« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 26 décembre 2023

Les Invités de LLC - Jean Guéhenno. Journal des années noires. Septembre 1940

 

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Notre invité d'aujourd'hui est Jean Guéhenno, écrivain surtout connu pour ses romans autobiographiques, dont La jeunesse morte (1920), le Journal d'un homme de quarante ans (1934). Nous reproduisons ici un extrait de son Journal des années noires (1940-1944). Un texte de septembre 1940.
 

 

Journal des années noires


Jean Guéhenno 

 

septembre 1940

 


 

« J’ai senti venir le malheur. Peut-être ne savions-nous plus ce que vaut la liberté. Nous en parlions trop. Nous croyions en jouir. Mais elle n’était plus pour trop de gens qu’un mot sans vertu. Ils subissaient inconsciemment mille contraintes, se rendaient eux-mêmes prisonniers des « propagandes » tout en jurant d’être de libres citoyens. L’élan s’est amorti au long de cent cinquante années de marchandages et de combinaisons. Dès les années 1850, Renan déjà recommandait aux libéraux de parler moins de la liberté et de s’appliquer davantage à penser librement : elle vivrait mieux de cet effort que de toutes les déclamations.


Il y avait bien en 1939 quelques hommes libres. C’étaient quelques artistes attentifs à tuer en eux à chaque instant l’habitude et à renouveler l’intérêt de leur vie. Cette liberté n’était le plus souvent que le luxe du bonheur, liberté de riches traqués par l’en« nui, fantaisie de rêveurs de sleeping qui cherchent partout hors d’eux-mêmes les occasions d’ardeur qu’ils ne trouvent plus en eux-mêmes. Mais la vive liberté d’une âme qui combat, la liberté difficile, où donc était-elle ?


Les hommes de 1789 savaient ce qu’était la liberté : c’est qu’ils sortaient de la servitude. Nous le saurons de nouveau bientôt peut-être, si nous y rentrons.

Quels qu’ils aient été, feuillants, girondins, montagnards, ils étaient tous en ce point les mêmes hommes. L’idée qu’ils avaient de la « vertu » faisait leur honneur et leur vie. Si la vertu mourait, autant valait qu’ils meurent, eux aussi.« La liberté ou la mort. » La calomnie a affecté de croire que ce cri n’était qu’une menace pour les autres. Mais la mort qu’ils nomment et qu’ils appellent ainsi n’est que leur propre mort. »

Il n’importe que cette tension héroïque des fondateurs de la liberté n’ait jamais pu devenir la tension de tout un peuple. Il n’importe non plus que l’histoire de notre liberté depuis cent cinquante ans n’ait été trop souvent que l’histoire de notre mystification. Les seuls coupables sont les mystificateurs. Il est sans doute assez remarquable que ce soient toujours les candidats à la tyrannie qui dénoncent avec tant de complaisance notre liberté comme une illusion. Tant de charité devrait nous mettre en garde. Au reste, ces dialecticiens, si experts à nous développer la duperie dont nous serions victimes, ne doutent pas de leur propre liberté qui est volonté de puissance et d’asservissement. Ils n’intrigueraient pas tant pour anéantir l’illusion de la liberté, s’ils ne craignaient que l’illusion ne finît par créer la liberté même. Croire à la liberté, c’est commencer d’être libre. »






1 commentaire:

  1. Excellent choix de texte qui n'a pas pris la moindre ride tant il pourrait s'appliquer à de nombreuses situations actuelles !

    Liberté devenu un mot valise employé à tort et à travers surtout par ceux qui la foulent aux pieds sans vergogne. La pensée de Jean Guéhenno est parfaitement résumée par la dernière citation de votre texte : " Croire à la liberté, c'est commencer d'être libre". Nous pourrions rajouter "être libre de penser surtout contre la pensée dominante". Or, nous en sommes loin dans la patrie des Lumières qui vit dans l'obscurité, parfois l'obscurantisme. Des enseignements sur cette manière de penser devraient être donnés dès l'école primaire en lieu et place de cours sur des matières baroques ou sans le moindre intérêt.

    Il est grand temps de mettre un terme à cette situation acceptée par l'habitude, par le conformisme ambiant.

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