dites : Voyez, lorsque les Européens se sont trouvés en contact avec des nations que vous appelez barbares – et que je trouve très civilisées –, n’y a-t-il pas eu un plus grand développement de moralité, de vertu sociale ? Peut-être vous prononcez-vous trop vite. En êtes-vous bien sûr ? Est-ce qu’il y a moins de vertu sociale en Chine que dans tels pays d’Europe ? Est-ce qu’aux îles Sandwich il y a plus de moralité aujourd’hui qu’avant le moment où le capitaine Cook y a abordé ? Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation...


Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations inférieures ; il y a la lutte pour la vie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit : c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence l’hypocrisie. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.) 


On nous dit : le recueillement, l’abstention, l’effacement, c’est la décadence, c’est la ruine. Il faut l’activité guerrière ; il faut se répandre dans le monde, s’emparer de territoires. Voilà comment on peut devenir un grand peuple ! Je commence par constater que c’est la première fois que l’on dit ouvertement ces choses ; oui, c’est la première fois qu’on recommande à un peuple, comme un système, les expéditions guerrières continues. Tous les gouvernements, quels qu’ils fussent, ont préconisé la paix ; l’Empire lui-même ne pratiquait pas sa maxime, mais il disait : L’Empire, c’est la paix. 


Or, loin de renforcer un pays comme la France, la colonisation l’appauvrit. 35 000 hommes au Tonkin, cela représente, avec le roulement, un affaiblissement effectif de 100 000 hommes en permanence.  Financièrement, cela écrase notre budget. Ces sommes, ne pourrait-on pas les utiliser infiniment mieux ? Il y a la question politique. On n’en a rien dit, on l’a oubliée ; elle a disparu des préoccupations de M. Jules Ferry. Mais elle subsiste ; vous êtes en face d’un pays où se dressent les problèmes les plus graves pour une nation, à savoir comment vous pourrez organiser un gouvernement régulier, fondé sur le principe de la liberté. Depuis cent ans tous nos gouvernements sont venus échouer contre la Révolution. Réussirez-vous à organiser, à régler l’évolution pacifique, au grand bénéfice de tous ? Est-ce que ces préoccupations ne sont pas dignes d’une grande nation et de ses représentants ? Quelles seront les réformes à accomplir, et de quel côté devrons-nous porter nos regards ? Dans quel sens nous efforcerons-nous de diriger l’activité nationale ? Et l’éternelle question sociale, qui gronde dans les ateliers, qui se pose à Berlin d’une manière si aiguë et en Angleterre où elle a été posée avec tant d’éclat par un membre même du gouvernement ? 


Et vous trouvez qu’il n’y a pas là un domaine suffisant· pour une ambition humaine, et que l’idée d’augmenter la somme de savoir, de lumière dans notre pays et de développer le bien-être, d’accroître la liberté, le droit ; d’organiser la lutte contre l’ignorance, le vice, la misère ; d’organiser un meilleur emploi des forces sociales ; vous ne trouvez pas que tout cela puisse suffire à l’activité d’un homme politique, d’un parti ? En vérité, permettez-moi de vous dire que votre ambition est bien autre. Quand un homme d’État ose même regarder en face une pareille œuvre ; lorsqu’il ne trouve rien à conseiller à une nation, sinon de partir en guerre aux quatre coins du monde ; s’il ne comprend pas que la première condition du progrès qu’il veut servir, c’est la paix ; s’il formule une doctrine de guerre, c’est peut-être un grand homme dans le sens vulgaire du mot, ce n’est pas un démocrate.  

vendredi 20 décembre 2024

Droit au silence : la dernière pièce du puzzle


Le droit au silence devient, au fil des décisions de justice, un principe général du droit processuel, applicable aussi bien en matière pénale que disciplinaire, et à toutes les étapes des procédures. Par un arrêt du 19 décembre 2024, la section du contentieux du Conseil d'État franchit un pas supplémentaire dans le mouvement d'intégration de ce droit au silence.

M. B. est un magistrat, membre du parquet, qui a fait l'objet d'un déplacement d'office à l'issue d'une procédure disciplinaire. La sanction est fondée sur le fait qu'il avait, durant plusieurs mois, ouvert une enquête pénale, sans en informer sa hiérarchie. Cette enquête reposait sur une motivation purement privée, la victime des faits étant le père d'une personne qu'il connaissait, à titre à la fois professionnel et personnel. Il avait donc manqué à ses devoirs de loyauté, d'impartialité et de probité. Différents autres manquements, par ailleurs, lui étaient reprochés, abstentéisme très fréquent, manque de rigueur et d'attention etc.

Le Conseil d'État estime, en l'espèce, que la sanction est proportionnée, compte tenu de la gravité des manquements commis, qui rendent impossible le maintien de M. B. au tribunal judiciaire dans lequel il était en poste. Mais, comme bien souvent dans la jurisprudence administrative, l'arrêt de rejet s'accompagne d'une évolution jurisprudentielle, portant précisément sur le droit au silence. Le Conseil d'État rappelle en effet que la personne visée par une procédure disciplinaire ne peut être entendue "sans qu'elle soit préalablement informée du droit qu'elle a de se taire". 

 

Un droit issu de la procédure pénale

 

Ce droit au silence ne s'est imposé que péniblement devant le juge administratif. Il est né, en effet, dans la procédure pénale, consacré comme un élément du droit au procès équitable par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans sa décision Funke c. France, rendu le 19 février 1993.

Dans un premier temps, il s'est donc imposé dans la procédure pénale, par paliers successifs. D'abord, dans la garde à vue, et, le Conseil constitutionnel le premier, dans sa décision QPC Daniel W. et a. du 30juillet 2010, affirme qu’il fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit « le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».

Le droit au silence a été élargi à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012 transposée par la loi du 27 mai 2014. Elle s'applique donc aussi aux auditions intervenant durant la détention provisoire. Dans un arrêt du 24 février 2021, la Cour de cassation l'élargit à tous les débats sur la détention provisoire devant le juge des libertés et de la détention (JLD), principe érigé au niveau constitutionnel par le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S. Devant les juridictions de jugement, le droit au silence doit être notifié avant le commencement des débats, comme l'affirme une décision rendue le 16 octobre 2019 par laChambre criminelle

Le droit au silence s'est ainsi peu à peu imposé devant le juge judiciaire, finissant, par concerner l'ensemble de la procédure pénale, de l'enquête préliminaire ou de flagrance jusqu'à au jugement

 

 

 

 

Allons, allons mon coeur, silence

Extrait de l'Opéra "La Fanchonnette" de Louis Clapisson. 1856

 

 

Les réticences du Conseil d'État

 

L'évolution a été plus laborieuse en matière disciplinaire. La jurisprudence du Conseil d'État évolue aujourd'hui, mais on doit reconnaître qu'elle évolue sous la contrainte du Conseil constitutionnel, et même de la Cour de cassation qui a su renvoyer une QPC au bon moment. 

Dans sa décision QPC du 8 décembre 2023, M. Renaud N., le Conseil constitutionnel sanctionne en effet l’ordonnance du 28 juin 1945 relative à ladiscipline des notaires, précisément parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence. Dans une seconde QPC Hervé A. du 26 juin 2024, il fait du droit au silence un principe de droit processuel. A propos du droit au silence des magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), il déclare que cette exigence s’impose « non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition". 

Par son arrêt du 19 décembre 2024, le Conseil d'État se soumet à la jurisprudence constitutionnelle, mais ce n'est sans doute pas avec grand enthousiasme. En effet, dans un arrêt du 23 juin 2023, il déduisait de la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel, sans davantage de précision, que le droit au silence "avait seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Il refusait alors de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait précisément sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.  

Le 10 octobre 2023, la Cour de cassation s'est montrée plus ouverte, dans l'affaire des poursuites diligentées contre un notaire. Elle a, au contraire, renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. D'une part, elle a observé que les dispositions contestées n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel. D'autre part, elle a fait valoir qu'une poursuite disciplinaire engagée contre un notaire pouvait conduire à sa destitution, mesure particulièrement grave. Dans ces conditions, affirmait la Cour de cassation, la question du droit au silence apparaît "comme n'étant pas dépourvue de caractère sérieux". Ce renvoi à conduit à la décision du 8 décembre 2023. 

L'arrêt du 19 décembre 2024 semble ainsi constituer la dernière pièce d'un puzzle, celle qui permet de contempler le tableau achevé. Il est désormais acquis que le droit au silence s'applique tout au long de la procédure pénale et tout au long de la procédure disciplinaire. Le Conseil d'État précise toutefois qu'il n'est pas question de l'étendre au-delà de cette procédure, notamment aux échanges hiérarchiques ou aux enquêtes diligentées par l'autorité hiérarchique et les services d'inspection ou de contrôle. Mais cette précision n'est guère utile, si l'on considère que ces procédures sont dépourvues de caractère disciplinaire.

En tout état de cause, la juridiction administrative a finalement cédé à la double pression du juge judiciaire et du Conseil constitutionnel, ce qui permet de renforcer les droits de la personne poursuivie disciplinairement. Les conditions de l'évolution jurisprudentielle seront rapidement oubliées. Et le Conseil d'État pourra même, une nouvelle fois, se présenter comme le protecteur-des-libertés-publiques.

 


Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B


 

 

mardi 17 décembre 2024

Pas de catalan au conseil municipal d'Amélie-les-Bains


"La langue officielle de la République est le français." L'article 2 de la Constitution est limpide et ne se semble guère appeler de commentaire ni de contentieux. Des militants des langues régionales s'efforcent pourtant, avec persévérance et régularité, de le remettre en cause jusque devant les juges.  Cette fois, ce sont les promoteurs de la langue catalane qui se sont livrés à une nouvelle tentative. Elle vient de tourner cours avec la décision de la cour administrative d'appel de Toulouse (CAA) datée du 12 décembre 2024

Par une délibération du 5 juillet 2022, la commune d'Amélie-les-Bains-Palalda a  modifié l'article 17 de son règlement intérieur. Il s'agissait d'autoriser, mais pas d'imposer, l'usage du catalan au conseil municipal. Les propos tenus en catalan seraient ensuite traduits en français. Le préfet des Pyrénées-Orientales a alors vainement demandé le retrait de cette délibération. Il a donc saisi le tribunal administratif de Montpellier d'un déféré, et la délibération litigieuse a été annulée par un jugement du 9 mai 2023. La cour administrative de Toulouse confirme ce jugement.

La décision présente l'intérêt de se fonder directement sur l'article 2 de la Constitution, écartant finalement les débats sur l'applicabilité, ou non, d'autres textes.


L'ordonnance de Villers-Cotteret


Le plus célèbre est évidemment l'ordonnance de Villers-Cotteret du 25 août 1539, toujours en vigueur. L'État impose l'usage de la langue française dans les documents officiels : "Nous voulons d'oresnavant que tous, arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de gregistres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice (...) soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement". Ce texte fondateur, rédigé dans une si belle langues, demeure aujourd'hui notre droit positif.

Il concerne toutefois les seules décisions de juste, et l'on ne saurait qualifier comme telle la délibération d'un conseil municipal. La première chambre civile de la Cour de cassation l'a rappelé dans un arrêt du 22 septembre 2016, refusant de s'appuyer sur l'ordonnance de 1539 pour apprécier la régularité du contrat de location d'un dispositif médical accompagné d'une certification en langue anglaise. Logiquement, la CAA écarte donc l'ordonnance de Villers-Cotteret.



Le chant des oiseaux, musique catalane

Pau Casals. Concert de la Maison-Blanche. 13 novembre 1961


La loi Toubon et la loi du 21 mai 2021


L'article 1er de la loi Toubon du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française dispose que "Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics". Un conseil municipal délibère, à l'évidence, sur les services publics de la commune et, à ce titre, il paraît soumis à l'obligation de se dérouler en français.


Mais le législateur de 2021, très attaché au "en même temps", a voté la loi du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, texte sur lequel se fonde la revendication de la commune d'Amélie-les-Bains-Palalda. L'article 21 de ce texte précise que les dispositions de la loi Toubon "ne font pas obstacle à l'usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur". L'article L 1 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de cette même loi, intègre à la fois la langue française et les langues régionales dans le patrimoine immatériel de la France. Elle ajoute que "l'État et les collectivités territoriales concourent à l'enseignement, à la diffusion et à la promotion de ces langues". 


Ce texte est d'une remarquable ambiguïté, car le législateur ne précise par en quoi peuvent consister ces actions publiques et privées menées en faveur des langues régionales, ni le rôle de l'État et des collectivités territoriales. La loi affirme seulement que ces personnes publiques ont un rôle.


La CAA prend note de ces incertitudes, en observant que la combinaison de ces deux texte ne permet pas de trouver une solution au problème posé. En effet, ils "n'interdisent ni n'autorisent expressément les élus d'un conseil municipal à s'exprimer dans une langue régionale au cours de leurs interventions orales devant ce conseil municipal". La CAA semble penser que ce n'était pas la peine de voter deux lois pour finalement ne poser aucune règle relative à la langue des conseils municipaux.



Les bienfaits de la hiérarchie des normes


Au lieu de s'interroger sur l'articulation entre deux textes législatifs également muets sur la question, la CAA se contente de passer par-dessus ce débat, et décide de se fonder directement sur la Constitution. Ce choix est d'ailleurs le seul qui soit juridiquement fondé, car il consiste simplement à imposer le respect de la hiérarchie des normes. Il fait donc prévaloir l'article 2 de la Constitution.


Ce faisant, il se voit contraint de préciser l'articulation entre cet article 2 et l'article 75-1 de la Constitution. Issu de la révision de 2008, il énonce que "les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France". La CAA affirme que ces dispositions n'apportent aucune restriction à l'application de l'article 2. Pour la cour, l'article 75-1 a "entendu marquer l'attachement de la France aux langues régionales", mais "n'a pas pour autant créé aucun droit ou liberté opposable au profit des particuliers ou des collectivités territoriales et n'a pas, notamment, entendu amoindrir la portée de l'article 2 de la Constitution".


Les choses sont clairement dites, et l'article 75-1 est finalement présenté comme ce qu'il est, une disposition déclaratoire destiné à donner une satisfaction toute morale à la partie de l'électorat attachée aux langues régionales.


La puissance de l'article 2 demeure inchangée. On pourrait même considérer qu'elle est renforcée , dès lors que la CAA précise que le fait que l'usage du catalan soit une simple faculté, ou qu'il s'accompagne d'une traduction en français, est sans influence sur la règle posée par l'article 2. En d'autres termes, les conseillers municipaux doivent s'exprimer en français, et seulement en français.


Ensuite, en sortant du conseil municipal, ils pourront se rendre dans un café d'Amélie-les-Bains, pour y boire un verre d'un excellent vin catalan, et discuter en catalan. Sortis du conseil municipal et des actes officiels, ils retrouvent leur liberté linguistique. Elle est pas belle la vie, en pays catalan ?


samedi 14 décembre 2024

Conception post mortem : une jurisprudence victorienne

 

Dans un arrêt du 28 novembre 2024, le Conseil d'État rejette le recours d'une veuve contre la décision du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen lui refusant de poursuivre son parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Le tribunal administratif de Caen a rejeté ce recours dans un jugement du 16 août 2024.

Peu de temps après, une seconde procédure a été introduite par la veuve devant le juge des référés de ce même tribunal. Elle lui demandait d'enjoindre à l'Agence de biomédecine de permettre l'exportation de ces embryons vers l'Espagne, pays dans lequel la procédure post mortem est licite, qu'il s'agisse de l'insémination ou de l'implantation d'embryons. 

Les deux requêtes soulevant les mêmes problèmes juridiques, le Conseil d'État décide de les joindre.

Le rejet de ces recours ne surprend pas, son fondement juridique se trouvant à la fois dans la loi bioéthique et dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

 

L'interdiction par la loi bioéthique de 2021


La première lecture de l'arrêt le fait apparaître comme une simple mise en oeuvre des textes en vigueur. La conception post mortem a en effet été formellement interdite dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme clairement que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". 

Ces dispositions ont mis une fin brutale à une évolution jurisprudentielle qui se montrait compréhensive. Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État avait ainsi autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Celle-ci vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui entendait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes avait mis en oeuvre la même analyse en autorisant l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et il avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, l'enfant était lui même décédé in utero en avril 2016. La perte de cet enfant témoignait de l'existence d'un véritable projet parental, qui constituait, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

La loi de 2021 ferme la porte à cette évolution, et interdit ainsi d'apprécier la situation au cas par cas. Cette approche restrictive a été validée par la CEDH, dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023. Les deux refus d'exportation concernant les deux requérantes dataient de 2019, période antérieure à la loi de 2021. Le code de la santé publique précisait alors que, pour bénéficier d'une AMP,  "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

 

 

Il y en a qui se disent Espagnols. Les Brigands. Offenbach

Opéra National de Paris. Septembre 2024

 

La CEDH, et l'autonomie des États

 

La jurisprudence européenne témoigne d'une volonté de laisser aux États une très large autonomie, dans un domaine où il n'existe pas de consensus européen. Dans sa décision  Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022, la CEDH dressait une véritable liste des positions des États, témoignant d'une division sur la conception post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme l'Espagne, la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, sans oublier la République tchèque qui l'autorise, dans certains cas, à l'étranger.

On pourrait considérer que le seul intérêt de la décision rendue par le Conseil d'État du 28 novembre 2024 réside dans le fait qu'elle prend acte de l'interdiction législative, telle qu'elle a été admise par les juges de Strasbourg. 

 

L'article 8, ou la porte entrouverte

 

Ce n'est pas tout à fait vrai, car le Conseil d'État entrouvre cette porte que la loi bioéthique avait fermée. La requérante invoque en effet une ingérence excessive dans son droit de mener une vie familiale normale, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Et le Conseil d'État n'écarte pas le moyen mais examine la proportionnalité de cette ingérence au regard de ce droit. Il estime en l'espèce que cette ingérence est proportionnée, dans la mesure où la requérante n'a aucun lien avec l'Espagne. Sa demande d'exportation de ses embryons ou des gamètes de son mari a donc comme unique objet de contourner la loi française. A contrario, doit-on en déduire que si la requérante avait eu la chance de naître espagnole, ou son défunt mari, le juge aurait peut-être statué autrement. Mais hélas, ils n'étaient pas du tout espagnols. Quant à la volonté du mari, elle n'est même pas envisagée.

Quoi qu'il en soit, la porte est donc modestement entrouverte à une future évolution. Le Conseil d'État, dans ce cas, accepterait donc d'écarter la loi interne, en s'appuyant sur les droits garantis par la Convention européenne.

 

Le principe d'égalité

 

Il n'empêche que l'arrêt suscite tout de même des interrogations, au regard du respect du principe d'égalité. Car la même loi bioéthique de 2021 ouvre l'AMP aux femmes seules. Une femme célibataire ou en couple avec une autre femme peut ainsi se faire inséminer librement, en France, avec les gamètes d'un donneur anonyme. En revanche, une veuve dont le défunt mari a pris soin de faire congeler ses gamètes, ou qui a déjà des embryons disponibles pour une réimplantation, n'a pas le droit d'accéder à ses techniques. 

Le Conseil d'État écarte ce moyen de manière relativement désinvolte. Il déduit en effet le respect du principe d'égalité du fait que la proportionnalité de l'ingérence dans la vie familiale. Le raisonnement n'est guère convaincant, si l'on considère que le principe d'égalité a valeur constitutionnelle et que son autonomie est parfaitement reconnue par les juges. Considérer le principe d'égalité comme la conséquence du respect d'une autre norme semble dangereux pour le respect des libertés. 

Le principe d'égalité est ainsi quelque peu malmené. Il en est de même pour le statut de l'enfant à naître. Certes, l'enfant d'une veuve aura une seule filiation maternelle, mais c'est aussi le cas s'il était né de la manière la plus naturelle qui soit, après le décès de son père. C'est aussi évidemment le cas de l'enfant né d'une femme seule, avec ou sans assistance à la procréation. Sur ce point, le Conseil d'État utilise une sorte de pirouette juridique. Il affirme ainsi qu'une femme seule a, dès l'origine de son projet parental, décidé que son enfant aurait une seule filiation maternelle. La veuve, en revanche, n'a certainement pas souhaité le décès de son époux, et il n'est pas douteux qu'elle aurait préféré que l'enfant ait une double filiation paternelle et maternelle. Le droit doit-il la punir pour cela ?

A une époque où l'on affirme volontiers qu'il existe différentes manières de "faire famille", cette jurisprudence apparaît comme le dernier vestige d'une conception victorienne qui n'est plus convaincante aujourd'hui. Une veuve a aussi le droit de "faire famille" comme elle l'entend, et la situation de son enfant ne serait pas différente de celle d'un enfant né d'une femme célibataire. Pourquoi est-elle privée de sa liberté de choix ? Et comme sera-t-il possible de lui expliquer une telle décision ?


L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet

 

 

 

mardi 10 décembre 2024

Revenge Porn : La CEDH invite les États à durcir leurs textes


Dans une décision du 3 décembre 2024, M. S. D. c. Roumanie, la CEDH sanctionne comme une atteinte au droit au respect de la vie privée, l'absence de cadre juridique permettant de lutter efficacement contre les violences en ligne.

En l'espèce, la violence dont il s'agit est communément appelée Revenge Porn


Le Revenge Porn


Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

En l'espèce, la requérante, M. S. D. était âgée de dix huit ans lors de la rupture, à l'issue d'une relation qui avait duré à peine quelques mois et qui s'est achevée à l'automne 2016. Son ex-compagnon, âgé de vingt ans, a alors envoyé des photos d'elle dénudée à sa famille, à des proches, sans oublier de les mettre sur des sites proposant des services d'escort. Il a même menacé d'accrocher les photos dans l'université qu'elle fréquentait.


Insuffisances du système roumain de protection


M. S. D. a évidemment porté plainte, mais le moins que l'on puisse dire est que les juges roumains n'ont guère fait preuve de célérité, ni de bonne volonté, pour instruire l'affaire. M. S. D. a d'abord été victime d'intimidations de la part de certains membres de la police pour la dissuader de faire appel à un avocat et la persuader de retirer sa plainte. Finalement, à la fin de l'année 2020, l'enquête pour atteinte à la vie privée fut abandonnée, au motifs que les éléments constitutifs de l'infraction n'étaient pas réunis. Pour le procureur, M. S. D. avait consenti à poser pour de telles photos, qui d'ailleurs révélaient, à ses yeux, une "sexualité exacerbée".

C'est donc la décision de classer l'affaire, bientôt suivie par une prescription, que M. S. D. conteste devant la CEDH, en se fondant sur l'atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention.

A l'évidence, le corps de la personne constitue l'un des aspects les plus intimes de sa vie privée et son image doit donc être protégées sur le fondement de l'article 8. Dans l'arrêt Buturuga c. Roumanie du 11 février 2020, la Cour rappelle ainsi que "le harcèlement en ligne est actuellement reconnu comme un aspect de la violence à l'égard des femmes (...) et peut prendre diverses, telles que (...) la prise, le partage et la manipulation d'informations et d'images, y compris intimes". De fait, les États ont une obligation positive de mettre en place un cadre juridique destiné à réprimer efficacement la cyberviolence, et d'enquêter efficacement sur ce type d'affaire.

Il est exact que la Cour de cassation roumaine, en 2021, a décidé que le motif tiré du consentement de la personne à la captation des photos dénudées ne pouvait être invoqué, en tant que tel, pour faire obstacle aux poursuites. Le code pénal a ensuite été modifié en ce sens en 2023. Mais l'arrêt est intervenu plus d'un an après, et la loi trois ans après que l'enquête concernant M. S. D. ait été abandonnée. Au moment des faits, il est donc clair que le droit roumain n'offrait pas à la requérante une protection adéquate de sa vie privée.

La Cour sanctionne également l'absence de diligence dans l'enquête pénale. La décision Volodina c. Russie du 2 juillet 2019 sanctionne ainsi les carences de l'enquête des autorités russes dans les cas de violences à l'égard des femmes. Dans le cas de M. S. D.,  les autorités roumaines se sont bornées à auditionner la plaignante et son ex-compagnon, sans aller plus loin, et notamment sans saisir l'ordinateur de ce dernier.

Au-delà des carences avérées de l'enquête, la question du consentement constitue un obstacle réel aux poursuites, dès lors qu'il n'est pas contesté que la jeune femme a effectivement accepté de faire des photos. Le droit roumain a évolué pendant la procédure, supprimant cet obstacle.

 


 Nu descendant un escalier. Marcel Duchamp. 1912


La répression du Revenge Porn, en France


La question s'est posée dans les mêmes termes en France. La Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2016, avait estimé que le Revenge Porn ne pouvait être sanctionné sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal. Celui-ci sanctionne en effet la captation, la conservation et/ou la diffusion de données personnelles sans le consentement de la personne. Or, dans le cas du Revenge Porn, le consentement est établi pour la captation et la conservation. De fait, la jurisprudence de 2016 considérait que le consentement était présumé en matière de diffusion. 

Pour permettre de réprimer le Revenge Porn, la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique vient combler cette lacune du droit. Elle ajoute au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". Le droit français est donc parfaitement conforme aux exigences de la CEDH.

Le droit s'est donc modernisé pour tenir compte de pratiques nouvelles faisant des images les plus intimes de la personne l'instrument d'une vengeance personnelle. Le plus navrant est le développement de ces pratiques perverses de Revenge Porn auxquelles le droit n'avait même pas songé. 


La protection des données : chapitre 8, section 5, du manuel de libertés publiques sur Amazon   

vendredi 6 décembre 2024

Esclavage domestique et traite des êtres humains


La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 26 novembre 2024, une décision qui va certainement faciliter les poursuites pour esclavage domestique. La Cour décide en effet que le délit de traite des êtres humains peut être constitué, sans qu'il soit besoin d'établir que son auteur a agi contre rémunération. Autrement dit, la traite ne consiste pas seulement à organiser des réseaux de prostitution ou d'esclavage. Le fait de faire venir une personne pour exploiter sa force de travail suffit à la caractériser.

L'esclavage domestique est une forme d'asservissement qui, malheureusement, demeure pratiquée aujourd'hui. De jeunes étrangères, attirées par la perspective d’un emploi convenablement rémunéré, pénètrent sur le territoire pour y séjourner de manière irrégulière et entrer au service d'une famille, soit comme employée de maison, soit comme garde d'enfants. Une fois installées, elles se font confisquer leurs papiers, sont généralement séquestrées pour effectuer des tâches domestiques, sans rémunération ou avec une rémunération dérisoire. Bien entendu, les dispositions sur la durée du travail, et le droit au repos hebdomadaire sont, le plus souvent, ignorées.

L’ampleur de ces pratiques est difficile à évaluer, les enquêtes sur ce sujet faisant cruellement défaut. Elles sont également difficiles à réprimer car la réponse pénale se heurte à de sérieux obstacles. Peu à peu cependant, les normes juridiques se font plus précises et parviennent à améliorer l'efficacité de la répression. A cet égard, l'arrêt du 26 novembre 2024 peut s'analyser comme la dernière étape, du moins pour le moment, d'une évolution positive dans ce domaine.


L'application du droit français


Le premier obstacle à la répression se trouve l'application du droit français. L’ « employeur » est souvent un ressortissant étranger qui estime ne pas être lié par le droit français. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 mai 2006, a toutefois réagi en estimant que « l’ordre public international français s’oppose à ce qu’un employeur puisse se prévaloir des règles d’un conflit de juridictions (…) pour décliner la compétence des juridictions françaises ». Une jeune Nigériane exploitée comme esclave par un ressortissant britannique résidant au Nigeria a ainsi pu saisir le Conseil de prud’hommes français, après avoir profité d’un séjour de son « employeur » à Paris pour se soustraire à son emprise. De même, dans un arrêt du3 avril 2019, cette même chambre sociale a-t-elle refusé de considérer que l’adoption (Kefala) d’une enfant de onze ans selon le droit marocain permettait ensuite de l’employer comme esclave pendant les sept années suivantes, dans la région parisienne. 

Cette jurisprudence n'a évidemment pas pu résoudre tous les problèmes. Les auteurs de tels actes s'enfuient trop souvent à l’étranger lorsqu’ils sont découverts, d'autant qu'ils bénéficient souvent d'un statut diplomatique qui leur permet d'échapper aux poursuites.

 



 Le Domaine des Dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971

 

La légèreté des peines 


Le deuxième obstacle réside dans le système juridique lui-même qui ne parvenait à sortir l'esclavage domestique du cadre du droit du travail pour le faire pénétrer dans celui des traitements inhumains ou dégradants. Traditionnellement, il était poursuivi pour défaut de contrat de travail ou pour exploitation du travail d’une personne,  au mieux pour abus de vulnérabilité et de dépendance, infractions qui ne donnaient lieu qu’à des peines légères. 

Cette mansuétude a été sanctionnée par la CEDH. Dans son arrêt Siliadin c. France du 25 juillet 2005 rendu à propos d’une jeune togolaise de quinze ans, contrainte de travailler dans une famille sans aucun jour de congé, elle fait une distinction entre l'esclavage et l'asservissement. Il n'y a pas esclavage quand les employeurs n’exercent pas sur la personne un véritable droit de propriété, et c'était le cas en l'espèce. En revanche, ne relation de « servitude » lui était imposée, et  la Cour a estimé que la législation française n’était pas suffisamment protectrice au regard de la gravité de cette atteinte aux droits de la personne. En droit français, cette distinction n'existe pas réellement, et la France a appliqué cette jurisprudence en conservant son droit positif. Les peines attachées à la réduction en esclavage et à l'exploitation de la personne réduite en esclavage ont donc été portées, par la législation de 2013, à vingt années de prison, voire trente en cas de circonstances aggravantes, par exemple lorsque ce comportement concerne des mineurs ou des personnes vulnérables, ou encore s'accompagne d'actes de torture. La criminalisation de l'esclavage domestique est désormais imposée par la CEDH, depuis son arrêt Chowdury c. Grèce du 30 mars 2017.


La définition des infractions


Le dernier obstacle, enfin, doit être recherché dans la définition des infractions. C'est ainsi que l'article 212-1 du code pénal mentionne la réduction en esclavage dans la liste des crimes contre l'humanité. Mais le crime contre l’humanité implique « un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population » et les victimes des nouvelles formes d’esclavage sont essentiellement individuelles. Pour combler cette lacune, la loi du 5 août 2013 punit désormais de vingt ans d'emprisonnement la réduction en esclavage, définie comme le fait d’exercer à l’encontre d’une seule personne l’un des attributs du droit de propriété. La loi ajoute un crime « d’exploitation d’une personne réduite en esclavage », qui vise à la fois le travail forcé, l’esclavage domestique et l’exploitation de la prostitution d’autrui.

L'arrêt du 26 novembre 2024 définit, quant à lui, le délit de traite des êtres humains, afin de le rendre applicable à l'esclavage domestique. L'article 225-4-1 du code pénal énonce que la traite est "le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation". Suivent un certain nombre de critères, alternatifs, liés aux circonstances de la traite, qui peut être réalisé soit par la menace ou la contrainte, soit par un abus d'autorité d'un proche, soit par un abus de vulnérabilité, soit par l'octroi ou la promesse d'une rémunération. 

Dans l'affaire jugée le 26 novembre, la Cour d'appel s'était penchée précisément sur la définition de la traite, estimant que le délit était constitué du fait de la rémunération dérisoire qui lui était versée. Pour les auteurs du pourvoi, ce critère financier concernait, non pas la victime, mais les personnes condamnées. Or, précisément, celles-ci n'ont pas agi en échange d'une rémunération, comme pourrait le faire l'auteur d'un trafic d'êtres humains dans le but de nourrir un réseau de prostitution. En l'espèce, les condamnés se sont bornés à faire venir une personne pour exploiter sa force de travail. Mais la Cour de cassation écarte ce moyen. Elle rappelle que l'infraction est constituée par le seul fait de recruter, transporter, héberger une personne à des fins d'exploitation. Le fait que l'auteur ait agi sans percevoir de rémunération est donc sans influence. 

La décision est discrète et la presse n'en a pas parlé. Mais elle est essentielle pour garantir l'efficacité des poursuites pour esclavage domestique. Il est évident en effet que les auteurs de l'infraction n'ont pas pour but de créer un réseau, moyennant finances. Leur seule finalité est purement égoïste, et consiste à s'offrir une main d'oeuvre gratuite en l'important comme une simple marchandise et en la maintenant prisonnière pour qu'elle n'aille pas se plaindre. Des pratiques d'un autre âge qui peuvent désormais être efficacement réprimées, à la condition toutefois que les auteurs ne puissent pas s'enfuir en s'appuyant sur un statut diplomatique.



lundi 2 décembre 2024

Sciences Po : La conférence de Rima Hassan n'aura pas lieu


Les décisions se suivent et ne se ressemblent pas. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 29 novembre 2024 Institut d'études politiques de Paris, annule en effet une précédente ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris, datée, elle, du 21 novembre 2024. On se souvient que ce dernier avait suspendu la décision du nouveau directeur de l'Institut politique de Paris, Luis Vassy qui, le 18 novembre 2024, refusait à l'association Students for justice in Palestine Sciences Po l'autorisation de tenir une conférence prononcée par Rima Hassan. 

L'intervenante, franco-palestinienne et membre de La France Insoumise, tient souvent des propos polémiques sur la politique israélienne et le conflit à Gaza. Si l'instruction pénale est toujours en cours,  il n'en demeure pas moins que la personnalité de l'intervenante la rapproche davantage du monde politique que des cercles académiques.


La liberté d'expression et d'information des étudiants


Le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait suspendu le refus du directeur de donner une salle à l'association, en estimant que l'ingérence dans la liberté d'expression et d'information des étudiants de Sciences Po était excessive, en l'absence de menace avérée pour l'ordre public. 

Insistons sur le fait qu'il s'agissait bien de la protection de la liberté d'expression et d'information des étudiants, pas de celle de l'intervenante. La loi du 26 janvier 1984 énonce que "le service public de l'enseignement supérieur (...) respecte la diversité des opinions" (art. L 141-6 c. éduc.). L'article L 811-1 de ce même code de l'éducation précise que les usagers de l'enseignement supérieur "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public". Les usagers du service public sont donc bien les étudiants. 

L'intervenante, quant à elle, peut user de sa liberté d'expression dans d'autres espaces, et Rima Hassan ne s'en prive pas. De fait, comme en première instance, sa demande est jugée irrecevable.



Au bal des étudiants. Henri de Toulouse Lautrec


Devant le tribunal administratif : l'absence d'éléments circonstanciés


De manière très classique, le juge apprécie la proportionnalité de l'ingérence dans les droits des étudiants au regard de la menace pour l'ordre public que la conférence peut constituer. Le 21 novembre, le tribunal administratif avait jugé le refus de donner une salle à l'association comme emportant une l'ingérence excessive dans la liberté d'expression des étudiants. Il avait donc suspendu la décision de Luis Vassy, ajoutant même une injonction imposant l'organisation de la conférence dans une délai aussi bref que possible.

En l'espèce, le tribunal administratif s'appuyait sur la décision rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 6 mai 2024. à propos du refus d'autorisation d'une conférence organisée par le Comité Palestine de Paris-Dauphine, faisant également intervenir Rima Hassan. A l'époque, le président de l'Université avait allégué de menaces à l'ordre public, sans davantage de précisions, ajoutant qu'il était difficile d'y faire face... car il y avait des travaux dans la cour d'honneur. Le juge affirmait alors que ces arguments n'étaient pas suffisamment circonstanciés pour fonder l'interdiction de la réunion. 

A Sciences Po Paris, la situation était à peu près identique, et le nouveau directeur ne s'était guère donné la peine de fournir au juge des référés du tribunal administratif des "éléments circonstanciés" démontrant l'existence d'une menace pour l'ordre public. Il avait alors fait état d'actions illégales, occupations ou blocages intervenus au printemps et à l'automne 2024, du fait d'"étudiants pro-palestiniens", sans davantage de précisions ni sur les faits, ni sur les associations responsables. De même, le directeur n'avait-t-il pu faire état de réelles violences, se limitant à mentionner, au conditionnel, que des "altercations se seraient produites aux alentours des bâtiments".  Les faits n'étaient donc pas clairement établis, et il n'est pas surprenant que la mesure de refus de salle ait été jugée disproportionnée en première instance.


Le retour des éléments circonstanciés devant le Conseil d'État


En choisissant de faire un recours devant le juge des référés du Conseil d'État, le directeur de Sciences Po a choisi de muscler son dossier. Il a donc entrepris de trouver des "éléments circonstanciés", au sens de la décision du 6 mai 2024. D'autres éléments ont donc été versés au dossier, et certains ont même été développés durant l'audience. 

Les désordres intervenus au printemps et à l'automne 2024 sont désormais clairement documentés. L'ordonnance de référés dresse ainsi la liste des "dégradations intimidations" qui ont porté préjudice à la "réputation de l'établissement", fait état des blocages et occupations qui ont suscité l'intervention des forces de police. Le conditionnel a bel et bien disparu.

L'ordonnance note aussi la menace pour l'ordre public que constitue la présence de Rima Hassan (Madame D. pour répondre aux exigences d'anonymisation). Lors d'une occupation de Sciences Po, celle-ci a affirmé que "l'heure était au soulèvement" et elle a toujours apporté son soutien aux étudiants lorsque les forces de l'ordre intervenaient pour rétablir les accès à l'établissement.

De même a-t-il été établi que le Directeur avait accepté l'organisation de "leçons pluridisciplinaires" sur le conflit au Proche Orient, permettant aux étudiants de débattre sur cette question.

Les "éléments circonstanciés" sont donc cette fois présents, et le juge des référés en déduit que le refus d'accorder une salle à l'association était une mesure proportionnée à la menace pour l'ordre public. On pourrait penser que la jurisprudence administrative se caractérise par des fluctuations entre les juges, ce qui ne serait pas si surprenant si l'on considère qu'il s'agit, avant tout, d'apprécier la gravité des faits et la menace pour l'ordre public. Mais, dans le cas de la conférence de Rima Hassan à Sciences Po, il n'y a pas vraiment d'opposition entre les deux décisions. Il y a plutôt une différence dans la gestion du contentieux par le Direction de l'Institut. Dans le premier cas, le Directeur n'a pas donné au juge un dossier substantiel, dans le second il s'est donné la peine de communiquer les motifs de droit et de fait qui ont fondé sa décision. 

Le juge permet ainsi de répondre aux exigences posées par la circulaire du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, publiée le 4 octobre 2024.  Elle met en garde les présidents d'Université contre les "manifestations de nature politique en lien avec le conflit au Proche-Orient" et les incite à user de leur pouvoir de police. Mais elle ne les incite pas à entraver la liberté d'expression des étudiants par des décisions à l'emporte-pièce. Tout acte portant atteinte à une liberté doit être soigneusement motivé. Un principe général du droit administratif, et une belle leçon à dispenser aux étudiants de Science Po. 




La liberté d'expression : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9