Le juge des référés du Conseil d'État enjoint, dans une ordonnance du 7 décembre 2023, aux autorités françaises de réacheminer, à leurs frais, M. B., un ressortissant ouzbèke qui avait fait l'objet d'un arrêté d'expulsion vers son pays d'origine. L'injonction est fondée sur le non respect de décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Sur le fondement de l'article 39 de son règlement, celle-ci avait en effet pris des mesures provisoires demandant, à deux reprises, aux autorités la suspension de la mesure d'éloignement, d'abord le 7 mars 2022 pour attendre la décision de la CNDA jugeant de son recours contre le refus de lui accorder le droit d'asile, ensuite le 26 avril 2022 en attente du recours effectué devant la CEDH elle-même.
L'affaire est évidemment au coeur d'un débat politique. Les uns reprochent aux autorités de bafouer une décision de la Cour européenne qui, en principe, doit être appliquée. Les autres déplorent la mainmise d'un droit européen jugé trop interventionniste en droit des étrangers. Au premier rang de cette seconde tendance, le ministre de l'Intérieur lui-même. Il ne pouvait évidemment ignorer les éventuelles conséquences contentieuses de sa décision d'expulser M. B., mais il est clair qu'il entendait affirmer sa volonté de passer outre la justice européenne en matière d'expulsion. Un choix intéressant au moment précis où les sondages effectués à l'occasion du débat, ou plutôt de l'absence de débat sur le projet de loi immigration montraient une opinion favorable à une plus grande efficacité des mesures d'éloignement des étrangers en situation irrégulière.
Une affaire simple, en apparence
Sur le plan juridique, il faut reconnaître que l'affaire M. B. ne présente pourtant qu'un intérêt relatif. Les décisions rendues par la CEDH, y compris les demandes de mesures provisoires, s'imposent en effet aux États. Par l'article 53 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, "ils s'engagent à se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels ils sont partie". C'est donc à l'État qu'incombe la responsabilité de l'exécution, avec les instruments juridiques de son ordre interne. La France a signé la Convention et l'a ratifiée en 1974. Elle a ensuite accepté la juridiction de la Cour en 1981. Il est donc parfaitement clair que, juridiquement, les autorités françaises étaient tenues de surseoir à l'éloignement de M. B. Elles ne le contestent d'ailleurs pas, et le ministre de l'Intérieur assume pleinement se soustraire aux obligations imposées par la Convention européenne des droits de l'homme.
Folklore ouzbèke
L'articulation de deux procédures
Certes, mais la simplicité n'est qu'apparente, car on observe une sorte de télescopage entre deux procédures. L'affaire commence comme un contentieux classique de refus du droit d'asile. M. B. se voit refuser la qualité de réfugié par l'OFPRA, et il fait un recours devant la CNDA. Comme tout demandeur d'asile ordinaire, M. B., s'étant vu refuser la qualité de réfugié, devient tout simplement u étranger en situation irrégulière, et donc susceptible d'éloignement. Mais M. B. n'est pas un demandeur d'asile ordinaire. Même s'il n'a commis aucune infraction sur le territoire français, il n'en demeure pas moins que sa proximité avec certains mouvements djihadistes est signalée par les services de renseignement, et qu'il figure dans le Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation (FSPRT) géré par la DGSI. Ce fichier recense "le haut du spectre", c'est-à-dire les personnes présentant les signes les plus élevés de dangerosité.
Ce fichage conduit donc à décider l'expulsion de M. B. On change alors de procédure. Ce n'est plus l'irrégularité de son séjour qui justifie la procédure d'éloignement, mais la menace que sa présence sur le territoire représente pour l'ordre public. Aux yeux du ministre, le recours à la procédure d'expulsion, et même de l'expulsion en urgence absolue, est donc justifié. Rappelons que cette procédure simplifiée dispense de la comparution de l'étranger devant la commission départementale d'expulsion mais que le juge administratif exerce un contrôle normal sur cette mesure. En matière de terrorisme, il s'assure donc que l'intéressé a un "comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État". La preuve du danger que représente l'individu peut être apportée par les services de renseignement.
Certes, la presse observe qu'après l'assassinat de Dominique Bernard, le 13 octobre, le ministre de l'Intérieur a donné l'ordre aux préfets de faire remonter les cas d'étrangers radicalisés susceptibles d'être expulsés rapidement, et le dossier de M. B. a sans doute été choisi dans ce groupe. C'est probablement vrai, mais cette procédure n'est pas, en tant que telle, illégale.
Le choix du pays d'accueil
Le problème juridique, car il y en a tout de même un, vient de la procédure d'expulsion elle-même. On sait qu'une expulsion donne lieu en pratique à deux décisions bien distinctes. La première est l'acte d'éloignement en lui-même, la seconde est la décision choisissant le pays d'accueil. Dans le cas de M. B., l'interdiction du territoire était décidée depuis 2021, mais le choix du pays d'accueil figure dans un acte du 13 novembre, l'expulsion ayant lieu dès le lendemain. Le résultat est que M. B. n'a pas pu faire un recours contre le choix de l'Ouzbékistan, pays dont il est ressortissant, comme destination.
Or, il est clair que cette décision de choix du pays d'accueil doit faire l'objet d'un recours distinct de celui portant sur l'expulsion. Dans le cas du renvoi vers le pays d'origine de l'intéressé, le juge s'assure d'abord que la mesure d'éloignement n'est pas une extradition déguisée. La jurisprudence de la CEDH, dans un arrêt Bozano du 18 décembre 1986,
sanctionnait déjà une expulsion
destinée à renvoyer un étranger vers son pays d'origine,
dans lequel il était activement recherché. Dès l'année suivante, dans
une affaire Buayi, le Conseil d'État s'est rallié à cette jurisprudence.
Il examine alors si le retour du requérant au Zaïre, pays dont il est
originaire, lui fait courir des risques graves, de torture notamment.
Cette jurisprudence est aujourd'hui
largement utilisée à propos de l'expulsion de personnes liées au
terrorisme vers leur pays d'origine. La CEDH examine très concrètement la situation des droits de
l’homme dans le pays demandeur. Dans son arrêt Daoudi c. France du 3 décembre
2009, elle jugeait alors impossible une expulsion vers l’Algérie, à une époque où les
services de sécurité de ce pays se livraient systématiquement à la torture. Dix ans
plus tard, avec un arrêt A.M. c. France du 29 avril 2019, elle admet
l’expulsion vers son pays d’origine d’un Algérien condamné en France pour sa
participation à des actes de terrorisme initiés par Al Qaida au Maghreb
islamique (AQMI). Elle prend ainsi acte d’une évolution, les autorités
algériennes ayant précisé que l’intéressé ne faisait l’objet d’aucune poursuite
dans ce pays. Dans ses deux mesures provisoires adressées à la France, la CEDH invoquait ainsi le risque de torture en Ouzbékistan.
Mais précisément, dans le cas de M. B., aucun juge n'a pu se pencher sur le choix du pays d'accueil. Le juge des référés du Conseil d'État, dans son ordonnance du 7 décembre 2023, ne sanctionne donc pas les autorités françaises parce qu'elles l'ont renvoyé en Ouzbékistan, mais parce qu'il n'a pas été mis en situation de pouvoir contester le choix de cette destination. Il ne se fonde pas sur l'article 3 qui interdit la torture, mais sur le droit au procès équitable, garanti en droit européen, par l'article 6 de la Convention. Même si l'on se plaçait en dehors du droit de la convention, la sanction serait identique, car le droit au recours est un élément essentiel des droits de la défense. Or M.B. n'a pu l'exercer son droit au recours de manière satisfaisante.
L'avocat de M. B. déclare que son client a été emprisonné dès son arrivée en Ouzbékistan, et on peut déduire de cette situation qu'il n'est pas près de revenir en France. C'est un peu ce qu'actait le juge des référés du tribunal administratif de Paris, en première instance. Il avait en effet écarté la demande d'injonction en s'appuyant sur l'absence d'urgence, puisque M. B. avait déjà été expulsé. Mais le juge des référés du Conseil d'État sanctionne cette motivation pour erreur de droit. Le référé-liberté ne permet pas seulement au juge de suspendre une décision mais lui "permet d'ordonner toutes mesures nécessaires à la protection des libertés fondamentales, au nombre desquelles peuvent figurer celles destinées à permettre le retour en France du demandeur". Le Conseil d'État écarte donc un moyen reposant sur l'idée qu'une décision exécutée ne peut plus être contestée.
Certes, cette décision restera sans doute sans effet pour M. B., et il faut bien reconnaître que personne n'a tellement envie de défendre une personne fichée pour des liens avec des groupes terroristes. La mobilisation en sa faveur restera probablement fort modeste. On imagine assez bien un vague échange de lettres avec les autorités ouzbèques, la France déclarant que M. B. devrait, en principe, revenir sur le territoire, alors que l'Ouzbékistan répondrait qu'il doit rendre compte de certaines infractions dans son pays. Tout cela serait accompagné d'une promesse de retour... à l'issue de sa peine. Les juges seraient alors bien obligés de considérer que la décision du Conseil d'État a été appliquée. Mais quel dommage ! la procédure n'a pas abouti.
Quoi qu'il en soit, l'affaire a surtout permis au juge des référés du Conseil d'État de sanctionner la décision d'un ministre de l'Intérieur qui fait prévaloir ses choix politiques sur le droit positif et sur les décisions des juges. Une telle attitude emporte évidemment une atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque l'Exécutif s'oppose délibérément à plusieurs décisions de justice qu'il est censé appliquer.
Bien entendu, il n'est pas interdit de penser que, sur le fond, l'expulsion de M. B. est une bonne chose pour la sécurité des Français. Mais dans ce cas, il ne sert à rien de violer le droit positif en dénonçant le soi-disant pouvoir des juges. Ces derniers ne font qu'appliquer le droit, et si le ministre de l'Intérieur veut le changer, rien ne lui interdit de faire des propositions en ce domaine. Pourquoi pas dire les choses franchement et reconnaître qu'il désire que la France retire son acceptation de la juridiction de la Cour européenne pour confier l'interprétation de la Convention aux seuls tribunaux français ?
Le contentieux du choix du pays d'accueil : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 2 B
Nous sommes à l'acmé du grotesque tant pour ce qui concerne la CEDH que le Conseil d'Etat.
RépondreSupprimer- La CEDH, d'abord. Reconnaissons que dans de nombreuses de ses décisions, que vous avez analysez, la Cour de Strasbourg fait soit fi des dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, soit les interprète d'une manière baroque. Elle veut se donner le beau rôle sur des sujets sensibles en défendant plus les délinquants que les innocents. Les citoyens DE Etats membres du Conseil de l'Europe plaisantent de moins en moins avec les questions liées à la sécurité.
- Le Conseil d 'Etat, ensuite. Il est tellement habitué à donner raison à l'Administration contre ses fonctionnaires, qu'une fois n'est pas coutume.
Que toutes ces hautes juridictions continuent sur cette voie de l'hypocrisie qui privilégie le tordu au droit, et elles ouvriront un boulevard à tous les partis qualifiés dédaigneusement de "populistes" (Cf. les derniers sondages sur les intentions de vote pour le RN qui frôlent les 40% et la prise, pour la première fois, d'une ville moyenne par l'AfD en RFA sans parler des derniers évènements en Irlande).
Votre assertion sur le "deux poids deux mesures" de la CEDH est d'une part injustifiée, et d'autre part dangereuse, notamment quand on la relie au reste de vos propos. Le droit n'a-t-il pas vocation à régler les relations entre tous les sujets de droit, qu'ils aient été condamnés ou non ? D'ailleurs, vous parlez de délinquant, mais en l'espèce, M. B. n'a (à notre connaissance) jamais été reconnu coupable de la commission d'infractions pénales.
SupprimerLa préoccupation des citoyens européens pour la sécurité est peut-être légitime. Personnellement, si je peux avancer des arguments politiques plus que juridiques, je pense que cette préoccupation est davantage la répétition d'un schéma assez classique : celle d'un sentiment d'insécurité monté en épingle par des forces politiques cyniques. Après tout, le nombre d'atteintes aux personnes ne cesse de diminuer depuis le XXe siècle ; pourtant, une panique identitaire et sécuritaire s'empare des électeurs, qui ne saurait être proportionnelle aux ravages provoquées par le nombre d'actes terroristes en Europe.
Cependant, en allant plus loin que ce que suggère Mme Letteron à la fin de son billet, rien n'empêcherait les électeurs de choisir des représentants qui retirent les États des conventions octroyant des droits fondamentaux, et ensuite à changer nos textes constitutionnels. Mais à quel prix ?