La Cour de justice de la République (CJR) a rendu publique sa décision le 29 novembre 2023. Eric Dupond-Moretti, poursuivi pour prise illégale d'intérêts, est relaxé. La décision a, bien entendu, suscité d'abondants commentaires, mais ils se surtout focalisés sur les aspects politiques de l'affaire, tant il est vrai que la CJR ne ressemble guère à une juridiction indépendante et impartiale. L'idée générale est que les poursuites contre les magistrats initiés par Eric Dupond-Moretti n'ont pas abouti, celles contre le ministre n'ont pas davantage conduit à une condamnation. Tout le monde sort indemne, et, comme l'a affirmé précisément le Garde des Sceaux, "
la page est tournée".... à moins, bien entendu, que le procureur décide de déposer un pourvoi en cassation. Les aspects juridiques de la décision ont été moins évoqués, comme s'ils étaient dépourvus d'intérêt.
La CJR, un nouvel "Acquitator"
La CJR peut être aisément comparée à une sorte de machine à laver. Depuis sa création en 1993, dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, elle n'a envoyé personne en prison. Même lorsque les faits sont avérés, elle fait un large usage du sursis ou de la dispense de peine. Ainsi en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine
d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000
€ pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a
également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et
recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI.
Quant à Christine Lagarde, elle était poursuivie pour détournement de fonds
publics résultant de sa négligence et commis par un tiers, infraction
prévue par l'article 432-16 du code pénal et punie d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende. Elle était en effet accusée d'avoir été particulièrement généreuse avec l'argent public, en suscitant un arbitrage qui avait accordé plus de 403 millions à Bernard Tapie, pour solder son litige avec le Crédit Lyonnais sur la revente d'Adidas. On se souvient que l'arbitrage a été annulé, notamment en raison de la proximité de Bernard Tapie avec l'un des arbitres. La CJR a finalement considéré que Christine Lagarde avait certes fait preuve d'une négligence coupable, mais elle a prononcé une dispense de peine.
Cette mansuétude à l'égard des politiques s'explique essentiellement par le fait que la CJR est une juridiction de l'entre-soi. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les
membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes
accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou
délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions. Le plus souvent, ils ont quitté leurs fonctions au moment de l'audience, mais ce ne fut pas le cas d'Éric Dupond-Moretti, toujours ministre au moment de son procès.
Sa composition a été conçue dans le but de limiter le rôle des magistrats professionnels. La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six
sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont le président. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant
leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats"
(art. 2 de la loi organique), mais rien n'interdit à un magistrat "digne et loyal"de se montrer particulièrement enclin à pardonner les faiblesses d'une personnalité politique.
Personne n'imaginait donc que le Garde des Sceaux pourrait se retrouver en prison. En revanche, le dossier montrait que le conflit d'intérêts était patent, et les débats l'avaient largement confirmé. On envisageait donc une peine, évidemment modeste et évidemment avec sursis, ou une reconnaissance de culpabilité, accompagnée d'une dispense de peine. Devant la CJR, les espoirs de l'accusation doivent demeurer modestes. Mais c'était encore sous-évaluer la connivence d'une juridiction purement politique.
La CJR a choisi d'inverser les rôles et de jouer celui d'Acquitator en relaxant le ministre. Le problème est que le résultat est obtenu au prix d'une interprétation de l'élément intentionnel de l'infraction qui, si elle était généralisée, empêcherait pratiquement toute condamnation pour manquement à la probité.
Le ministre devant la Cour de justice de la République
Publicité Laden automatique. Savignac. 1965
L'élément matériel
L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 € d'amende "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée
d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat
électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou
indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une
opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge
d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le
paiement (...)".
Le jugement de la CJR est accablant sur l'élément matériel de l'infraction. Il se définit très simplement comme la prise par le ministre, dans l'opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre sont impartialité, son indépendance ou son objectivité. La Cour de cassation a toujours admis une définition large, admettant notamment, dans un arrêt du 5 avril 2018, qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le simple fait, pour un ministre, d'engager des poursuites disciplinaires contre des magistrats qui ont poursuivi ses clients, à l'époque où il était avocat, constitue donc un intérêt non patrimonial, en d'autres termes la simple poursuite d'une vengeance personnelle. Il n'est donc pas nécessaire que le ministre ait tiré un quelconque profit de son action.
L'arrêt énumère une certain nombre de preuves. Dans l'affaire Levrault, le dossier fait état d'une véritable vindicte de l'avocat Dupond-Moretti à l'égard du magistrat en fonctions à Monaco. Le 12 juin 2020, il déclarait ainsi, dans une interview à Monaco-Matin que "l'honneur d'un de ses clients avait été livré aux chiens", accusant le magistrat de se comporter "comme un cow-boy". Il incitait son client à porter plainte contre le juge d'instruction pour violation du secret de l'instruction. Nommé Garde des Sceaux trois semaines plus tard, le 6 juillet, c'est sa directrice de cabinet, Mme Malbec, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel qui, le 31 juillet saisit l'Inspection générale de la justice d'une demande d'enquête visant le magistrat. De cette situation, la CJR tire la conclusion que le Garde des sceaux, ordonnant cette enquête, "se trouvait placé dans une situation de conflits d'intérêts puisque, antérieurement, et en sa qualité d'avocat, il avait publiquement critiqué ce magistrat par voie de presse (...)".
L'analyse est reprise de manière identique à propos des magistrats du PNF. En juin 2020, Eric Dupond-Moretti, avocat, fulminait dans Le Point, invoquant une "intolérable atteinte à sa vie privée", car le PNF avait ouvert une enquête connexe pour identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog que la ligne téléphonique ouverte sous le nom de Paul Bismuth faisait l'objet d'une surveillance. Celle-ci était d'ailleurs limitée à la communication des fadettes, les conversations n'ayant jamais été écoutées. Quoi qu'il en soit, l'avocat portait plainte, et Mme Belloubet diligentait une enquête de l'Inspection générale de la justice, enquête qui a conclu, le 15 septembre 2020 à l'absence de faute professionnelle de quiconque. Mais trois jours après, le ministre qui avait dû retirer sa plainte en entrant en fonctions, ordonnait une seconde inspection, dirigée cette fois clairement contre les magistrats du PNF, dans une perspective ouvertement pré-disciplinaire. Là encore, la CJR tire une conclusion identique en précisant que le Garde des sceaux "se trouvait dans une situation objective de conflit d'intérêts".
En tout état de cause, il était pratiquement impossible de ne pas reconnaître que l'élément matériel de l'infraction était constitué. D'une part, le simple rappel des faits suffit à démontrer le conflit d'intérêts, dont on rappellera qu'il peut être constitué par l'usage de compétences légales à des fins personnelles.
D'autre part, l'existence même du décret du 23 octobre 2020 suffit à prouver le conflit d'intérêts. Il modifie l'étendue des compétences du ministres de la justice, en précisant qu'il ne connait pas des actions judiciaires dirigées contre lui en sa qualité d'avocat et qu'il ne peut recevoir de remontées d'informations des procureurs dans les affaires qu'il a eu à connaître à cette époque. Il ajoute même qu'il ne peut plus connaître "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat (...)". Le problème juridique posé par ce décret est que son existence même prouve le conflit d'intérêts puisqu'il a précisément pour objet d'y mettre fin. En outre, ce texte est parfaitement inopérant dans le cas des affaires qui ont suscité le renvoi d'Éric Dupond-Moretti devant la CJR. Toutes les décisions prises à l'encontre des magistrats victimes de sa vindicte sont en effet antérieures au décret, dépourvu de caractère rétroactif.
L'élément matériel de l'infraction est donc parfaitement démontré, d'autant que le décret du 23 octobre n'est pas juridiquement en mesure de le purger.
Pour sauver le soldat Dupond-Moretti, il ne restait que l'élément intentionnel de l'infraction.
L'élément intentionnel
La CJR commence par affirmer que la Cour de cassation a toujours considéré que l'intention coupable, en matière de prise illégale d'intérêts, est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Cette jurisprudence est parfaitement constante et est régulièrement rappelée, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001.
Toute la décision montre que Eric Dupond-Moretti était parfaitement conscient de ce qu'il faisait. Dans l'affaire Levrault, la CJR note ainsi que Mme Malbec a admis, au moment de l'ouverture de l'enquête, avoir évoqué le fait que le client monégasque de l'avocat Dupond-Moretti était juridiquement domicilié à son cabinet. Si il n'est pas démontré qu'elle ait prononcé le mot "conflit d'intérêts", il ne fait guère de doute que le ministre, lui-même ancien avocat brillant, aurait pu y songer.
Mais la partie de la décision consacrée à l'absence d'élément intentionnel se borne à reprendre le choeur des subordonnés et proches de M. Dupond-Moretti qui se sont succédé à la barre durant le procès. Les témoignages des magistrats, et notamment des syndicats qui ont tous les éléments prouvant qu'ils avaient mis en garde le ministre contre un éventuel conflit d'intérêts ne sont même pas mentionnés. La CJR ne se donne même pas le peine de répondre sur cette question. Le résultat est un jugement bancal, avec une première partie qui montre l'existence d'un élément intentionnel déjà présent dans l'élément matériel, et une second partie qui évacue l'élément intentionnel avec une motivation pour le moins fantaisiste. Ce défaut de motivation pourrait-il constituer le fondement d'un pourvoi en cassation ?
Quoi qu'il en soit, le ministre ne savait pas qu'il était en situation de conflit d'intérêts, alors même qu'il avait lui-même sollicité un décret transférant ses compétences à la Première ministre, dans le seul but d'éviter un conflit d'intérêts. Le ministre ne savait pas qu'il était en conflit d'intérêts, alors qu'il avait diligenté une seconde enquête contre les magistrats du PNF, après que la première n'ait pas abouti au résultat qu'il espérait. Le ministre ne savait pas, parce que, le pauvre homme, personne le lui avait dit dans son entourage immédiat. Et le ministre est sans doute un si mauvais juriste qu'il s'est borné à suivre les conseils des membres de son cabinet.
De qui se moque-t-on ? Des citoyens très certainement, puisque la justice est rendue au nom du peuple français. La CJR qui était déjà très critiquée ne sort pas grandie de l'affaire. Il serait peut-être temps de supprimer cette juridiction politique, dont la seule fonction est de servir de machine à laver.