Le statut du lanceur d'alerte se précise peu à peu, au fil des décisions de justice. La Cour de cassation, le 10 février 2023, a ainsi imposé au juge des référés des conseils de Prud'hommes de s'assurer que le licenciement d'un salarié repose sur d'autres motifs que l'alerte qu'il a lancée. Quatre jours plus tard, le 14 février 2023, c'est au tour de la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de Grande Chambre Halet c. Luxembourg, d'affirmer que le statut de lanceur d'alerte ne repose pas sur une définition abstraite et générale. Il ne peut être accordé qu'à la lumière des éléments concrets de chaque affaire, et du contexte dans lequel elle s'inscrit.
LuxLeaks
En l'espèce, le contexte est celui de LuxLeaks, scandale financier montrant l'existence de plusieurs centaines d'accords très avantageux conclus par des cabinets d'audit avec l'administration fiscale luxembourgeoise, au profit de très grandes entreprises multinationales parmi lesquelles Apple, Amazon, Heinz, Pepsi, Ikéa, Deutsche Bank. Pour être clair, le cabinet avait pour mission de passer un deal avec le fisc luxembourgeois concernant l'application de la loi fiscale à des opérations futures. Ces rescrits fiscaux étaient évidemment plutôt bienveillants pour les entreprises concernées.
Le requérant, M. Raphaël Halet, était employé par l'un de ces cabinets, PriceWaterhouseCoopers (PwC), et il a été identifié comme l'un des lanceurs d'alerte ayant transmis aux médias 45 000 pages de documents confidentiels, dont 538 dossiers de rescrits fiscaux. Ces éléments ont été utilisés dans deux émissions de Cash Investigation en 2012 et 2013, puis diffusés en novembre 2014 par le Consortium international des journalistes d'investigation du Center for Public Integrity.
Au printemps 2016, les salariés concernés, dont M. Halet, ont été poursuivis pour violation du secret des affaires et du secret professionnel. A l'issue de la procédure, le requérant fut condamné à une amende pénale de 1000 € ainsi qu'à un euro symbolique en réparation du dommage moral causé à PwC. Dans son arrêt, la Cour d'appel estimait en effet que la divulgation des documents couverts par le secret avait causé à son employeur un préjudice disproportionné par rapport au but d'intérêt général poursuivi par le lanceur d'alerte. Cette condamnation fut confirmée par la Cour de cassation luxembourgeoise en janvier 2018.
Devant la CEDH, M. Halet invoque donc une atteinte à sa liberté garantie par la liberté d'expression. Débouté par une première décision du 11 mai 2021, il obtient toutefois le renvoi en Grande Chambre. Et précisément, dans son arrêt du 10 février 2023, la Grande Chambre revient sur la décision de 2021, et donne satisfaction au requérant.
La jurisprudence Guja c. Moldavie
Toute l'analyse repose sur l'arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, qui donnait une première définition du lanceur d'alerte, à partir de différents critères : l'existence ou non d'autres moyens pour procéder à la divulgation, l'intérêt public présenté par les informations ainsi portées à la connaissance du public, leur authenticité, le préjudice causé à l'employeur et la sévérité de la sanction.
La décision de chambre de la CEDH en 2021 vérifie l'interprétation de cette jurisprudence Guja par les juges luxembourgeois. Considérant que seuls les deux derniers critères étaient contestés au contentieux, elle estime que "les divulgations du
requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage de
PwC ». Autrement dit, les informations livrées au public ne présentaient pas un intérêt suffisant au regard du préjudice engendré par leur révélation pour que M. Halet soit acquitté. L'analyse peut sembler étrange, car le lanceur d'alerte est condamné par les juges luxembourgeois en raison de la faible importance de ses révélations. Dans ces conditions, on aurait plutôt pensé à un acquittement, si ce n'est que PwC se plaint d'avoir subi un préjudice. Pour les juges luxembourgeois, le dommage causé à l'entreprise était impardonnable. Le lanceur d'alerte n'avait-il pas fait connaître au public le nom des entreprises clientes de PwC, celles-là même qui pratiquaient l'évasion fiscale à grande échelle ? On ressent évidemment une certaine déception en voyant que la CEDH, dans son arrêt de chambre, valide une telle analyse.
La Grande Chambre, dans un second temps, remet les choses à leur place. Sans remettre fondamentalement en cause la jurisprudence Guja, elle en précise les contours. Alors que le requérant réclame une définition claire du lanceur d'alerte, la Cour affirme au contraire son refus d'une "définition abstraite et générale". Les critères de l'arrêt Guja demeurent donc en vigueur, mais il appartient à la CEDH d'examiner soigneusement les circonstances de chaque affaire ainsi que son contexte. C'est précisément ce qui n'a pas été fait dans l'arrêt de Chambre, qui se bornait à reprendre les deux derniers critères, sans examiner la situation dans son ensemble. La Grande Chambre reprend donc l'ensemble des critères permettant d'identifier le lanceur d'alerte.
Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968
Les critères de l'arrêt Guja
Pour ce qui est du premier critère, l'existence ou non d'autres moyens de divulgations, la Grande Chambre fait simplement observer que les informations divulguées portent sur les activités légales de PwC. On pourrait presque déceler une certaine forme d'humour dans la formulation. Puisque les juges luxembourgeois s'appuient sur la licéité de l'optimisation fiscale, n'est-il pas logique que le public puisse être informé de pratiques qui n'ont rien de répréhensible ?
L'authenticité des documents divulgués n'est contestée par personne, pas plus que la bonne foi de Raphaël Hallet. La Cour d'appel admet d'ailleurs qu'il n'a pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur » .
Le quatrième critère, celui la mise en balance entre l’intérêt public que présente l’information
divulguée et les effets dommageables de la divulgation, est au coeur du raisonnement des juges luxembourgeois. Ils considèrent en effet que le dommage causé à l'entreprise est trop élevé par rapport à l'intérêt que représente la diffusion d'informations considérées comme peu sensibles. L'analyse repose largement sur le fait que M. Halet a diffusé des documents en plusieurs étapes, d'abord pour Cash Investigation, puis pour la publication dans le Consortium de presse. Les dernières livraisons seraient, en quelque sorte, sans importance, car elles n'ajouteraient rien aux premières. Elles ne présenteraient donc plus aucun intérêt public, alors que le préjudice subi à l'entreprise subsisterait.
C'est oublier qu'un débat public peut s'inscrire dans la continuité et être nourri par des éléments d'informations complémentaires. Ce principe figurait déjà dans l'arrêt Dammann c. Suisse du 25 avril 2006. De même, dans la décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi Associé c. France, la Cour reconnaît que le débat public n'est pas figé dans le temps et qu'il peut porter sur des faits déjà connus. Le fait qu'un débat sur les pratiques fiscales du Luxembourg était déjà en cours au moment des révélations du lanceur d'alerte n'a donc pas pour conséquence de leur ôter tout intérêt.
En l'espèce, la CEDH rappelle, comme elle l'a fait dans l'arrêt Taffin et Contribuables associés c. France du 18 février 2010, que la question des impôts est généralement considérée comme relevant du débat d'intérêt général. En l'espèce, il est clair que les pratiques dénoncées par le requérants pouvaient "interpeller ou scandaliser" et apportaient un éclairage nouveau sur les pratiques d'évitement fiscal. Le fait de mentionner les entreprises multinationales utilisant ce genre de service ne faisait que nourrir le débat.
Le cinquième critère conduit la CEDH à s'interroger sur le préjudice causé à l'entreprise par les révélations du requérant. Ce préjudice doit toutefois être mis en balance, au regard de l'intérêt public que représentent les informations. Sur ce point, la Cour rappelle que le secret des affaires comme le secret professionnel doivent permettre de protéger les clients d'une entreprise d'audit. Le dommage invoqué par PwC, lié à une atteinte à son image et une perte de confiance de la part de ses clients est sans doute réel, mais la Cour reproche aux juges du fond de n'avoir pas suffisamment pesé l'ensemble des intérêts en présence. Après avoir reconnu que les informations divulguées présentaient un intérêt public, elle n'a pas évalué l'importance de cet intérêt au regard du dommage causé à PwC et à ses clients. Or, en l'espèce, la Grande Chambre considère que l'intérêt du débat public est plus important que ces différents dommages.
Dès lors, la question du sixième et dernier critère ne se pose plus réellement. La sanction, même limitée à une amende de 1 000 €, est jugée excessive. En effet, toute sanction "risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, toute révélation, par
des lanceurs d’alerte, d’informations dont la divulgation relève de l’intérêt
public, en les dissuadant de signaler des agissements irréguliers ou
discutables". La Cour se préoccupe ainsi du statut du lanceur d'alerte, dont l'activité ne doit pas être dissuadée, dès lors qu'elle aussi relève de l'intérêt général.
Une bonne publicité
La CEDH affirme ainsi que le statut de lanceur d'alerte doit être apprécié au cas par cas, et que tous les critères développés dans l'arrêt Guja doivent être examinés de près. Dans le cas de la décision du 10 février 2023, on peut se demander si la Grande Chambre n'a pas été quelque peu influencée par les suites du scandale LuxLeaks. En effet, si les lanceurs d'alerte ont été poursuivis, les entreprises concernées comme le cabinet d'audit ne l'ont pas été. C'est logique, dès lors que les faits d'évitement fiscal ne sont pas répréhensibles en droit luxembourgeois.
Mais, la question du préjudice invoqué par l'entreprise d'audit pose question. La CEDH mentionne en effet, dès le début de sa décision que, selon la presse luxembourgeoise, l'affaire LuxLeaks provoqua "une année difficile" pour PwC. Mais depuis lors, "la firme connut une croissance de son chiffre d’affaires qui alla de pair avec une
hausse importante de ses effectifs". Autrement dit, LuxLeaks a fait une belle publicité à une entreprise spécialisés dans l'évitement fiscal, lui a permis de satisfaire de nouveaux clients, sans doute victimes de harcèlement fiscal dans leur pays d'origine. Avouons que la CEDH n'a pas dû se sentir remplie d'indulgence à l'égard d'une entreprise qui invoque un grave préjudice, alors qu'elle a tiré bénéfice de l'affaire.
Les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 Section 1 § 2 B du manuel sur internet