Rappelons que ce secret du vote est spécifique aux conseils municipaux.
Il a été introduit dans notre système juridique en 1837 et réaffirmé
dans la Loi municipale de 1884. Il est de droit lorsqu'il est demandé
par un tiers des membres du Conseil municipal. Son objet est d'éviter
les pressions sur les élus et de préserver leur indépendance.
En l'espèce, Nathalie Kosciusko-Morizet conteste cette condition de majorité imposée par l'article 2121-21 CGCT. Elle s'appuie sur les articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, les principes essentiels de la démocratie représentative lui semblant exclure le secret de vote. De même, elle invoque l'article 15 de cette même Déclaration de 1789 qui donne à la société le droit de demander compte à tout agent public de son administration.
La Tour Triangle
Derrière cette question se cache la question, très controversée, de la tour Triangle que le groupe Unibail-Rodamco se propose de construire dans le 15è arrondissement de Paris, avec le soutien actif d'Anne Hidalgo, maire de Paris. Ils ont subi une défaite au Conseil de Paris le 17 novembre 2014, lors du vote de la délibération autorisant le déclassement de la parcelle destinée à cette construction. Sur le fondement de l'article L 2121-21 CGCT, le secret du vote a été demandé par les membres du groupe socialiste.
La délibération a tout de même été rejetée par 83 voix contre 78. La SCI Tour Triangle et Anne Hidalgo ont alors demandé son annulation au tribunal administratif, au motif que le secret du vote avait été violé. En effet des membres de l'UMP avaient montré à la presse leur bulletin de vote "non" au moment du scrutin. C'est à l'occasion de cette procédure, devant laquelle elle a été invitée à produire des observations, que NKM a posé la QPC que le Conseil constitutionnel vient de rejeter.
La démarche peut sembler surprenante si l'on considère que NKM conteste la régularité d'une décision présentée comme une victoire du parti politique auquel elle appartient et qu'elle a elle-même donné consigne de cette ostentation du bulletin de vote. On peut cependant penser que l'intéressée peut trouver un intérêt politique à l'annulation de la délibération, imposant ainsi au Conseil de Paris un nouveau vote qui, cette fois, ne pourrait plus être secret.
Sur le plan juridique cependant, les moyens développés dans la QPC ne sont guère cohérents avec la question posée.
Le moyen inopérant
Le premier moyen développé devant le juge réside dans la combinaison de
l'article 3 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'article 3 énonce que "
la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Quant à l'article 6 de la Déclaration, il affirme que "
la loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont
droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa
formation". Il consacre également l'égalité des citoyens devant la loi.
De ces dispositions, la requérante déduit l'existence d'un droit des électeurs de connaître, "sauf exception décidée par la majorité d'une assemblée délibérante, les opinions et les votes des élus". La formulation est importante, car elle montre que NKM ne conteste pas le secret du vote en tant que tel, mais le fait qu'il puisse être obtenu par le vote d'une minorité des membres du Conseil municipal.
Quoi qu'il en soit, le moyen avancé est inopérant. Certes, l'avocat de NKM appelle Duvergier de Hauranne à son secours pour affirmer que les représentants élus exercent la souveraineté. Ils n'ont pas de mandat impératif et ne peuvent être révoqués. Les électeurs sont informés de leur action par le débat et le vote publics.
Tout cela est fort bien, mais il faudrait tout de même observer que les membres d'un Conseil municipal, même aussi prestigieux que le Conseil de Paris, n'ont pas la qualité de représentants. Ils n'exercent pas la souveraineté nationale et ne votent pas la loi. Cette petite erreur est peut-être liée à la conviction de Nathalie Kosciusko-Morizet d'avoir un destin national, même s'il s'exerce, pour le moment, dans le cadre limité de la ville de Paris. Il n'empêche que les articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration de 1789 sont donc parfaitement inapplicables en l'espèce.
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Robert Delaunay. La Tour simultanée. 1910 |
Le moyen irrecevable
Le second moyen avancé par la requérante trouve son fondement dans l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration". Observons que c'est la première fois que le Conseil constitutionnel est saisi sur ce fondement dans le cadre d'une QPC.
Aux termes de l'
article 61-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel peut être saisi par QPC d'une disposition législative qui "
porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit". L'article 15 de la Déclaration de 1789 peut-il être analysé comme consacrant un "
droit ou une liberté que la Constitution garantit" ?
Observons d'emblée que l'article 15 a déjà été invoqué dans le contrôle a priori, celui qui intervient avant la promulgation de la loi. En tant que tel, il n'a jamais donné lieu à une déclaration d'inconstitutionnalité. En revanche, il a déjà été mentionné, combiné avec d'autres dispositions constitutionnelles, pour fondement certains principes ou objectifs à valeur constitutionnel. Tel est le cas du principe de bonne administration de la justice avec, par exemple, la
décision du 3 décembre 2009, ou celle
du 28 décembre 2006 sur le bon emploi des deniers publics. Dans tous les, les "agents publics" auxquels l'article 15 se réfère sont les fonctionnaires, ceux qui agissent au nom des personnes publiques, et non pas les élus qui délibèrent sur les affaires locales.
La jurisprudence du Conseil montre que l'article 15 sert essentiellement à poser des exigences en matière de contrôle de la gestion publique. Il s'agit bien davantage d'imposer des devoirs à l'Etat que des droits aux citoyens. Les règles gouvernant le fonctionnement des collectivités territoriales relèvent, quant à elles, du domaine de la loi, principe posé par les
articles 34 et 72 de la Constitution et rappelé par le Conseil constitutionnel, dans sa
décision du 6 mars 1998 sur le fonctionnement des conseils régionaux.
Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel déclare tout simplement le moyen irrecevable, décision parfaitement dans la ligne de la jurisprudence antérieure.
De la contradiction dans les QPC
Le Conseil constitutionnel écarte donc les deux moyens, l'un inopérant, l'autre irrecevable. Cette constatation conduit à s'intéresser à la cohérence juridique de cette QPC. Elle repose en effet sur une analyse étrange.
Dans sa requête, NKM affirme contester le fait que le secret du vote dans un Conseil municipal est de droit à la demande d'une minorité de conseillers, en l'espèce le tiers. Elle estime qu'une telle décision devrait être prise à la majorité des membres du Conseil. Pourquoi pas ? Le problème est que les moyens mis en avant constituent une mise en cause du principe même du secret. Ce décalage entre l'objet de la question et les moyens invoqués conduit à une alternative fâcheuse pour la requérante. Soit le vote secret est incompatible avec les principes constitutionnels, et, dans ce cas il faut l'interdire. Soit le vote secret peut être admis sous condition de majorité, mais, dans ce cas, il n'est pas inconstitutionnel. Pour NKM, la tour Triangle ressemble étrangement à un cercle vicieux.