Le 12 février 2015, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a pris
une série de décisions concernant la couverture médiatique des attentats des 7 et 8 janvier 2015. Le Conseil a ainsi prononcé trente-six mises en garde et mises en demeure touchant les radios et télévisions qui avaient décidé de diffuser une information continue sur ces évènements.
Une bonne affaire pour l'audimat
Sans qu'il soit possible de faire la liste exhaustive de ces pratiques, force est de constater que la plupart des médias ont fait preuve d'une certaine irresponsabilité. Ont ainsi été diffusées des images violentes ou attentatoires à la dignité de la personne comme l'image non floutée du policier assassiné par les frères Kouachi devant Charlie-Hebdo. D'autres informations ont accru la difficulté de la mission des forces de l'ordre, comme la diffusion de l'identité des frères Kouachi alors qu'ils pensaient probablement ne pas être repérés ou la description de tout le dispositif policier autour de l'imprimerie où ils étaient retranchés. D'autres informations enfin étaient dangereuses non seulement pour les forces de l'ordre mais aussi pour les otages. Certains journalistes n'ont ainsi pas hésité à affirmer que certaines personnes s'étaient cachées dans la chambre froide du supermarché, mettant évidemment leur vie en danger. De toute évidence, les médias ont privilégié l'information, sans trop se préoccuper des enjeux de sécurité. Qui a oublié cette chaîne de télévision qui, le 8 janvier, communiquait sur la manière dont elle avait pulvérisé tous les records d'audience, la veille. Les attentats étaient, en tout état de cause, une bonne affaire pour l'audimat.
Aujourd'hui, le CSA met en lumière ces dérives, suscitant une levée de boucliers des médias, désormais drapés dans une posture de victimes.
Catherine Nayl, du groupe TF1, demande avec une fausse naïveté : "
Que fait-on ? On met un écran noir ? Des bips pour cacher les sons ?", comme si le droit à l'information, comme s'il n'existait aucun espace entre la diffusion de toutes les informations et le silence. Le
Directeur de la rédaction de France-Info déclare être victime d'une "
sanction injustifiée" contre laquelle il envisage un recours. Quant au Figaro, il annonce que "
le CSA sanctionne fermement les médias".
Là encore, ces propos relèvent de la communication. Il faut bien reconnaître que l'atteinte à la liberté de l'information est très modeste. Il ne s'agit en aucun cas de censure, et la question n'est pas celle de la diffusion d'une information, mais du moment de cette information, pendant les évènements ou à leur issue. Par ailleurs, aucune sanction n'a été prononcée contre les médias. Deux types de décisions ont été prises par le CSA, celles prononçant une mise en demeure, et celles prononçant une mise en garde. Aucune de ces mesures ne constitue une sanction, au sens disciplinaire du terme.
Mise en demeure et mise en garde
L'article 42 de la
loi du 30 septembre 1986 prévoit que "
les éditeurs et distributeurs de services de radio ou de télévision (..) peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires". Si l'intéressé ne respecte pas la mise en demeure, il pourra dans un second temps, se voir infliger l'une des sanctions prévues par le texte. Compte tenu de la gravité du manquement constat, pourra donc être prononcée une suspension de la diffusion d'une partie du programme ou des séquences publicitaires, une sanction pécuniaire, voire une réduction de la durée de l'autorisation d'exploitation ou sa résiliation.
La mise en demeure est donc une décision administrative qui fait grief à l'entreprise dans la mesure où elle lui impose une obligation de comportement. A ce titre, elle peut faire l'objet d'un recours devant le juge administratif. En revanche, elle n'est pas une sanction, et la jurisprudence en tire toutes les conséquences. Dans un a
rrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'a pas à être précédée d'une procédure contradictoire et n'est donc pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. M. Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Inter semble ignorer cette jurisprudence,
lorsqu'il se plaint que les décisions du CSA aient été prises sans procédure contradictoire préalable. La mise en demeure impose seulement une obligation de se conformer à l'avenir aux règles en vigueur. C'est seulement en cas de nouveau manquement qu'une sanction est susceptible d'intervenir.
Observons toutefois que la mise en demeure reste en vigueur sans limitation de durée. La sanction qui suivrait un nouveau manquement peut donc intervenir à tout moment. Dans l'affaire Vortex, l'entreprise est ainsi condamnée à une sanction pécuniaire huit ans après la mise en demeure. Considérées sous cet angle, les mises en demeure adressées par le CSA aux radios et télévisions le 12 février 2015 constituent autant d'épées de Damoclès menaçant celles-ci durablement. Elles devront désormais se montrer très attentives lorsqu'elles entreprennent de diffuser de l'information continue.
La mise en garde, quant à elle, n'est pas un acte administratif susceptible de recours, principe acquis depuis un arrêt rendu par le
Conseil d'Etat le 4 octobre 1996.. En effet, elle n'impose aucune contrainte réelle à l'entreprise qui en est l'objet. Toutes les "mises en garde" adressées par le CSA aux radios et télévisions après les attentats de janvier s'analysent donc comme de simples avertissements, dépourvus de tout contenu disciplinaire.
Le CSA n'a donc pas pris de sanctions, au sens juridique du terme. Reste qu'il aurait pu le faire, et que les radios et télévisions concernées devraient plutôt se réjouir de son indulgence.
Le gouffre aux chimères ("Ace in the hole"). Billy Wilder. 1951
La dignité de la personne humaine
Certains des manquements observés constituent des infractions pénales. Tel est le cas de l'atteinte à la dignité de la personne, constatée lors de la diffusion de l'image du policier assassiné par les frères Kouachi. Certes l'
article 226-6 du code pénal
permet une plainte des ayants-droit ou des héritiers pour
l'atteinte portée à leur vie privée. Mais l'action pénale repose d'abord
sur la dignité du corps humain, et le respect dû à la dépouille mortelle
de la personne. La formulation est très nette dans la
décision du 20 décembre 2000 rendue par la Cour de cassation, et portant sur la publication de photos d'un préfet assassiné. La Cour déclare alors clairement que "
l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine".
La sauvegarde de l'ordre public
Le second manquement réside dans l'absence de conciliation entre la liberté de l'information et la sauvegarde de l'ordre public. Contrairement à ce qu'affirment les médias concernés par les mises en demeure et les mises en garde, la liberté de l'information, comme toutes les libertés, n'a rien d'absolu. L'article 4 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dont on rappelle qu'il a valeur constitutionnelle définit ainsi la liberté comme le droit de faire "t
out ce qui ne nuit pas à autrui". Or, précisément, les médias ont parfois mis en danger la vie d'autrui, celle des forces de l'ordre et celle des otages de la Porte de Vincennes, par exemple lorsqu'ils ont annoncé que des personnes étaient cachées dans une chambre froide, puis que des affrontements avaient commencé à Dammartin-en-Goële.
L'article 223-1 du code pénal punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait de mettre en danger la vie d'autrui.
La "maîtrise de l'antenne"
Au-delà de ces cas extrêmes, le CSA reproche aux médias de n'avoir pas pris en considération les nécessités de l'ordre public et du travail des forces de l'ordre, nécessités que le CSA a rappelées aux médias dans une lettre transmises aux rédactions le 9 janvier 2015. Cette contrainte repose sur l'obligation de "
maîtrise de l'antenne" imposée aux médias par le CSA. Elle se définit très simplement comme un principe de responsabilité de l'éditeur sur ce qu'il diffuse et notamment sur les propos tenus à l'antenne.
Cette notion de maîtrise de l'antenne a aujourd'hui un contenu déontologique, et donc un fondement juridique relativement faible. Sur ce point, l'affaire illustre d'ailleurs la faiblesse de ce droit mou dont certains considèrent qu'il devrait suffire à organiser le secteur de l'information. Tel n'est pas le cas, à l'évidence, et le CSA annonce déjà qu'il va compléter sa
recommandation du 20 novembre 2013 relative au traitement par les médias des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes.
C'est sans doute une bonne idée, mais on peut aussi se demander s'il ne serait pas opportun d'envisager une intervention législative précédée d'une large consultation des professionnels concernés. Ces derniers n'ont ils pas obtenu que le législateur se penche sur le secret des sources et la protection des lanceurs d'alerte ? Peut-être pourraient-ils accepter aussi qu'une loi vienne définir quelques règles claires relatives au traitement de l'information lorsque les forces de l'ordre sont confrontées à un attentat terroriste ? Le débat est ouvert.