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mardi 30 juin 2015

Les contrôles à la frontière franco-italienne ou le référé inutile



Le 29 juin 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a rendu une ordonnance déclarant que les contrôles pratiqués à la frontière franco-italienne et dans sa proximité ne méconnaissent pas le cadre légal. Il a été saisi par des migrants soutenus par des associations qui se donnent pour mission de parler en leur nom, le Groupe d'information et de soutien des immigré(e)s (GISTI), la Cimade, l'association Avocats pour la défense des étrangers, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers. Tous demandaient au juge d'enjoindre au ministre de l'intérieur de mettre fin à des contrôles d'identité qui se sont multipliés dans le département des Alpes Maritimes, tant à la frontière qu'à l'intérieur du territoire, dans les villes et dans les trains.

Le référé-liberté


Leur action repose sur l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja) qui permet au juge, dans un délai de quarante-huit heures, d'ordonner toute mesure nécessaire à la protection d'une liberté fondamentale à laquelle l'administration aurait porté une atteinte manifestement grave et illégale. Il appartient au requérant de démontrer l'existence d'une situation d'urgence justifiant une telle mesure. En l'espèce, les requérants contestent la décision du ministre de l'intérieur autorisant ce type de contrôle.

Il ne fait guère de doute que plusieurs libertés fondamentales sont en cause : liberté de circulation, droit d'asile, principe de non-discrimination. Il serait même possible d'invoquer le droit à l'hébergement d'urgence, consacré comme une liberté fondamentale depuis l'arrêt Fofana du 10 février 2012.

Mais toutes ces libertés ont pour caractéristique commune de s'exercer dans le cadre des textes qui les réglementent, qu'il s'agisse de traités internationaux ou de la loi française. Sur ce point, les moyens articulés à l'appui de la requête reposent davantage sur des convictions idéologiques, d'ailleurs honorables, que sur une analyse sereine du droit positif.

Le "Code frontière Schengen"


Il convient de préciser d'emblée que les Accords de Schengen n'ont pas pour objet la suppression des frontières. Ils se bornent à poser un principe de suppression des contrôles aux frontières, ce qui est bien différent. 

Les Accords de Schengen ont été signés le 14 juin 1985 et complétés par une convention d'application du 19 juin 1990, entrée en vigueur le 26 mars 1995. Ils organisent un régime juridique particulier de circulation des personnes sur le territoire des Etats signataires, soit actuellement vingt-six Etats de l'Union européenne auxquels il faut ajouter quatre associés (Islande, Norvège, Suisse et Liechtenstein). Le dispositif met en place un espace de liberté, puisque les frontières peuvent en principe être franchies librement, sans aucun contrôle, à l'intérieur de l'espace Schengen. Le règlement européen de 2006 relatif au régime de franchissement des frontières, appelé "Code frontière Schengen",  prévoit ainsi que les frontières intérieures "peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications soient effectuées sur les personnes quelle que soit leur nationalité".

Les contrôles sont donc, en principe, supprimés à l'intérieur de l'Union, y compris pour les ressortissants des Etats tiers. Cette suppression des contrôles à l'intérieur s'accompagne cependant d'un renforcement des contrôles aux frontières extérieures.

La réserve d'ordre public


Surtout, les contrôles aux frontières intérieures peuvent être rétablis à l'initiative d'un seul Etat membre. Le Traité de Rome rappelle ainsi, dans son article 48 § 3, que la libre circulation s'exerce "sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique". La directive du 29 avril 2004 confirme cette réserve d'ordre public et le règlement du Parlement et du Conseil du 22 octobre 2013 définit des critères communs. Le rétablissement des contrôles est  surtout mentionné comme un instrument licite dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité. 

Pour ce qui est de l'afflux de migrants, le règlement affirme, dans l'alinéa 5 de son Préambule, que "la migration et le franchissement des frontières extérieures par un grand nombre de ressortissants de pays tiers ne devraient pas être considérés, en soi, comme une menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Doit-on déduire que la fermeture des frontières pour ce motif est illicite ? Certainement pas, car la rédaction du texte est fort habile. En posant la règle, elle donne en même temps le moyen juridique pour l'écarter. Le flux de migrants n'est pas un motif, "en soi", pour rétablir les contrôles... La formule permet parfaitement de les rétablir les contrôles, en invoquant par exemple le fait qu'une certaine criminalité, en particulier celle des passeurs, accompagne ces flux migratoires.

La réserve d'ordre public n'est rien d'autre, in fine, que l'illustration de la permanence de la souveraineté des Etats membres. Rappelons que ces derniers peuvent déléguer des compétences à l'Union européenne, mais pas leur souveraineté qui, elle, ne se délègue pas. Les Accords de Schengen ne dépossèdent pas les Etats parties de leur compétence de contrôle en cas de nécessité d'ordre public. Depuis sa décision Bouchereau de 1977, la Cour de justice de l'Union européenne énonce d'ailleurs que la réserve d'ordre public trouve à s'appliquer en cas de "menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société". Or, c'est précisément l'Etat qui apprécie la réalité et la gravité de cette menace, ainsi que le caractère fondamental de l'intérêt justifiant le rétablissement des contrôles. 

La seule limite à la mise en oeuvre de cette réserve d'ordre public est qu'elle ne doit pas être invoquée de manière permanente par un Etat pour se soustraire à ses obligations et vider finalement de leur contenu les Accords de Schengen. La mesure de police, comme le contrôle d'identité, doit donc s'appliquer à des cas individuels et être proportionnée à la menace pour l'ordre public.
 

Le contrôle d'identité Schengen 

 
Les contrôles effectués dans les Alpes maritimes trouvent directement leur origine dans le droit de l'Union européenne. Le "Code frontière Schengen" organise certes la libre circulation à l'intérieur de l'espace Schengen, mais son article 21 affirme que les Etats membres peuvent exercer "leur compétence de police", à la seule condition que les contrôle d'identité aux frontières ne soient pas "systématiques".

Directement issu de la Convention d'application des Accords de Schengen, l'article 78-2 al. 4 du code de procédure pénale autorise ainsi les contrôles dans une zone de vingt kilomètres à l'intérieur des frontières communes, ainsi que dans les ports, aéroports, et gares ferroviaires ouverts au trafic internationale. La loi du 23 janvier 2006 étend même ces "contrôles Schengen" aux trains transfrontières, dans une zone qui peut aller jusqu'à cinquante kilomètres au-delà de la frontière.

Pour les requérants, les contrôles présentent une telle ampleur et une telle fréquence qu'ils présentent un caractère "systématique" et violent le "Code frontière Schengen". Ils font un amalgame entre les contrôles à la frontière et les contrôles qui se déroulent dans le département des Alpes maritimes. Le Conseil d'Etat se borne donc à affirmer que les autorités françaises n'ont pas mis en place de contrôle permanent et systématique à la frontière franco-italienne. Quant aux contrôles d'identité organisés dans le département des Alpes maritimes,  ils sont organisés dans les conditions du droit commun et autorisés, soit par le préfet, soit par le procureur près le TGI de Nice. Ils s'inscrivent donc parfaitement dans le cadre légal. Rien n'interdit d'ailleurs aux personnes individuellement contrôlées de contester l'opération devant le juge judiciaire. Rappelons qu'il y a moins d'une semaine, le 24 juin 2015, la Cour d'appel de Paris a engagé la responsabilité de l'Etat pour un contrôle au faciès, démontrant que les juges n'hésitent plus à sanctionner les discriminations dans ce domaine.

André Franquin. Les voleurs du Marsupilami. 1952
A dire vrai, la décision du juge des référés du Conseil d'Etat n'a rien de surprenant. Les moyens avancés par les requérants étaient très modestement étayés et le recours relevait plutôt d'une posture militante. Pourquoi pas ? Reste tout de même à s'interroger sur l'efficacité d'une telle posture. Même si on peut le déplorer, le citoyen est souvent peu sensible à la situation tragique des migrants. Et certains partis politiques n'hésiteront sans doute pas à utiliser la décision du juge des référés du Conseil d'Etat pour lui expliquer que les migrants n'ont aucun droit à faire valoir et qu'il suffit de les empêcher de passer la frontière  pour résoudre la crise. Un vrai succès.

vendredi 26 juin 2015

La Cour d'appel sanctionne les contrôles au faciès

La décision rendue par la Cour d'appel le 24 juin 2015 est largement médiatisée. Tous les journaux annoncent en effet que l'Etat est condamné pour faute lourde après des" contrôles au faciès".

Treize personnes ont fait l'objet d'un contrôle d'identité effectué par les forces de police le 10 décembre 2011,  aux abords d'un centre commercial à La Défense. Elles ont été fouillées et ont dû présenter une pièce d'identité. Le contrôle s'est terminé sans incident, mais elles ont estimé qu'il s'était déroulé de manière discriminatoire, le choix des personnes contrôlées semblant reposer davantage sur la couleur de leur peau que sur d'autres critères. En mars 2012, l'une des personnes contrôlées a demandé au ministre de l'intérieur de justifier les motifs du contrôle. La seule réponse a été de lui annoncer la saisine de la Direction générale de la police nationale pour un "examen approprié" de sa situation. Elle a donc saisi le Tribunal de grande instance de Paris, en invoquant un contrôle discriminatoire et en demandant l'indemnisation de son préjudice moral. Le tribunal a rejeté leur recours. La Cour d'appel en revanche, constate ce caractère discriminatoire et accorde aux demandeur 1500 euros d'indemnisation de leur préjudice moral.

Dans ce contentieux, le premier requérant a été rejoint par les autres victimes du contrôle de décembre 2011. Soutenus par un grand nombre d'associations et le syndicat des avocats de France, ils ont aussi bénéficié de l'intervention du Défenseur des droits qui a présenté des observations devant la Cour.

Une "invitation" qui ne se refuse pas


Le contrôle d'identité est défini par l'article 78-2 du code de procédure pénale (cpp) comme une "invitation à justifier par tout moyen de son identité".  Cette "invitation" est de celles que l'on ne refuse pas, car l'article 78- cpp énonce que toute personne se trouvant sur le territoire national "doit accepter de se prêter" au contrôle. Il peut être utilisé pour rechercher et arrêter des délinquants, et il a alors une finalité judiciaire. Mais il peut aussi intervenir pour des motifs d'ordre public dans une finalité de police administrative. 

Un contrôle judiciaire


On pourrait penser que le contrôle dont se plaignent les requérants est de nature administrative dès lors que le maintien de l'ordre public dans un centre commercial peut parfaitement justifier une telle opération. Il n'en est rien. L'opération contestée repose sur l'article 78-2 al. 2 cpp qui autorise les contrôles, "sur réquisitions écrites" du procureur, aux fins de "recherche et de poursuite d'infractions qu'il précise".

Ces dispositions ne suffisent pas à garantir que le contrôle ainsi décidé ne sera pas effectué "au faciès". Les juges en étaient conscients bien avant la décision du 24 juin 2015, et ils se sont efforcés de renforcer les garanties contre l'arbitraire.


Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963


Le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle


La première garantie est celle de l'article 66 de la Constitution qui fait de "l'autorité judiciaire" la "gardienne de la liberté individuelle". Le juge judiciaire est donc compétent pour apprécier tous les recours portant sur un contrôle d'identité, qu'il soit lui-même de nature administrative ou judiciaire.  Dans sa décision du 5 août 1993, le Conseil constitutionnel affirme ainsi qu'il "revient à l'autorité judiciaire (..) de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle d'identité". C'est exactement ce que fait la Cour d'appel qui analyse la réalité du comportement de chacune des personnes concernées. 

Le récépissé


La seconde garantie réside dans l'obligation d'information sur le contrôle d'identité, information qui permettra ensuite, le cas échéant, au juge judiciaire d'apprécier le déroulement de l'opération. La loi ne prévoit qu'une motivation a priori qui impose au procureur d'expliciter les raisons de ce contrôle, et en particulier l'infraction qu'il a pour objet de réprimer. 

Mais ce contrôle a priori est insuffisant aux yeux de la Cour d'appel. Elle condamne l'absence de contrôle a posteriori, et observe que "le contrôle litigieux n'a donné lieu à la rédaction d'aucun procès-verbal, qu'il n'a pas été enregistré, ni fait l'objet d'un récépissé". Autrement dit, le contrôle du juge ne peut s'exercer que s'il dispose de documents lui permettant d'avoir une idée précise du déroulement de l'opération et de ses éventuels incidents. En l'espèce, la Cour sanctionne l'absence de tout élément lui permettant de se livrer à une telle appréciation. 

On ne doit pas en déduire que la Cour ordonne la délivrance d'un récépissé aux personnes contrôlées car seul le législateur peut imposer une telle réforme. C'est, au demeurant, un élément parmi d'autres, mais l'arrêt précise aux pouvoirs publics que le refus d'adopter une telle réforme risque d'entrainer quelques désagréments si le juge estime que l'absence d'un tel document entrave son contrôle. L'enregistrement vidéo de l'ensemble du contrôle est aussi mentionné, comme la rédaction d'un procès-verbal, garanties tellement évidentes qu'on ne peut qu'être surpris que les autorités les négligent.

Le renversement de la charge de la preuve


Ces éléments d'information sont d'autant plus indispensables qu'ils sont seuls en mesure de permettre aux autorités de démontrer l'absence de discrimination dans l'organisation et le déroulement d'un contrôle d'identité. La loi du 27 mai 2008 énonce, dans son article 4, que "toute personne qui s'estime victime d'une discrimination (...) présente devant la juridiction compétente les faits qui permettent d'en présumer l'existence. Au vu de ces éléments, il appartient à la partie défenderesse de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination". Autrement dit, dès lors que les requérants présentent des éléments de preuve de nature à faire soupçonner un contrôle discriminatoire, il appartient à l'autorité de police de démontrer l'absence de discrimination.

En l'espèce, la Cour d'appel cite un témoignage d'une personne ayant assisté au contrôle d'identité, qui affirme qu'il a été effectué en tenant compte de l'apparence physique des passants. Elle en déduit donc la responsabilité pour faute lourde du service public de la justice. Elle s'appuie ainsi sur l'article L 141-1 du code de l'organisation judiciaire qui énonce que "l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice". Le Défenseur des droits avait d'ailleurs suggéré cette voie de droit au juge.

Cette jurisprudence va-t-elle changer les choses et susciter une évolution législative ? Les autorités sont désormais placées devant une alternative. Soit elles refusent d'adopter le récépissé et/ou l'enregistrement vidéo du contrôle et, dans ce cas, les contentieux vont se multiplier d'autant que les plaignants bénéficient du renversement de la charge de la preuve. Soit le législateur intervient pour adopter une procédure permettant de s'assurer qu'un contrôle n'est pas discriminatoire mais, dans cette hypothèse, ce sont évidemment les syndicats de police qui vont peser de tout leur poids pour l'empêcher. En juin 2012, une réforme des contrôles d'identité avait déjà été annoncée, réforme annoncée dans le programme de François Hollande, mais elle n'a jamais vu le jour, tout simplement enterrée par un ministre de l'intérieur peu enthousiaste et sans doute sensible aux revendications des personnels de police. Peut-on espérer que le Premier ministre d'aujourd'hui fera preuve d'une volonté politique qui a fait défaut au ministre de l'intérieur de 2012 ?

mardi 23 juin 2015

Le droit au silence ou les difficultés d'une acculturation

Le droit au silence dans la procédure pénale trouve son origine dans la Common Law et plus précisément dans le droit américain. La Cour européenne des droits de l'homme l'a, en quelque sorte, importé dans des systèmes juridiques européens auquel il était étranger. Cette intégration rencontre évidemment quelques difficultés, illustrées notamment par l'arrêt Schmid-Laffer c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 16 juin 2015. Les juges de Strasbourg y donnent d'utiles précisions sur la place du droit au silence dans la procédure, plus exactement le moment où il s'applique.

L'affaire semble directement inspirée de "Faites entrer l'accusé". En 2001, la requérante, mariée à O.S. et mère de deux enfants, a engagé une procédure de divorce. Les relations sont conflictuelles, conflits liés à la garde des enfants mais aussi au fait que la requérante vit une relation amoureuse avec M.S. En janvier 2001, le mari porte plainte contre sa femme et son amant qu'il accuse tous deux d'avoir déboulonné les roues de sa voiture. L'affaire est provisoirement classée sans suite, faute de preuves. Le 31 juillet suivant, le mari est assassiné par l'amant à coups de poignard. L'auteur du meurtre affirme qu'il a agi de son propre chef. Il incombe néanmoins à la police et à la justice suisses de déterminer si la requérante a participé à ce crime, s'il en est la complice ou l'instigatrice. 

Le lendemain du crime, elle est entendue comme témoin  (en allemand, "personne appelée à donner des renseignements : Auskunftperson"). Elle reconnaît alors avoir évoqué la disparition de son mari avec M.S, "pour plaisanter". Le 23 août suivant, arrêtée par la police et placée en détention provisoire, elle avoue avoir incité M. S. à tuer son époux, aveux confirmés à deux reprises par la suite. Bien qu'elle soit ensuite revenue sur ses aveux, elle a été condamnée à sept ans de prison, peine finalement confirmée par le tribunal fédéral en 2008.

Devant la Cour européenne des droits de l'homme, elle invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Elle considère qu'il y a violation du droit au procès équitable, dans la mesure où elle n'a pas été informée du droit de garder le silence et de ne pas s'auto-incriminer lors du premier interrogatoire, celui où elle était entendue comme témoin, aucune charge n'étant encore retenue contre elle. Le débat juridique est donc lié à l'application dans le temps de ce droit de garder le silence. Pour les juges suisses, ce droit s'applique à partir du moment où l'intéressée est "accusée" au sens juridique du terme, c'est--à-dire en l'espère à partir de son interrogatoire du 23 août, où elle était arrêtée et détenue. Pour la requérante, le droit de garder le silence s'appliquait, et devait donc lui être notifié dès son audition comme témoin.

Les noces rouges. Claude Chabrol 1973. Stéphane Audran et Michel Piccoli


Un droit d'importation


Le droit au silence peut être considéré comme un droit d’importation, directement inspiré de la procédure accusatoire américaine reposant sur une stricte égalité entre l'accusation et la défense. Sa justification est moins évidente dans un système inquisitoire durant lequel l’enquête préliminaire et l’instruction se font à charge et à décharge. Quoi qu'il en soit, la Cour européenne l'a considéré comme un élément du procès équitable dans un arrêt Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996. Le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 30 juillet 2010 a également considéré que le droit au silence fait partie des droits de la défense et s'impose dès le début de la garde à vue. La loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue tire les conséquences de ces jurisprudences concordantes et introduit "le droit, lors des auditions (...) de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire". 


Le droit français est donc, sur ce point, très proche du droit suisse. La personne n'est informée de l'existence du droit au silence, que lorsqu'elle est en garde à vue pour le droit français, ou en état d'arrestation pour le droit suisse. Le simple témoin n'a  pas à être informé de ce droit, et c'est précisément ce que conteste la requérante.

L'appréciation de l'ensemble de la procédure


Le recours n'est pas dépourvu d'arguments juridiques. La jurisprudence considère ainsi que les phases antérieures à la saisine des juges du fond peuvent être soumises aux règles du procès équitable. Le célèbre arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008 ne raisonne pas autrement lorsqu'il impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. De la même manière, la Cour européenne considère que le droit de garder le silence ne saurait être limité aux seuls aveux ou propos mettant l'intéressé directement en cause (CEDH, 17 décembre 1996 Saunders c. Royaume-Uni). Il s'applique également au cas où l'audition est susceptible d'affecter de manière substantielle la position de l'accusé, principe énoncé dans l'arrêt Shabelnik c. Ukraine du 19 février 2009. Dans le cas de la requérante, elle s'était bornée, lors de cette première audition, a mentionner qu'elle avait évoqué avec son amant la disparition de son encombrant mari, mais seulement "pour plaisanter".

La Cour européenne ajoute cependant une condition à cette application des règles du procès équitable avant qu'un juge soit saisi : elles ne s'appliquent que dans la mesure où leur absence risque de porter atteinte à l'équité du procès. Autrement dit, la Cour doit apprécier si l'absence de notification du droit au silence lors de la première audition de la requérante a été de nature à porter atteinte au caractère équitable de son procès (CEDH, 18 février 2010, Aleksandr Zaichenko c. Russie).. 

En l'espèce, la Cour observe, et c'est d'ailleurs la condition de recevabilité de la requête, que la première audition de la requérante était, en tant que telle, susceptible d'affecter le procès pénal. Imaginons qu'elle ait avoué, dès ce moment, être l'instigatrice de l'assassinat de son mari. Ses aveux auraient alors été obtenus sans que lui soit notifié le droit de garder le silence. Dans le doute, les policiers auraient donc dû lui notifier sont droit au silence. 

Si les policiers auraient sans doute dû envisager l'hypothèse des aveux, la Cour européenne, quant à elle, sait que la requérante n'a rien avoué durant cette première audition. Appliquant la jurisprudence Bykov c. Russie du 10 mars 2009, la Cour considère donc qu'elle doit examiner l'ensemble de la procédure. Dans le cas de Mme Schmid-Laffer, le premier interrogatoire ne constitue qu'un élément de preuve de faible importance, si on le compare aux aveux obtenus plus tard et ensuite réitérés, et aux témoignages accablants pour la requérante. Sa condamnation par les tribunaux suisses ne repose donc pas sur ce premier interrogatoire mais sur l'ensemble d'un dossier parfaitement solide. La Cour note à ce propos que ce premier interrogatoire n'a pas conduit la requérante à s'auto-incriminer puisqu'elle a été laissée libre à son issue.

La jurisprudence de la Cour européenne témoigne d'une approche non dogmatique du droit au silence, approche non dogmatique qui révèle peut-être un certain malaise. Certes, il fait désormais partie du standard européen des libertés, et les Etats parties à la Convention doivent en quelque sorte "faire avec", c'est-à-dire importer une procédure qui leur est étrangère. En appréciant le droit au silence par rapport à l'ensemble du procès pénal, la Cour leur laisse une marge de manoeuvre, étroite mais réelle. L'audition d'un témoin devient ainsi un moment où les autorités de police conservent une possibilité de choix. Soit elles notifient le droit au silence, et elles prennent le risque de n'avoir aucune information utile à la recherche de la vérité. Soit elles ne notifient pas le droit au silence, et elles prennent le risque... d'obtenir des aveux. Le second risque est tout de même moins détestable au regard des nécessités de l'enquête pénale.



vendredi 19 juin 2015

Commentaires injurieux sur internet : prudence et modération

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de Grande Chambre  Delfi AS c. Estonie du 16 juin 2015, s'est prononcée sur la personne responsable des commentaires injurieux ou diffamatoires déposés par les internautes sur un portail d'actualités. Comme elle l'avait déjà fait dans un arrêt de chambre du 10 octobre 2013, elle a jugé que les tribunaux estoniens étaient fondés à condamner l'entreprise commerciale gérant le portail d'actualités.

Delfi, portail très connu en Estonie, a laissé subsister pendant six semaines des commentaires particulièrement injurieux publiés en janvier 2006 à l'égard d'une entreprise de transports par ferries, SKL, et de son actionnaire unique M. L. Soupçonnés de vouloir détruire les "routes de glace" utilisées en hiver pour la circulation entre les îles dans le but de placer la compagnie de ferries en situation de monopole, ils étaient traités de "sales enfoirés", de "bande de cons" et autres noms d'oiseau que l'arrêt de la Cour reproduit scrupuleusement. Ces commentaires n'ont été retirés qu'après une mise en demeure des requérants, accompagnée d'une demande d'un versement de 32 000 € pour indemnisation du préjudice moral. Devant le refus d'indemnisation opposé par Delfi, ils ont saisi la justice qui a finalement condamné l'entreprise à s'acquitter de la somme d'environ 320 €, décision confirmée en 2009 par la Cour Suprême estonienne. Certes l'indemnisation était modeste. Il n'en demeure pas moins, et c'est le plus important, que Delfi était tenu responsable des propos injurieux et finalement condamné pour n'avoir pas mis en place un système de modération efficace.

Dans sa décision de 2013, la Cour européenne avait considéré que le portail d'information était fondé à invoquer sa liberté d'expression mais que l'atteinte qui lui était portée par la justice estonienne était proportionnée aux intérêts en cause. Cette jurisprudence conduit cependant à considérer que le titulaire de la liberté d'expression n'est pas seulement l'auteur du commentaire mais aussi l'entreprise qui en assure la diffusion. La Grande Chambre parvient à un résultat identique, puisqu'elle valide aussi la décision des tribunaux estoniens. De manière plus subtile, elle se fonde sur la liberté de communiquer des informations, liberté à laquelle le droit peut porter atteinte pour faire prévaloir les droits et libertés des personnes.

L'anonymat des commentaires


La Cour reconnaît que la liberté d'expression sur internet ne peut guère se développer sans l'anonymat des commentaire : "l'anonymat est le moyen d'éviter les représailles... et est de nature à favoriser grandement la libre circulation des informations et des idées, notamment sur internet". Pour autant, elle affirme que cet anonymat ne doit pas conduire à assurer la présence sur le réseau, du moins pour une longue durée, de données diffamatoires, injurieuses ou attentatoires à la vie privée des personnes. Sur ce point, la Cour mentionne expressément la jurisprudence Google Spain S.L. et Google de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans cette décision du 13 mai 2014, la Cour de Luxembourg, intervenant il est vrai dans le domaine du droit à l'oubli dans les moteurs de recherches, pose comme principe que les droits des internautes doivent prévaloir sur les intérêts économiques des entreprises actives sur internet. 

Reste que l'anonymat des commentaires est toujours relatif. Le site peut imposer une procédure d'identification, ou non. Dans le premier cas, il sera facile de retrouver la trace de l'internaute. Dans le second, il faudra s'adresser au fournisseur d'accès à internet. Là encore, c'est plus difficile, mais ce n'est pas impossible. Au demeurant, les services de police et de justice, saisis d'une plainte pour injure ou diffamation peuvent toujours obtenir ces données identifiantes.

Gilles de la Tourette. 1857-1904

Vers qui diriger les poursuites ?



En l'espèce, il n'était donc pas impossible d'identifier les commentateurs auteurs d'injures et c'est d'ailleurs ce qu'invoquait Delfi pour sa défense. Le portail avait d'ailleurs pris de soin de faire figurer sur le site un avertissement mentionnant que les propos tenus dans les commentaires n'engageaient pas sa responsabilité. Dans l'affaire K.U. c. Finlande du 2 décembre 2008, la Cour, à propos d'une affaire de diffamation, avait déjà affirmé que la liberté d'expression sur internet devait céder devant la nécessité des poursuites pénales.

De cette jurisprudence, on doit déduire que les requérants auraient pu porter plainte pour injure contre les auteurs des commentaires, et très probablement obtenir leur condamnation. Contrairement à ce qu'affirme l'entreprise défenderesse, ce n'est pourtant pas la seule voie de droit qui leur était ouverte. Ils ont préféré se placer sur un autre plan : en engageant la responsabilité du site commercial Delfi, ils l'obligent à remettre en cause un système de modération insuffisant. 

Cette responsabilité du site n'a rien de nouveau. Dans son arrêt  Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche du 9 novembre 2006, la Cour avait déjà admis qu'une plainte en diffamation puisse être directement dirigée contre une entreprise de médias et non pas contre les auteurs des propos diffamatoires. Une telle plainte, affirmait-elle, ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression de l'entreprise. De manière très prosaïque, elle ajoutait que l'avantage pour le requérant résidait essentiellement dans le portefeuille responsable, l'entreprise étant dans une situation financière généralement meilleure que celle de l'auteur du commentaire injurieux. 

Ce principe domine également le droit français. Aux termes de la loi du 29 juillet 1881, le directeur de la publication est responsable des propos tenus dans son journal. Les délits de presse comme l'injure et la diffamation s'appliquent aujourd'hui pleinement aux propos tenus sur internet. Dans un arrêt du 4 février 2015, la cour de cassation déclare ainsi le journal La Marseillaise responsable de propos diffamatoires tenus sur son site internet.

La décision de la Cour n'a donc rien de surprenant. Au contraire, elle garantit l'égalité devant la loi des entreprises de presse et de communication, quel que soit le support, papier ou internet, de leurs publications.

Une décision d'espèce


Doit-on déduire de cette jurisprudence que tous les sites, de l'entreprise de communication mondialisée au blogueur qui écrit sur le coin de son bureau, sont désormais tenus de modérer les propos tenus par les internautes qui postent des commentaires ?

Rien n'est moins certain, car la Cour prend bien soin de rappeler que sa décision, même de Grande Chambre, demeure un cas d'espèce. Elle se livre en effet à une appréciation très concrète des moyens dont dispose Delfi.  Elle observe qu'il s'agit d'une entreprise commerciale qui gère l'un des plus grands portails d'actualité d'Estonie. Elle n'est pas dépourvue de moyens et dispose d'une équipe de modérateurs chargés de contrôler les commentaires, contrôleurs ayant bénéficié d'une formation juridique. Un logiciel est utilisé pour reconnaître les propos illicites à travers un repérage par mots-clés et il arrive aux modérateurs de retirer un commentaire injurieux ou diffamatoire. Autrement dit, aux yeux de la Cour, l'absence de réaction de l'entreprise durant six semaines est d'autant plus inexcusable qu'elle avait les moyens, le personnel et les connaissances juridiques permettant de développer une pratique efficace de la modération. 

La Cour apprécierait-elle de la même manière le cas du blogueur isolé, sans moyens et sans connaissances juridiques ? On peut en douter, mais aucune jurisprudence n'est encore intervenue sur ce point. On ne peut donc que conseiller la prudence... et la modération.

lundi 15 juin 2015

Droit à l'oubli : Google mis en demeure par la CNIL

Le 21 mai 2015, Isabelle Falque-Perrotin, Présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a pris une décision mettant en demeure la société Google de satisfaire, sous quinzaine, les demandes d'exercice du droit à l'oubli sur toutes les extensions de son moteur de recherches. Le texte de décision n'est connu qu'aujourd'hui, car le bureau de la CNIL n'a décidé de rendre publique cette décision que le 8 juin 2015, par une délibération qui intervient à l'issue de ce délai de quinze jours. Ces délais répondent sans doute à une volonté de placer cette procédure à l'abri de la pression médiatique. C'est d'ailleurs réussi car, pour le moment, on ignore tout des réponses apportées par Google à cette mise en demeure.

Droit à l'oubli ou droit au déréférencement


Au regard des moteurs de recherches, le droit à l'oubli s'analyse comme un droit au déréférencement. Toute personne peut ainsi demander que les données portant atteinte à sa vie privée ou à sa réputation ne soient plus accessibles aux utilisateurs du moteur de recherches. Ces données ne disparaissent donc pas au sens traditionnel du terme. Elles sont seulement inaccessibles.

Le droit français l'applique déjà en se fondant sur la combinaison de deux textes. D'une part, l'article 6 al. 4 de la loi du 6 janvier 1978 met à la charge des gestionnaires de fichiers une obligation d'effacer ou de rectifier, à la seule demande de l'intéressée, les données personnelles inexactes ou qui ne sont plus pertinentes. D'autre part, la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique énonce, dans son article premier que "la communication au public par voie électronique est libre", mais qu'elle cède néanmoins devant "la liberté et la propriété d'autrui". Les juges font donc prévaloir le droit au respect de la vie privée sur la libre circulation de l'information. C'est ainsi que, dans sa décision Mosley du 6 novembre 2013, le TGI de Paris a ordonné à Google le retrait de photos compromettantes portant gravement atteinte à la vie privée du demandeur.

Le droit de l'Union européenne est, sur ce point, directement inspiré du droit français. Certes, la proposition de règlement relatif à la protection des données personnelles, qui prévoit l'exercice du droit à l'oubli, n'est pas encore en vigueur. La Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a cependant déjà rendu, le 13 mai 2014, une décision Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), Mario Costeja Gonzalez exigeant de Google le déréférencement d'articles de presse remontant à 1998 et mentionnant la vente sur saisie des biens appartenant au requérant, à l'époque lourdement endetté. En l'espèce, la CJUE fonde le droit à l'oubli sur l'article 6 d) de la directive européenne du 24 octobre 1995. Il énonce que les données personnelles doivent être "exactes et, si nécessaire, mises à jour ; toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données inexactes ou incomplètes, au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement, soient effacées ou rectifiées." Aux yeux de la Cour, les données mettant en cause la situation financière du requérant ne sont plus pertinentes quinze ans plus tard et portent atteinte à sa vie privée et à sa réputation. 

Léo Ferré. Avec le temps. 

Les résistances de Google


Donnant l'apparence de se plier à la jurisprudence de la CJUE, Google a mis en place, en mai 2014, un formulaire permettant aux internautes de demander le déréférencement de certaines données. Certains experts évaluent ainsi à 250 000 le nombre de demandes adressées à Google par des internautes de l'UE. Les résultats de ces démarches ont été variables, sans qu'il soit possible de déceler une position claire de l'entreprise américaine. Certains obtenaient satisfaction, d'autres pas. Parmi ces derniers, il en est un certain nombre qui ont fait un recours devant la CNIL. Cette dernière a identifié vingt-et-une requêtes qui lui semblent parfaitement fondées et l'objet de la mise en demeure est précisément de contraindre Google à respecter le droit à l'oubli.

Le problème est que Google s'efforce de réduire autant que possible l'étendue de son obligation, en donnant une définition étroite de sa portée territoriale. C'est ainsi que Google n'applique le droit à l'oubli demandé par des ressortissants de l'UE qu'aux extensions européennes de son moteur de recherche. Autrement dit, les requérants ne peuvent obtenir le déréférencement que sur les sites en .fr, .de, .es, .it etc.. Il suffit donc de se connecter sur Google.com, c'est-à-dire sur le site américain, pour retrouver toutes les données non accessibles sur les pages européennes et ainsi contourner le droit de l'UE.

C'est ce que veut éviter la mise en demeure prononcée par la CNIL, qui enjoint à Google de procéder au déréférencement sur l'ensemble des données de son moteur de recherches, quelle que soit la porte par laquelle on y pénètre.

La menace de sanction


Google va-t-il se plier à la mise en demeure de la CNIL ? Peut-être, s'il prend en considération que la CNIL a été chargée de gérer le contentieux Google par le G29. Ce groupe informel, créé par l'article 29 de la directive du 24 octobre 1995 (d'où son nom) regroupe les 28 autorités indépendantes chargées de la protection des données dans les 28 pays de l'UE. En refusant d'obtempérer à la mise en demeure de la CNIL, Google entre donc dans une opposition ouverte avec l'ensemble de l'UE. 

Cette situation est-elle de nature à faire plier l'entreprise ? Observons d'emblée que la CNIL est substituée au G29, précisément parce que l'autorité indépendante française dispose d'un pouvoir de sanction dont ne dispose pas le G29. Dans sa décision de mise en demeure, la  Présidente de la CNIL prend soin de préciser que l'entreprise américaine risque une amende pouvant atteindre 1 500 000 €. La menace peut-elle réellement faire trembler Google ? On peut en douter, si on compare ce montant avec celui de l'amende de 9 milliards de dollars infligée par les juges américaines à BNP-Paribas, pour avoir réalisé des opérations financières avec des Etats sous embargo américain. Il est donc au moins un point sur lequel le droit de l'UE pourrait s'inspirer du droit américain, c'est celui du montant des sanctions.

 

vendredi 12 juin 2015

Le droit à l'image de Vincent Lambert

Différents médias ont diffusé, ces jours derniers, une vidéo montrant Vincent Lambert sur son lit d'hôpital. Elle émane d'un "comité de soutien" dirigé par la mère de ce jeune tétraplégique en état végétatif depuis six années. La diffusion a évidemment pour objet de convaincre l'opinion que Vincent Lambert communique avec son entourage. Ce but est-il atteint ? On peut en douter, et le film ressemble plutôt à un constat d'impuissance. Dans un arrêt du 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a en effet déclaré conforme à la Convention la décision des médecins autorisant l'interruption de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert, décision prise sur le fondement de la Loi Léonetti du 22 avril 2005. Lorsque les voies de droit se ferment, il ne reste plus qu'à agiter, ou tenter d'agiter, l'opinion publique.

La question posée aujourd'hui n'est pas celle du droit de Vincent Lambert de mourir dans la dignité. Elle est plus simplement celle de son droit à l'image.

Le droit à l'image, un droit autonome


Vincent Lambert, comme n'importe qui, est titulaire du droit à l'image. Rappelons que le droit à l'image trouve son origine dans le droit au respect de la vie privée, mais que le jurisprudence l'en a peu à peu détaché pour lui accorder une complète autonomie. Dans un arrêt du 12 décembre 2000 rendu à propos d'une action civile, la Cour de cassation affirmait déjà : "L'atteinte au respect dû à la vie privée et l'atteinte au droit de chacun sur son image constituent des sources de préjudice distinctes, ouvrant droit à des réparations distinctes".  Elle se montre encore plus claire dans une décision du 10 mai 2005 qui énonce que "le respect dû à la vie privée et celui dû à l'image constituent des droits distincts".

Ce droit n'a rien de récent. Sur le fondement de l'article 1382 du code civil, le tribunal civil de la Seine avait ainsi jugé, dès 1855 "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Depuis cette date, on a inventé la photographie et le cinéma. Le principe n'a pourtant guère changé, même si le droit affirme plus clairement que l'atteinte au droit à l'image peut donner lieu aussi bien à des poursuites pénales (art. 226-1 du code pénal) qu'à une action en responsabilité civile (art. 9 du code civil). 

Dans les deux cas, le juge apprécie l'atteinte à l'image à travers trois critères cumulatifs. 

Photo de Guillaume Apollinaire à l'hôpital italien, après sa trépanation. 1916


Personne célèbre ou simple quidam

 

Le premier est la célébrité de la personne dont l'image est captée. D'une manière générale, les juges se montrent réticents à sanctionner pour manquement au droit à l'image les clichés d'une personne célèbre dans une activité publique. En exerçant une telle activité, l'intéressé est présumé consentir à la captation et à la diffusion de son image. La Cour européenne impose d'ailleurs une définition étroite de cette jurisprudence, considérant dans un arrêt du 24 juin 2004 von Hannover c. Allemagne que la princesse Caroline de Monaco qui n'exerce aucune fonction officielle dans la Principauté doit pouvoir bénéficier d'un droit au respect de son image lorsqu'elle y réside.

Pour le simple quidam  en revanche, et c'est bien le cas du malheureux Vincent Lambert qui n'a jamais cherché la moindre célébrité jusqu'à ce que sa famille se déchire à propos de sa fin de vie, le juge se montre plus intransigeant. Dans une décision du 8 mars 1985, la Cour d'appel de Paris a ainsi considéré que la photographie d'un enfant prise en présence de son père n'impliquait pas nécessairement que ce dernier ait consenti à la publication du cliché. 

Le lieu de la captation

 

Le second critère réside dans le lieu de la captation. En principe, la photographie d'une personne prise à l'occasion d'un évènement public n'est pas considérée comme une atteinte au droit à l'image. Dans un autre arrêt du 12 décembre 1990, la Cour de cassation consacre cependant une exception à ce principe. Elle considère en effet qu'il y a atteinte au droit l'image dans le cas de la photographie prise lors d'une fête folklorique se déroulant dans l'espace public, mais cadrée sur un enfant qui y participait.

La jurisprudence se montre plus rigoureuse dans le cas d'images captées dans un espace privé. Tel est le cas de la chambre mortuaire de l'ancien Président de la République, François Mitterrand, photographié sur son lit de mort (Crim. 20 octobre 1998). Tel est le cas aussi de la voiture personnelle, et un arrêt du 12 avril 2005 sanctionne pour atteinte au droit à l'image la publication de clichés pris par les paparazzi lors de l'accident mortel de la princesse Diana. Il en est de même enfin d'une chambre d'hôpital et, sur ce point, la situation de Vincent Lambert s'inscrit dans une jurisprudence constante. Une des toutes premières décisions consacrant le droit à l'image en tant que tel est l'affaire dite "du fils de Gérard Philipe". Elle portait précisément sur la diffusion par France Dimanche de clichés d'un enfant de neuf ans hospitalisé. Dans une décision du 12 juillet 1966, la 2è Chambre civile de la Cour de cassation ordonne la saisie du journal pour "publication de clichés non autorisés".

Le consentement


Cette jurisprudence conduit ainsi au troisième critère : celui du consentement de l'intéressé. Comme Lady Diana victime d'un accident mortel, ou comme le fils de Gérard Philippe âgé de neuf ans, Vincent Lambert n'a pas pu donné son consentement à la captation et à la diffusion de son image. Les juges se montrent habituellement très sévères à l'égard des clichés pris à l'insu des intéressés. Certes, ils sont présumés licites dans le cas des personnes célèbres photographiées dans le cadre de leurs activités publiques. En revanche, le consentement doit être exprès lorsqu'il s'agit d'une personne privée.

La mère de Vincent Lambert pouvait-elle se passer du consentement de Vincent Lambert au seul motif qu'il n'était pas en état de le donner ? Certainement pas, et la décision devait revenir à celle qui exerce la tutelle, c'est-à-dire en l'espèce l'épouse de Vincent Lambert. 

Le débat d'intérêt général


Reste évidemment la question du "débat d'intérêt général" auquel pourrait participer une telle diffusion. Dans sa décision von Hannover II, de février 2012, la Cour  européenne a considéré que les photos de la famille princière de Monaco aux sports d'hiver, en compagnie d'un prince âgé et très affaibli, constituaient une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que les lecteurs se posaient des questions sur l'état de santé du prince. Cette décision avait alors été vivement critiquée, car il suffisait désormais d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux des informations sur l'état de santé d'une personne. La vie privée disparaissait, éclipsée par le droit d'être informé.

La mère de Vincent Lambert peut-elle s'appuyer sur cette jurisprudence? C'est bien peu probable. Vincent Lambert n'est pas une personne célèbre et il est peu probable que les juges français considèrent que la vidéo le montrant sur son lit d'hôpital apporte un éclairage utile au débat sur la fin de vie. Ils n'ont d'ailleurs pas repris la jurisprudence de la Cour européenne sur le "débat d'intérêt général", la conception française de la vie privée et du droit à l'image étant beaucoup plus rigoureuse que celle développée par les juges strasbourgeois.

On peut évidemment déplorer que certains médias aient cru bon de relayer une offensive médiatique bien éloignée des valeurs chrétiennes qu'ils prétendent défendre. Elle repose en effet sur un étrange paradoxe. La mère de Vincent Lambert affirme qu'il est conscient et communique avec son entourage et veut donc démontrer qu'il est un sujet de droit à part entière. En même temps, elle agit comme s'il était un objet dont l'image peut être captée et diffusée comme elle l'entend.

mercredi 10 juin 2015

QPC : Le cercle vicieux de la tour Triangle

Le 29 mai 2015, le Conseil constitutionnel a rejeté la QPC posée par Nathalie Kosciusko-Morizet, portant sur l'article L 2121-21 du code général des collectivités territoriales (CGCT). Il prévoit que le vote d'un conseil municipal est, en principe, public. Le scrutin secret peut cependant être décidé, à la demande du tiers des membres présents. 

Rappelons que ce secret du vote est spécifique aux conseils municipaux. Il a été introduit dans notre système juridique en 1837 et réaffirmé dans la Loi municipale de 1884. Il est de droit lorsqu'il est demandé par un tiers des membres du Conseil municipal. Son objet est d'éviter les pressions sur les élus et de préserver leur indépendance.

En l'espèce,  Nathalie Kosciusko-Morizet conteste cette condition de majorité imposée par l'article 2121-21 CGCT. Elle s'appuie sur les articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, les principes essentiels de la démocratie représentative lui semblant exclure le secret de vote. De même, elle invoque l'article 15 de cette même Déclaration de 1789 qui donne à la société le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

La Tour Triangle


Derrière cette question se cache la question, très controversée, de la tour Triangle que le groupe Unibail-Rodamco se propose de construire dans le 15è arrondissement de Paris, avec le soutien actif d'Anne Hidalgo, maire de Paris. Ils ont subi une défaite au Conseil de Paris le 17 novembre 2014, lors du vote de la délibération autorisant le déclassement de la parcelle destinée à cette construction. Sur le fondement de l'article L 2121-21 CGCT, le secret du vote a été demandé par les membres du groupe socialiste.

La délibération a tout de même été rejetée par 83 voix contre 78.  La SCI Tour Triangle et Anne Hidalgo ont alors demandé son annulation au tribunal administratif, au motif que le secret du vote avait été violé. En effet des membres de l'UMP avaient montré à la presse leur bulletin de vote "non" au moment du scrutin. C'est à l'occasion de cette procédure, devant laquelle elle a été invitée à produire des observations, que NKM a posé la QPC que le Conseil constitutionnel vient de rejeter.

La démarche peut sembler surprenante si l'on considère que NKM conteste la régularité d'une décision présentée comme une victoire du parti politique auquel elle appartient et qu'elle a elle-même donné consigne de cette ostentation du bulletin de vote. On peut cependant penser que l'intéressée peut trouver un intérêt politique à l'annulation de la délibération, imposant ainsi au Conseil de Paris un nouveau vote qui, cette fois, ne pourrait plus être secret.

Sur le plan juridique cependant, les moyens développés dans la QPC ne sont guère cohérents avec la question posée.

Le moyen inopérant


Le premier moyen développé devant le juge réside dans la combinaison de l'article 3 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'article 3 énonce que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Quant à l'article 6 de la Déclaration, il affirme que "la loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation". Il consacre également l'égalité des citoyens devant la loi. 

De ces dispositions, la requérante déduit l'existence d'un droit des électeurs de connaître, "sauf exception décidée par la majorité d'une assemblée délibérante, les opinions et les votes des élus". La formulation est importante, car elle montre que NKM ne conteste pas le secret du vote en tant que tel, mais le fait qu'il puisse être obtenu par le vote d'une minorité des membres du Conseil municipal.

Quoi qu'il en soit, le moyen avancé est inopérant. Certes, l'avocat de NKM appelle Duvergier de Hauranne à son secours pour affirmer que les représentants élus exercent la souveraineté. Ils n'ont pas de mandat impératif et ne peuvent être révoqués. Les électeurs sont informés de leur action par le débat et le vote publics. 

Tout cela est fort bien, mais il faudrait tout de même observer que les membres d'un Conseil municipal, même aussi prestigieux que le Conseil de Paris, n'ont pas la qualité de représentants. Ils n'exercent pas la souveraineté nationale et ne votent pas la loi. Cette petite erreur est peut-être liée à la conviction de Nathalie Kosciusko-Morizet d'avoir un destin national, même s'il s'exerce, pour le moment, dans le cadre limité de la ville de Paris. Il n'empêche que les articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration de 1789 sont donc parfaitement inapplicables en l'espèce.


Robert Delaunay. La Tour simultanée. 1910

Le moyen irrecevable


Le second moyen avancé par la requérante trouve son fondement dans l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration". Observons que c'est la première fois que le Conseil constitutionnel est saisi sur ce fondement dans le cadre d'une QPC.

Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel peut être saisi par QPC d'une disposition législative qui "porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit". L'article 15 de la Déclaration de 1789 peut-il être analysé comme consacrant un "droit ou une liberté que la Constitution garantit" ?

Observons d'emblée que l'article 15 a déjà été invoqué dans le contrôle a priori, celui qui intervient avant la promulgation de la loi. En tant que tel, il n'a jamais donné lieu à une déclaration d'inconstitutionnalité. En revanche, il a déjà été mentionné, combiné avec d'autres dispositions constitutionnelles, pour fondement certains principes ou objectifs à valeur constitutionnel. Tel est le cas du principe de bonne administration de la justice avec, par exemple, la décision du 3 décembre 2009, ou celle du 28 décembre 2006 sur le bon emploi des deniers publics. Dans tous les, les "agents publics" auxquels l'article 15 se réfère sont les fonctionnaires, ceux qui agissent au nom des personnes publiques, et non pas les élus qui délibèrent sur les affaires locales.

La jurisprudence du Conseil montre que l'article 15 sert essentiellement à poser des exigences en matière de contrôle de la gestion publique. Il s'agit bien davantage d'imposer des devoirs à l'Etat que des droits aux citoyens. Les règles gouvernant le fonctionnement des collectivités territoriales relèvent, quant à elles, du domaine de la loi, principe posé par les articles 34 et 72 de la Constitution et rappelé par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 6 mars 1998 sur le fonctionnement des conseils régionaux.

Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel déclare tout simplement le moyen irrecevable, décision parfaitement dans la ligne de la jurisprudence antérieure.

De la contradiction dans les QPC


Le Conseil constitutionnel écarte donc les deux moyens, l'un inopérant, l'autre irrecevable. Cette constatation conduit à s'intéresser à la cohérence juridique de cette QPC. Elle repose en effet sur une analyse étrange.

Dans sa requête, NKM affirme contester le fait que le secret du vote dans un Conseil municipal est de droit à la demande d'une minorité de conseillers, en l'espèce le tiers. Elle estime qu'une telle décision devrait être prise à la majorité des membres du Conseil. Pourquoi pas ? Le problème est que les moyens mis en avant constituent une mise en cause du principe même du secret. Ce décalage entre l'objet de la question et les moyens invoqués conduit à une alternative fâcheuse pour la requérante. Soit le vote secret est incompatible avec les principes constitutionnels, et, dans ce cas il faut l'interdire. Soit le vote secret peut être admis sous condition de majorité, mais, dans ce cas, il n'est pas inconstitutionnel. Pour NKM, la tour Triangle ressemble étrangement à un cercle vicieux.

samedi 6 juin 2015

L'affaire Vincent Lambert devant la Cour européenne des droits de l'homme

Dans un arrêt très attendu du 5 juin 2015, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme s'est penchée sur le cas de Vincent Lambert, tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis plus de cinq ans.

Sa famille se déchire depuis cinq ans. D'un côté, son épouse et son frère ont demandé et obtenu l'application de la loi Léonetti du 22 avril 2005 qui énonce que: "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". L'équipe médicale a donc décidé d'interrompre l'alimentation et l'hydratation du patient, qui précisément n'ont pas d'autre effet que de le maintenir en vie, sans espoir d'amélioration de son état. De l'autre côté, ses parents, ainsi qu'une soeur et un demi-frère, veulent garder l'espoir d'une éventuelle guérison. Ils ont donc engagé un contentieux pour écarter l'application de la loi Léonetti et obtenir le maintien en vie de Vincent Lambert.

Devant la Cour européenne, ils ont contesté la décision rendue par le Conseil d'Etat le 24 juin 2014. Celui-ci avait estimé que les procédures exigées pour la mise en oeuvre de la loi Léonetti avaient été respectées, et que le maintien artificiel en vie de Vincent Lambert devait être considéré comme une "obstination déraisonnable". Dans de telles conditions, l'interruption du traitement était donc conforme au droit français de la fin de vie.

Pour contester cette décision, les requérants se sont appuyés évidemment sur l'article 2 qui garantit le droit à la vie. Ils ont aussi estimé que la privation de nourriture et d'hydratation constitue un acte de torture au sens de l'article 3 de la Convention ainsi qu'une atteinte à l'intégrité physique, au sens cette fois de l'article 8.


La notion de victime  Le droit à la vie

 

Avant de se pencher sur ces questions de fond, la Cour doit préalablement statuer sur la recevabilité du recours. Aux termes de l'article 34 de la Convention, toute personne "qui se prétend victime" de la violation par un Etat partie des droits qu'elle garantit peut saisir la Cour. Cette condition est différente de la notion d'"intérêt pour agir" qui conditionne la recevabilité des recours en droit français. Selon un principe rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Campeanu c. Roumanie du 17 juillet 2014, le requérant doit être en mesure de démontrer qu'il a "subi directement les effets" de la mesure contestée.

Le problème posé en l'espèce est que les requérants prétendent agir au nom et pour le compte de leur fils Vincent Lambert. La Cour va donc examiner s'il est possible de déroger au principe selon lequel le requérant ne peut être que la victime directe de la violation des droits qu'elle invoque. La jurisprudence prévoit effectivement deux exceptions. 

La première, reconnue dans l'arrêt Nencheva et autres du 18 juin 2013, autorise les proches d'une personne décédée à saisir la Cour, lorsqu'ils invoquent des violations de la Convention liées à ce décès et engageant, éventuellement, la responsabilité de l'Etat. Cette condition n'est évidemment pas remplie, dès lors que Vincent Lambert n'est pas décédé mais survit dans un état végétatif. 

La seconde réside dans l'hypothèse où le recours est introduit au nom d'une personne vulnérable qui n'est pas en état de donner pouvoir à ceux qui agissent en son nom. Tel était le cas dans l'arrêt Valentin Campeanu, puisque ce jeune Rom handicapé et atteint du Sida était décédé sans proches connus et sans que l'Etat roumain lui ait jamais désigné un représentant légal. La Cour avait donc déclaré la requête recevable, en tenant compte de la vulnérabilité de l'intéressé et du fait qu'il n'existait aucune opposition d'intérêt entre le représentant et le représenté. Dans le cas de Vincent Lambert, la Cour reconnaît évidemment sa vulnérabilité. En revanche, elle ne peut que constater une opposition d'intérêt, dès lors que les requérants ne sont pas les seuls à défendre ses intérêts. S'appuyant sur l'arrêt  Diane Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002 l'épouse et le frère de Vincent Lambert estiment, de leur côté, que le refus d'interrompre le traitement porte atteinte à son droit au respect de la vie privée, qui implique le droit de décider à quel moment sa vie doit prendre fin. Ils veulent donc représenter Vincent Lambert à l'instance comme tiers interveant.

La Cour affirme que les parents de Vincent Lambert comme son épouse ne peuvent développer des griefs en son nom. En revanche, rien n'interdit aux uns et aux autres de faire un recours en leur nom propre. Chacun d'entre eux peut prétendre à la qualité de "victime" au sens de l'article 34 de la Convention, dès lors que la décision prise de mettre fin au traitement de Vincent Lambert a des conséquences sur leur situation personnelle.

Cette analyse de la recevabilité a des conséquences importantes sur l'analyse de fond. Elle conduit à écarter directement le moyen tiré du traitement inhumain et dégradant que constituerait l'interruption de l'alimentation et de l'hydratation du patient, traitement dont ses parents ne sont pas les victimes directes. En revanche, le moyen fondé sur la violation du droit à la vie de l'article 2 doit être examiné.

 
Cimetière de Passy



Le droit à la vie


Dans son arrêt McCann c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, la Cour européenne rappelle que le droit à la vie n'a rien d'absolu. Il se borne à imposer certaines obligations aux Etats. 

Obligation négative, l'Etat doit d'abord s'abstenir de donner la mort intentionnellement. Sur ce point, on observe que l'article 2 ne concerne pas la peine de mort, abolie par le Protocole n° 6 à la Convention européenne, ratifié par tous les Etats membres du Conseil de l'Europe à l'exception de la Russie.  Aux yeux des requérants, le fait d'interrompre ou de ne pas entreprendre un traitement devenu "déraisonnable" conduit à donner volontairement la mort. Ils emploient ainsi le mot "euthanasie" que la loi Léonetti de 2005 n'emploie jamais. Au contraire, dans ses conclusions sous l'arrêt du Conseil d'Etat de juin 2014, le rapporteur public Rémi Keller affirme que lorsqu'il décide l'interruption du traitement, "le médecin ne tue pas, il se résout à se retirer lorsqu’il n’y a plus rien à faire". 

La Cour observe que le droit français, contrairement à d'autres systèmes juridiques, n'autorise ni le suicide assisté, ni l'euthanasie. Dans son arrêt Glass c. Royaume-Uni du 18 mars 2003, la Cour avait déjà estimé que l'administration de doses élevées de morphine à un enfant en fin de vie ne relevait pas de l'intention délibérée de le tuer mais tout simplement d'alléger ses souffrances, avant un décès de toute manière inéluctable. En tout état de cause, le système juridique français n'emporte aucune violation des obligations négatives liées à l'article 2.

Obligation positive, l'Etat doit également prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes. Sur ce point, les requérants considèrent que le droit français manque de clarté, en particulier sur les notions d'"obstination déraisonnable" et de "traitement n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie". L'argument n'est pas nouveau. Devant les juges internes, ils avaient déjà invoqué le fait que l'alimentation et l'hydratation d'une personne n'est pas un "traitement" au sens médical et n'avait rien de "déraisonnable". Ils avaient été désavoués sur ce point par le Conseil d'Etat dont la décision s'appuyait sur plusieurs expertises médicales. Pour tenir compte de cette décision, l'actuelle proposition de de loi relative eaux droits de la personne en fin de vie précise clairement que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent un traitement".

Sur le plan de ces obligations positives, la Cour prend soin de noter qu'il n'existe aucun consensus au sein des Etats du Conseil de l'Europe sur ces questions. Conformément à sa jurisprudence Haas c. Suisse de 2011, elle estime alors que la marge d'appréciation des Etats est "considérable", d'autant qu'il s'agit en l'espèce de "questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité". C'est donc aux autorités internes de définir le droit applicable et de vérifier la conformité des décisions d'arrêt des traitements. La Cour se borne, quant à elle, à s'assurer de l'existence d'un cadre législatif et de recours contentieux permettant un débat contradictoire sur les dossiers les plus sensibles. C'est exactement ce qui existe en France, et la Cour observe que les arguments développés par les parents de Vincent Lambert ont déjà été largement discutés devant le juge interne. L'Etat n'a donc pas manqué aux obligations positives résultant de l'article 2. 

Que va-t-il se passer maintenant ? On peut penser que les parents de Vincent Lambert vont s'efforcer de susciter de nouvelles décisions médicales. Même si elles décident l'interruption du traitement, ils pourront les contester, aller devant tous les juges possibles, gagner des mois ou des années...D'une manière ou d'une autre, le recours devant la Cour européenne n'était-il pas lui-même destiné à gagner du temps, sachant que les chances de succès étaient fort minces ? Au-delà du cas de Vincent Lambert, il a permis à la Cour d'affirmer qu'une loi sur les droits des patients en fin de vie ne porte, en soi, aucune atteinte à l'article 2 de la Convention européenne. Ce n'était sans doute pas le but des requérants. En revanche, c'est une bonne nouvelle pour le parlement qui débat actuellement du texte proposée par Alain Claeys et Jean Léonetti.