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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
samedi 29 avril 2017
Assignation à résidence de longue durée : le Conseil d'Etat fait de la résistance
mardi 25 avril 2017
Le rapport 2016 de la Délégation parlementaire au renseignement
La DPR
Les différents fichiers liés au terrorisme
Le Bureau des Légendes. Eric Rochant 2015. Mathieu Kassovitz |
La fluidité de l'information
Bilan des lois récentes
La DPR et les services de renseignement, même combat
samedi 22 avril 2017
Servir l'Etat ou le Front National ? Débat sur la réserve des fonctionnaires
Le devoir de réserve
Le devoir de réserve est d'origine jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais admet, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore.
Pour les autres fonctionnaires, la jurisprudence a évolué en fonction de deux éléments contextuels. D'une part, le juge prend en considération l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux. La publication de critiques dans les médias est souvent sanctionnée plus durement que la distribution de tracts sur la voie publique, à la fois parce que le manquement est plus facile à prouver et parce que l'audience est beaucoup plus large. D'autre part, le juge apprécie aussi la violation de l'obligation de réserve à l'aune de la place de son auteur dans la hiérarchie administrative. Ceux qui sont dans une position particulièrement élevée, et c'est le cas d'un ambassadeur ou d'un haut magistrat, y sont soumis de manière plus rigoureuse.
Dans un arrêt du 24 septembre 2010 G. L., le Conseil d'Etat a ainsi admis la légalité d'une sanction de mise à la retraite d'office visant un préfet qui avait tenu, à plusieurs reprises reprises, des propos virulents à l'encontre du ministre de l'intérieur. En revanche, les agents subalternes et ceux qui disposent d'un mandat syndical bénéficient d'une plus grande liberté de parole, principe affirmé dès l'arrêt Boddaert du 18 mai 1956. Quant aux enseignants-chercheurs de l'enseignement supérieur, ils sont les seuls à bénéficier d'une entière liberté d'expression, depuis que l'indépendance des professeurs a été érigée en principe fondamental reconnu par les lois de la République avec la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 janvier 1984. Ceux qui n'ont pas hésité à signer tribunes et articles pour dénoncer le "coup d'Etat institutionnel" commis par le Parquet financier et dont François Fillon serait l'innocente victime, ou encore s'interroger sur la fortune d'Emmanuel Macron n'ont d'ailleurs pas menacé de démissionner si finalement le Président élu n'était pas celui qu'ils soutenaient avec tant de persévérance.
L'obligation de neutralité
L'obligation de neutralité n'est que la conséquence du devoir de réserve. Il s'agit en effet, selon l'heureuse formule employée par Georges Morange en 1953 de ne pas transformer les services publics "en clubs où les fonctionnaires discuteraient entre eux et avec les usagers des grandes questions politiques et sociales du jour". Les opinions, qu'elles soient politiques, religieuses ou philosophiques, doivent demeurer dans le for intérieur et le pouvoir hiérarchique est donc fondé à exiger un comportement standardisé dans l'expression. La retenue de l'expression est donc la règle, et un agent public ne saurait utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, qu'il s'agisse de propagande politique ou de dénigrement politique.
Cette obligation de neutralité figure désormais dans le statut de la fonction publique, avec un nouvel article 25 issu de la loi du 20 avril 2016. Il est désormais précisé clairement que "dans l'exercice de ses fonctions", le fonctionnaire "tenu à l'obligation de neutralité". Que l'on ne s'y trompe pas, cette formulation ne signifie pas que le fonctionnaire, et surtout le haut fonctionnaire, peut s'exprimer librement dans les médias dès lors qu'il le fait en dehors de ses fonctions, soit qu'il donne des interview pendant son temps libre, soit que son propos porte sur autre chose que sa mission. C'est alors l'obligation de réserve qui prend le relais, car elle est imposée en toutes circonstances, dès lors qu'il s'agit de prises de positions publiques.
Il est clair qu'un haut fonctionnaire comme un haut magistrat ne peuvent s'exprimer avec la même liberté qu'un citoyen lambda ou qu'un homme ou une femme politique placé au coeur d'une campagne électorale. C'est la contrainte de la fonction et la logique juridique imposerait aux intéressés de démissionner avant de s'exprimer au lieu de s'exprimer pour menacer de démissionner. Quoi qu'il en soit, on peut se demander s'ils ont fait le bon choix. Ne serait-il pas préférable que Marine Le Pen, si elle était élue, trouve devant elle des magistrats décidés à faire prévaloir l'Etat de droit et des diplomates exclusivement préoccupés de l'intérêt de la France ? Cela éviterait au moins que les postes ainsi abandonnés soient pourvus par des sympathisants de la nouvelle équipe au pouvoir. Il est vrai qu'une telle attitude n'implique aucune publicité d'aucune sorte.
mercredi 19 avril 2017
Beslan : La Cour européenne et la lutte contre terrorisme
Le volet procédural
La prévention du terrorisme
Ce devoir de protection trouve son origine dans l'arrêt Osman c. Royaume-Uni du 29 octobre 1998 qui fait peser sur l'Etat une obligation positive de protéger une personne dont la vie est menacée par un tiers. Ce devoir de protection individuelle a ensuite été étendu à des menaces plus indifférenciées, dès lors que des personnes ou des lieux fréquentés par le public risquent d'être pris pour cible. L'Etat ne doit pas seulement protéger la personne mais aussi l'ensemble de la société (par exemple : CEDH, 17 janvier 2012, Choreftakis et Choreftaki c. Grèce). Certes, pour qu'il y ait manquement à cette obligation, il doit être démontré que les autorités connaissaient l'existence de la menace, et c'est précisément ce qui est démontré dans l'affaire de Beslan.
La répression du terrorisme
Les armes employées
Surtout, les requérants reprochent à ces forces spéciales d'avoir utilisé des armes létales "indiscriminées", c'est-à-dire concrètement plus adaptées à une guerre classique entre deux Etats également armés qu'à une opération de lutte contre le terrorisme, conflit par définition asymétrique. A Beslan, les forces armées russes ont effet utilisé des lance-grenades, des lance-flammes ainsi que des chars de combat dotés d'une grande puissance de feu. De son côté, le gouvernement russe faisait valoir que les terroristes avaient eux mêmes utilisé des IED ou "engins explosifs improvisés" aux effets dévastateurs, et qu'elles n'avaient employé les grands moyens qu'après l'évacuation des otages. Le problème est que des témoins affirment au contraire que ces armes ont été employées plus tôt, et que les autorités russes n'ont pas donné à la Cour des éléments susceptibles de démontrer l'"absolue nécessité" de l'emploi de ces armes.
La Russie est donc condamnée aussi non pas tant pour l'usage de ces armes que parce qu'elle a refusé d'en justifier l'usage. Sur ce point, on constate un durcissement de la CEDH. Dans l'arrêt Finogenov, elle avait considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut pouvait être concevable, si l'on considère le caractère exceptionnel d'une action terroriste qui justifiait une réaction sans rapport avec une opération de police routinière. Or on sait que ce gaz, dont la composition était demeurée confidentielle, avait fait de nombreuses victimes parmi les otages retenus dans le théâtre moscovite. De toute évidence, la CEDH aurait pu statuer dans le même sens car l'attaque de Beslan avait, elle aussi, une ampleur exceptionnelle. Elle ne l'a pas fait et s'attribue ainsi un pouvoir d'appréciation sur la proportionnalité entre la menace terroriste et l'armement utilisé pour la réduire, appréciation qui risque de se révéler délicate dans bien des situations.
Sur le plan strictement juridique, il ne fait guère de doute que la Cour européenne applique la jurisprudence issue de l'arrêt Finogenov, intervenue à propos d'une autre affaire de terrorisme tchétchène. Elle l'applique cependant avec une rigueur accrue, en particulier en contrôlant l'adéquation à la situation des armes utilisées. Surtout, elle affirme sa compétence pour apprécier l'organisation concrète de la lutte contre le terrorisme menée par un Etat, de la prévention à la répression. On peut dès lors se demander jusqu'où ira ce contrôle. La Cour exigera-t-elle bientôt de contrôler les services de renseignement des Etats, car l'essentiel de la prévention du terrorisme passe par leur action ? Aura-t-elle le même degré d'exigence à l'égard de la France ou de l'Allemagne qu'à l'égard de la Russie ? Il sera intéressant d'observer avec attention sa jurisprudence lorsque d'autres Etats seront mis en cause.
Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.
jeudi 13 avril 2017
Le changement d'identité sexuelle en quête de preuve
Le sentiment d'appartenir au sexe opposé
La jurisprudence de la Cour de cassation
Ma Loute. Bruno Dumont 2016. Bruno Lavieville et Raph |
Le point d'aboutissement d'une jurisprudence ancienne
Une preuve à reconstruire
lundi 10 avril 2017
Le Conseil constitutionnel face au "loup solitaire"
La définition de l'entreprise individuelle terroriste
Loup solitaire. Tex Avery |
Une censure partielle
L'intention de l'auteur de l'infraction
Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.
vendredi 7 avril 2017
La crèche de Pâques ou les quatre critères de l'Apocalypse
L'installation était très controversée, en particulier parce que la décision d'installer la crèche émanait du maire de Béziers Robert Ménard, personnalité toujours encline à mettre dans ses propos comme dans ses actes une certaine dose de provocation. Mais l'intérêt de la décision de la CAA est ailleurs. Il réside tout entier dans le fait qu'elle applique une jurisprudence récente, remontant à deux arrêts rendus par le Conseil d'Etat le 9 novembre 2016, concernant des crèches des Nöel installées, l'une dans l'enceinte de l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans celle de l'hôtel du département. en Vendée.
Libéralisme des conditions de recevabilité
Observons que la CAA de Marseille se montre très compréhensive sur la recevabilité du recours. En l'espèce l'installation de la crèche ne relevait d'aucun acte administratif formalisé dont on pourrait retrouver la trace dans le registre des délibérations du Conseil municipal ou dans le recueil des actes municipaux. Une telle situation, très fréquente, ne constitue pas un obstacle à la recevabilité du recours, dès lors que l'existence de l'acte administratif est révélée par un fait matériel. Autrement dit, pour le juge administratif, l'installation de la crèche suffit à prouver que le maire a pris une telle décision et le délai de recours Cette jurisprudence n'a rien de nouveau et le Conseil d'Etat l'a rappelée en 1986 dans une affaire qui le concernait directement. Il a alors considéré que l'installation des Colonnes de Buren dans la cour du Palais-Royal n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours.
De la même manière, la CAA de Marseille estime que la seule qualité d'usager des services publics est suffisante pour fonder l'intérêt à agir du requérant M. G. Là encore, il s'agit de la mise en oeuvre de la jurisprudence très libérale issue de l'arrêt du 21 décembre 1906 Syndicat des copropriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli.
L'intérêt à agir de la Ligue des droits de l'homme qui s'est jointe au recours est finalement reconnu à l'issue d'une évolution jurisprudentielle. En principe en effet, le fait qu'une décision administrative ait un champ d'application territorial (en l'espèce la seule commune de Béziers) rend irrecevable le recours d'une association ayant un ressort national comme la Ligue des droits de l'homme. Mais la jurisprudence a nuancé cette jurisprudence, précisément à propos d'un recours de la Ligue des droits de l'homme contre un arrêté du maire de La Madeleine interdisant la fouille des poubelles. Après bien des hésitations, le recours de l'association a été déclaré recevable par le Conseil d'Etat le 4 novembre 2015. Il a alors considéré que le recours d'une association nationale contre un acte purement local peut être recevable si ce dernier a des implications qui excèdent les seules circonstances locales, "notamment dans le domaine des libertés publiques". Tel est évidemment le cas en matière de laïcité, puisque la solution donnée au problème de la crèche de Béziers pourra éventuellement s'appliquer à d'autres communes.
Analysant la décision sur le fond, la CAA de Marseille applique la récente jurisprudence du Conseil d'Etat et traite une question de principe liée à la définition même de la laïcité comme une affaire locale ou une querelle de clocher.
Une querelle de clocher
La question de droit réside exclusivement dans l'interprétation de l'article 28 de la loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905. Il interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Une crèche est-elle un "emblème religieux" au sens de ce texte ?
Le tribunal administratif de Montpellier, lorsqu'il s'était prononcé sur la crèche biterroise, avait opté pour un critère assez simple et déjà largement utilisé en matière de la laïcité, celui du prosélytisme : un emblème religieux est un objet ou illustration qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". Dans le cas d'une crèche de Noël, le tribunal avait certes estimé qu'une telle installation avait "une signification religieuse parmi la pluralité qu'elle est susceptible de revêtir", mais il avait estimé que les habitants de la ville étaient libres de la considérer comme un symbole de foi ou comme une simple animation du centre ville. Pour ces motifs, il avait refusé d'y voir un symbole religieux, dans la mesure où la crèche n'emportait aucune revendication religieuse particulière.
Hélas, le Conseil d'Etat a repris à son compte la formule bien connue : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Les deux décisions du 9 novembre 2016 affirment que, pour être considérée comme n'étant pas un emblème religieux, la crèche doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". Il donne ensuite quatre critères permettant aux élus et aux juges du fond d'apprécier la conformité de l'installation au principe de laïcité. Bonne élève, la CAA de Marseille les applique tant bien que mal.
Les quatre critères de l'Apocalypse
Le troisième critère est celui de "l'existence ou de l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Nul ne conteste qu'il n'existe aucune tradition de ce type à Béziers, la crèche étant au contraire une innovation introduite par Robert Ménard. Doit-on pour autant en déduire qu'un élu ne peut pas introduire une pratique nouvelle dans ce domaine, si les deux premiers sont respectés, c'est à dire si l'installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et si aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? La réponse à cette question devra, elle aussi, attendre, car le CAA Marseille se concentre sur le quatrième et dernier critère.
La crèche de Béziers était placée dans le hall de l'hôtel de ville, bâtiment public par excellence. La CAA de Marseille se borne donc à faire remarquer que l'installation n'est accompagnée "d'aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les "circonstances particulières" exigées par la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont donc pas réunies et la crèche de Béziers est illégale.
Dont acte. On attend avec impatience la jurisprudence ultérieure qui promet d'être pittoresque. Nul doute en effet que les élus vont déployer des trésors d'imagination pour inscrire leur crèche "dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les crèches vont ainsi attirer les expositions diverses, la vente de barbe à papa, les concerts d'artistes locaux, ou les avaleurs de feu.
Comme souvent en matière de laïcité, la jurisprudence administrative refuse de poser un principe général, préférant des décisions au cas par cas qui lui permettent de ménager tout le monde. Pas question de considérer que la crèche installée dans un espace public constitue, en soi, une atteinte au principe de neutralité. Certains auraient immédiatement affirmé que le juge administratif traitait plus mal les catholiques que les musulmans. L'interdiction du port du burkini n'est-elle pas, elle aussi, gérée au cas par cas, en fonction de l'atteinte éventuellement portée à l'ordre public ? Pas question, à l'inverse, d'appliquer la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme, qui considère que le crucifix suspendu dans les salles de classe des écoles publiques italienne n'est qu'un "symbole passif" qui n'emporte aucune revendication religieuse et donc aucune atteinte au principe de laïcité. Dans ce cas, ce sont les musulmans qui auraient pu se plaindre que les catholiques étaient mieux traités qu'eux.. Devant une situation aussi cruelle, la juridiction administrative préfère cultiver l’ambiguïté, au détriment du principe de laïcité qui ne peut exister que si les règles sont clairement définies et compréhensibles par tous.
lundi 3 avril 2017
Nicolas Sarkozy et le "Cabinet Noir"
Air Cocaïne
Le tribunal administratif
Le tribunal administratif, dans un jugement du 26 janvier 2017 avait opéré une distinction en fonction des pièces demandées. Il avait refusé la communication des rapports du procureur de Marseille adressés au procureur générale près la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, estimant qu'ils étaient liés à l'exercice de la fonction juridictionnelle. En revanche, sans donner immédiatement satisfaction à Nicolas Sarkozy, il avait demandé, avant-dire droit, la production des rapports du Procureur général au ministre, afin d'apprécier lui-même leur rattachement ou non à la fonction juridictionnelle. Le Conseil d'Etat, quant à lui, récuse cette distinction et écarte l'ensemble de la demande.
Le jugement du tribunal administratif reposait sur une jurisprudence remontant à un arrêt Hüberschwiller rendu par le Conseil d'Etat le 16 juin 1989. En matière d'accès aux documents, le juge est en effet contraint de se faire communiquer la pièce demandée pour apprécier son caractère communicable. Ce faisant, il porte nécessairement atteinte au principe du contradictoire, dès lors que tout document versé au dossier devrait être communiqué au requérant. En revanche, s'il ne se fait pas communiquer le document, le juge se prononce sur le caractère communicable ou non d'une pièce sans qu'il ait pu, lui même, en avoir connaissance. Certes, l'arrêt Hüberschwiller permet au juge d'écarter le principe du contradictoire mais il faut bien reconnaître qu'il ne le fait pas de gaîté de coeur. Il préfère, et c'est ce qu'il fait dans l'affaire Sarkozy, statuer sur la nature juridique de l'acte in abstracto et déterminer s'il s'agit d'un document administratif ou juridictionnel.
Or, il ne fait aucun doute que les pièces liées à l'exercice de la fonction juridictionnelle ne peuvent être considérées comme des documents administratifs. Cette exception figurait déjà dans le texte original de la loi du 17 juillet 1978, qui excluait de toute communication les documents donc la consultation porterait atteinte "au déroulement des procédures engagées devant les juridictions (... Art. 8). Aujourd'hui, ces dispositions figurent dans l'article 311-5 du code des relations entre le public et l'administration.
Le Président François Hollande inaugurant le "Cabinet Noir"
(ou le Président François Hollande inaugurant le musée Soulages à Rodez, 30 mai 2014)
La nature juridique des rapports demandés
Cette exclusion repose donc sur une analyse de la nature des rapports donc Nicolas Sarkozy demande communication. L'article 35 du code de procédure pénale affirme ainsi que le "procureur général anime et coordonne l'action des procureurs de la République, tant en matière de prévention que de répression des infractions à la loi pénale". Il est donc parfaitement normal qu'il communique avec les procureurs sur les affaires en cours. De la même manière, il "précise et, le cas échéant, adapte les instructions générales du ministre de la justice au contexte propre au ressort. Il procède à l'évaluation de leur application par les procureurs de la République." Là encore, le procureur général est parfaitement fondé à communiquer avec le ministre de la Justice, d'autant qu'il lui adresse à la fois des rapports annuels sur la politique pénale ainsi que des "rapports particuliers" qu'il établit, soit de sa propre initiative, soit à la demande du ministre lui-même.
Les liens entre le parquet et le ministre de la Justice sont donc prévus par la loi. L'article 30 du code de procédure pénale permet toujours au ministre de la Justice d'adresser "aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique". Il peut même "dénoncer au procureur général les infractions dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente". S'il existe un cabinet noir, il est donc prévu par la loi.
Cabinet noir ou application de la loi
Certes, cette relation avec l'Exécutif a conduit la Cour européenne des droits de l'homme à refuser de considérer les membres du parquet comme des "magistrats" au sens de l'article 5 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En novembre 2010, le désormais célèbre arrêt Moulin c. France sanctionnait ainsi une détention de mise en détention prise par un procureur adjoint... Sans doute, mais la réforme du statut des membres du parquet, réforme qui couperait tout lien avec l'Exécutif, n'a pu être menée à bien. D'abord, parce que Nicolas Sarkozy, durant la fin de son quinquennat, n'a pas voulu engager une révision constitutionnelle réformant le Conseil supérieur de la magistrature. Ensuite parce que François Hollande, durant son quinquennat, n'a pas pu engager cette même révision, en raison d'une opposition de la droite, et notamment de François Fillon, qui empêchait de trouver la majorité des 3/5è des membres du Congrès indispensable à la réussite du projet.
Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat se borne à appliquer la loi. Dès lors que les documents demandés ne sont pas de nature administrative mais juridictionnelle, ils ne sont pas communicables. Le tribunal administratif a donc commis une erreur de droit en se faisant communiquer avant-dire-droit une pièce dont il n'avait pas à apprécier le contenu.
Le Conseil d'Etat rappelle donc à Nicolas Sarkozy, et peut-être à certains de ses amis politiques, que les relations entre le Parquet et le ministre de la Justice ne trouvent pas leur origine dans le fantasme d'un "Cabinet noir" mais plus simplement dans la loi. Il est d'ailleurs parfaitement normal que le ministre de la Justice soit informé des affaires en cours, comme il est normal, le cas échéant, qu'il en informe le Président de la République. Ce dernier n'est-il pas le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire" selon l'article 64 de la Constitution ? Il est vrai que cet arrêt de la juridiction administrative suprême ne convaincra certainement pas les tenants du "Cabinet noir". Ils n'y verront sans doute que la preuve éclatante... que le Conseil d'Etat fait lui même partie du "Cabinet noir"...