La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de Grande Chambre
Delfi AS c. Estonie du 16 juin 2015, s'est prononcée sur la personne responsable des commentaires injurieux ou diffamatoires déposés par les internautes sur un portail d'actualités. Comme elle l'avait déjà fait dans un arrêt de chambre du 10 octobre 2013, elle a jugé que les tribunaux estoniens étaient fondés à condamner l'entreprise commerciale gérant le portail d'actualités.
Delfi, portail très connu en Estonie, a laissé subsister pendant six semaines des commentaires particulièrement injurieux publiés en janvier 2006 à l'égard d'une entreprise de transports par ferries, SKL, et de son actionnaire unique M. L. Soupçonnés de vouloir détruire les "routes de glace" utilisées en hiver pour la circulation entre les îles dans le but de placer la compagnie de ferries en situation de monopole, ils étaient traités de "sales enfoirés", de "bande de cons" et autres noms d'oiseau que l'arrêt de la Cour reproduit scrupuleusement. Ces commentaires n'ont été retirés qu'après une mise en demeure des requérants, accompagnée d'une demande d'un versement de 32 000 € pour indemnisation du préjudice moral. Devant le refus d'indemnisation opposé par Delfi, ils ont saisi la justice qui a finalement condamné l'entreprise à s'acquitter de la somme d'environ 320 €, décision confirmée en 2009 par la Cour Suprême estonienne. Certes l'indemnisation était modeste. Il n'en demeure pas moins, et c'est le plus important, que Delfi était tenu responsable des propos injurieux et finalement condamné pour n'avoir pas mis en place un système de modération efficace.
Dans sa décision de 2013, la Cour européenne avait considéré que le portail d'information
était fondé à invoquer sa liberté d'expression mais que l'atteinte qui lui était portée par la justice estonienne était proportionnée aux intérêts en cause. Cette jurisprudence conduit cependant à considérer que le titulaire de la liberté d'expression n'est pas seulement l'auteur du commentaire mais aussi l'entreprise qui en assure la diffusion. La Grande Chambre parvient à un résultat identique, puisqu'elle valide aussi la décision des tribunaux estoniens. De manière plus subtile, elle se fonde sur la liberté de communiquer des informations, liberté à laquelle le droit peut porter atteinte pour faire prévaloir les droits et libertés des personnes.
L'anonymat des commentaires
La Cour reconnaît que la liberté d'expression sur internet ne peut guère se développer sans l'anonymat des commentaire : "
l'anonymat est le moyen d'éviter les représailles... et est de nature à favoriser grandement la libre circulation des informations et des idées, notamment sur internet". Pour autant, elle affirme que cet anonymat ne doit pas conduire à assurer la présence sur le réseau, du moins pour une longue durée, de données diffamatoires, injurieuses ou attentatoires à la vie privée des personnes. Sur ce point, la Cour mentionne expressément la jurisprudence
Google Spain S.L. et Google de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans cette
décision du 13 mai 2014, la Cour de Luxembourg, intervenant il est vrai dans le domaine du droit à l'oubli dans les moteurs de recherches, pose comme principe que les droits des internautes doivent prévaloir sur les intérêts économiques des entreprises actives sur internet.
Reste que l'anonymat des commentaires est toujours relatif. Le site peut imposer une procédure d'identification, ou non. Dans le premier cas, il sera facile de retrouver la trace de l'internaute. Dans le second, il faudra s'adresser au fournisseur d'accès à internet. Là encore, c'est plus difficile, mais ce n'est pas impossible. Au demeurant, les services de police et de justice, saisis d'une plainte pour injure ou diffamation peuvent toujours obtenir ces données identifiantes.
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Gilles de la Tourette. 1857-1904 |
Vers qui diriger les poursuites ?
En l'espèce, il n'était donc pas impossible d'identifier les commentateurs auteurs d'injures et c'est d'ailleurs ce qu'invoquait
Delfi pour sa défense. Le portail avait d'ailleurs pris de soin de faire figurer sur le site un avertissement mentionnant que les propos tenus dans les commentaires n'engageaient pas sa responsabilité. Dans l'affaire
K.U. c. Finlande du 2 décembre 2008, la Cour, à propos d'une affaire de diffamation, avait déjà affirmé que la liberté d'expression sur internet devait céder devant la nécessité des poursuites pénales.
De cette jurisprudence, on doit déduire que les requérants auraient pu porter plainte pour injure contre les auteurs des commentaires, et très probablement obtenir leur condamnation. Contrairement à ce qu'affirme l'entreprise défenderesse, ce n'est pourtant pas la seule voie de droit qui leur était ouverte. Ils ont préféré se placer sur un autre plan : en engageant la responsabilité du site commercial Delfi, ils l'obligent à remettre en cause un système de modération insuffisant.
Cette responsabilité du site n'a rien de nouveau. Dans son arrêt
Krone Verlag
GmbH & Co. KG c. Autriche du 9 novembre 2006, la Cour avait déjà admis qu'une plainte en diffamation puisse être directement dirigée contre une entreprise de médias et non pas contre les auteurs des propos diffamatoires. Une telle plainte, affirmait-elle, ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression de l'entreprise. De manière très prosaïque, elle ajoutait que l'avantage pour le requérant résidait essentiellement dans le portefeuille responsable, l'entreprise étant dans une situation financière généralement meilleure que celle de l'auteur du commentaire injurieux.
Ce principe domine également le droit français. Aux termes de la loi du 29 juillet 1881, le directeur de la publication est responsable des propos tenus dans son journal. Les délits de presse comme l'injure et la diffamation s'appliquent aujourd'hui pleinement aux propos tenus sur internet. Dans un arrêt du 4 février 2015, la cour de cassation déclare ainsi le journal La Marseillaise responsable de propos diffamatoires tenus sur son site internet.
La décision de la Cour n'a donc rien de surprenant. Au contraire, elle garantit l'égalité devant la loi des entreprises de presse et de communication, quel que soit le support, papier ou internet, de leurs publications.
Une décision d'espèce
Doit-on déduire de cette jurisprudence que tous les sites, de l'entreprise de communication mondialisée au blogueur qui écrit sur le coin de son bureau, sont désormais tenus de modérer les propos tenus par les internautes qui postent des commentaires ?
Rien n'est moins certain, car la Cour prend bien soin de rappeler que sa décision, même de Grande Chambre, demeure un cas d'espèce. Elle se livre en effet à une appréciation très concrète des moyens dont dispose Delfi. Elle observe qu'il s'agit d'une entreprise commerciale qui gère l'un des plus grands portails d'actualité d'Estonie. Elle n'est pas dépourvue de moyens et dispose d'une équipe de modérateurs chargés de contrôler les commentaires, contrôleurs ayant bénéficié d'une formation juridique. Un logiciel est utilisé pour reconnaître les propos illicites à travers un repérage par mots-clés et il arrive aux modérateurs de retirer un commentaire injurieux ou diffamatoire. Autrement dit, aux yeux de la Cour, l'absence de réaction de l'entreprise durant six semaines est d'autant plus inexcusable qu'elle avait les moyens, le personnel et les connaissances juridiques permettant de développer une pratique efficace de la modération.
La Cour apprécierait-elle de la même manière le cas du blogueur isolé, sans moyens et sans connaissances juridiques ? On peut en douter, mais aucune jurisprudence n'est encore intervenue sur ce point. On ne peut donc que conseiller la prudence... et la modération.
Et de surcroît l'affaire passe devant la CEDH et non la CJUE. La CEDH n'a pas à déterminer l'octroi ou non du statut d'intermédiaire au sens de la directive 2000/31. Elle veille à l'équilibre des droits. En ce sens, pas d'interdiction ou de restriction possible découlant directement de sa décision. L'affaire aurait été jugée par la CJUE ca aurait été un autre fromage.
RépondreSupprimerje rappellerais le contenu de la directive :
RépondreSupprimer"Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d'un service de la société de l'information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d'un destinataire du service"
"Les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires, pour la fourniture des services visée aux articles 12, 13 et 14, une obligation générale de surveiller les informations qu'ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites."
la décision est donc aberrante à mes yeux.
En France, il n'y a pas besoin de porter plainte contre X pour lever l'anonymat, une requête auprès d'un juge peut aussi permettre de le faire. donc, je suis bien d'accord, les auteurs auraient du être inquiétés, et le site, seulement après notification s'il ne réagit pas.