On annonce pour le 17 novembre une journée de mobilisation contre la hausse des prix des carburants, mouvement qui devrait se traduire par le blocage d'un certain nombre de voies publiques. Les participants se présentent comme un "mouvement citoyen" et se qualifient de "Gilets jaunes", sans doute sur le modèle des "Bonnets rouges" qui, en novembre 2013, avaient suscité un mouvement de même nature en Bretagne, obtenant finalement l'abandon de l'écotaxe.
Une apparente spontanéité
Le point commun de ces mouvements est leur spontanéité, au moins apparente. L'initiative est celle de parfaits inconnus qui se présentent comme un collectif de citoyens mécontents exprimant leur colère sur les réseaux sociaux. Tel est le cas des "Gilets jaunes" qui, s'ils sont rejoints par des organisations plus structurées comme le syndicat Unité SGP Police, ou par des personnalités plus médiatiques comme François Ruffin, entendent bien maintenir à leur mouvement ce caractère déstructuré. Une croissance horizontale, en rhizome, est ainsi privilégiée, en rupture avec le caractère traditionnellement vertical des mouvements sociaux.
Bien entendu, ces mouvements spontanés n'ont rien de nouveau. Ils trouvent leur origine dans les "émotions" et autres "jacqueries" qui ont régulièrement marqué l'Ancien régime. Les "Bonnets rouges" de 2013 se prévalaient ainsi à d'autres "Bonnets rouges", acteurs de la révolte du papier timbré en 1675, autres victimes, à leurs yeux, d'une persécution fiscale. La situation d'aujourd'hui est pourtant bien différente, car les rassemblements sur la voie publique font l'objet d'un encadrement juridique. La question posée est donc la suivante : Quelle liberté les "Gilets jaunes" peuvent-ils invoquer pour justifier leur mouvement ?
Liberté de réunion ou de manifestation
Écartons d'emblée la liberté de réunion. La
loi du 30 juin 1881 qui l'organise énonce en effet, dans son article 6 que "
les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique". Or précisément, l'objet même du mouvement est d'occuper la voie publique sans autorisation pour entraver la liberté de circulation d'autrui.
Reste donc, et cela semble le fondement juridique le plus évident, la liberté de manifestation. Celle-ci est organisée par le
décret-loi du 30 octobre 1935, dont le dispositions sont aujourd'hui reprises dans le code de la sécurité intérieure. A priori, le mouvement des "Gilets jaunes" peut être qualifié de manifestation, notion définie par la Cour de cassation, dans
un arrêt du 9 février 2016, comme "
tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique, d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". La liberté de manifestation se rapproche donc de la liberté d'expression, dès lors que son caractère revendicatif ou protestataire constitue un élément de sa définition.
Elle s'en distingue cependant car son régime juridique est bien différent. La liberté d'expression est organisée en régime répressif, ce qui signifie que chacun s'exprime librement, sauf à rendre compte devant le juge pénal d'éventuelles infractions (par exemple, injure ou diffamation). La liberté de manifestation, en revanche, fait l'objet d'un GBrégime de déclaration préalable. Dès lors que les manifestations se déroulent sur la voie publique, la loi impose qu'elles soient déclarées à l'autorité de police entre trois et quinze jours avant la date du rassemblement. Cette déclaration comporte l'objet, le lieu et l'itinéraire du cortège. Ensuite, un dialogue peut être engagé entre l'autorité de police et les organisateurs pour assurer la sécurité, tant celle des tiers que celle des manifestants eux-mêmes.
Pour me rendre à mon bureau. Georges Brassens
Chanson de Georges Tabet, paroles et musiques de Jean Boyer (1945)
L'absence d'organisateurs
Le problème est que les "Gilets jaunes" n'ont pas d'"organisateurs" au sens juridique du terme. Il n'y a personne pour effectuer la déclaration, personne pour assumer l'organisation de la manifestation. Considéré sous cet angle, elle s'analyse comme ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "nouveau rassemblement de personnes", mobilisation horizontale et plus ou moins spontanée effectuée par le vecteur de réseaux sociaux. La déclaration n'étant pas effectuée, le mouvement des "Gilets jaunes" est donc, en l'état actuel du droit, illégale.
Ce type de situation tend aujourd'hui à se multiplier et bon nombre de mouvements se placent aujourd'hui résolument hors du droit des manifestations. Tel est le cas, par exemple, des "nouveaux rassemblements de personnes" que sont les rassemblements spontanés festifs, de type "Apéros géants" ou "Flash Mob", également appelés par les réseaux sociaux. Occupant l'espace public, ils ne peuvent être considérés comme des "réunions", mais dépourvus de tout message revendicatif, ils ne peuvent davantage être qualifiés de "manifestations". Qu'il s'agisse des "Gilets jaunes" ou de l'Apéro géant, leur point commun demeure l'absence d'organisateurs se revendiquant comme tels, absence qui suscite le non-respect des obligations légales et qui prive les autorités de police de tout interlocuteur.
Le plus souvent, les participants à ces rassemblements se réjouissent de cette organisation déstructurée qui, à leurs yeux, doit permettre d'écarter toute intervention policière. Cette analyse n'est toutefois pas dépourvue de naïveté. D'une part, les forces de police consultent, elles aussi, les réseaux sociaux. Elles suivent le mouvement en temps réel, et ont généralement identifié ceux qui ont appelé au rassemblement, identification qui peut ensuite permettre d'éventuelles poursuites a posteriori, comme pour n'importe quelle manifestation. D'autre part, les participants eux-mêmes sont les premiers à demander le secours de la police lorsque, par exemple, leur mouvement pacifique est débordé par des groupes incontrôlés et parfois violents.
La solution au problème ne réside certainement pas dans la restriction de la liberté de manifester. Il ne fait guère de doute que le système hérité du décret-loi de 1935 semble aujourd'hui bien dépassé, et que d'autres formules doivent être recherchées. La
loi du 15 novembre 2001 qui a renforcé le régime de déclaration des rave-parties en le rapprochant d'un régime d'autorisation n'est pas susceptible de servir d'exemple. En effet, elle concerne des rassemblements festifs non revendicatifs et vise surtout à protéger les participants des dommages causés par la vente de stupéfiants. Faut-il alors mettre en place une procédure dépourvue de déclaration, la police utilisant les moyens du renseignement pour organiser la sécurité d'un rassemblement ? Faut-il autoriser l'identification systématique des organisateurs, en remontant à l'origine des messages diffusés sur les réseaux sociaux ? Toutes ces questions doivent être posées, et c'est le parlement qui doit décider, lors d'un débat serein, un débat "à froid" hors de tout contexte de violence, de l'organisation des manifestations assistées par les réseaux sociaux.
Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.