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samedi 29 avril 2017

Assignation à résidence de longue durée : le Conseil d'Etat fait de la résistance

Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans deux décisions du 25 avril 2017, refuse de suspendre deux décisions d'assignation à résidence prises sur le fondement de l'état d'urgence à l'encontre de personnes ayant des liens avec l'islam radical. Ces décisions n'auraient rien de surprenant si elles ne concernaient pas des assignations de longue durée, les intéressés ayant été soumis à une telle mesure dès la mise en oeuvre de l'état d'urgence depuis environ dix-sept mois. 

Le dialogue des juges

 

La loi du 19 décembre 2016 interdit en principe qu'une personne puisse être assignée à résidence sur le fondement de l'état d'urgence pour une durée supérieure à un an. Le ministre peut toutefois déroger à cette règle et renouveler l'assignation au-delà d'un an, par périodes de trois mois. Dans le texte initial de la loi, il était prévu qu'une telle prolongation soit subordonnée à l'autorisation du Conseil d'Etat. Mais, dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel abroge cette disposition, au motif que le Conseil d'Etat ne pouvait, sans porter atteinte au principe d'impartialité, autoriser une décision qu'il pourrait ensuite être amené à contrôler. Le Conseil d'Etat n'intervient donc plus en amont de l'assignation mais demeure évidemment compétent pour en contrôler la légalité. En l'espèce, les deux assignations contestées ont donc été prorogées par le ministre de l'intérieur et le juge administratif doit se prononcer sur les demandes de suspension formulées par référé. Ce faisant, il se prononce aussi sur les conditions de la prorogation telles que le Conseil constitutionnel les a définies dans cette même décision du 16 mars 2017.

La décision QPC du 16 mars 2017

 

Selon la loi de 1955 telle que modifiée par celle du 19 décembre 2016, l'assignation à résidence peut être prononcée, et renouvelée "s'il existe des raisons sérieuses de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".  Dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel ajoute que, lorsqu'il s'agit d'une assignation supérieure à un an, l'administration doit, en outre, produire "des éléments nouveaux ou complémentaires" et prendre en considération l'ensemble de la situation personnelle de l'intéressé, et notamment les obligations auxquelles il est soumis. 

Considérons donc la manière dont le juge des référés du Conseil d'Etat met en application ces critères définis par le Conseil constitutionnel. Ce dialogue des juges se révèle, au moins dans une certaine mesure, comme un dialogue de sourds, car le Conseil d'Etat donne une interprétation très personnelle des conditions imposées par le Conseil constitutionnel. 


 
Le juge des référés du Conseil d'Etat 
s'assurant de l'effectivité d'une assignation à résidence
Papy fait de la résistance. Jean-Marie Poiré. 1983

La menace d'une particulière gravité


Le Conseil d'Etat s'assure, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que "le  comportement de la personne en cause doit constituer une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public". Dans la première décision, il est avéré que M. E. est proche de l'islam radical depuis 2009, qu'il est actuellement mis en examen pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Condamné à trois mois de prison ferme pour avoir violé les obligations liées à son assignation à résidence, il continue des fréquenter des personnes liées à l'islam radical. Le profil du second requérant, M. A. B., n'est guère différent. Dès 2006, il fréquente une madrasa formant les futurs combattants du Djihad. Il est proche d'un imam salafiste et a hébergé des personnes impliquées dans des filières d'acheminement vers les zones de combat. Plus récemment, il est devenu président de l'association Sanâbil, qui développait des liens avec des réseaux réseaux terroristes. Lui aussi a violé à deux reprises les obligations liées à son assignation et a été condamné pour ces motifs. Lui non plus n'a pas renoncé à ses liens avec l'islam radical. Dans les deux cas, le juge administratif des référés estime donc que les requérants ont un comportement qui constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public. 

La situation de l'intéressé


Le juge des référés n'envisage pas seulement la menace que les intéressés représentent pour l'ordre public mais aussi la nécessité des contraintes qui leur sont imposées par l'assignation à résidence. Sur ce plan, le Conseil d'Etat a d'autant moins de difficulté à se plier aux exigences posées par le Conseil constitutionnel que son contrôle sur l'assignation à résidence a toujours comporté cet examen. Dès une ordonnance du 6 janvier 2015, il considérait déjà que l'obligation imposée à la requérante de se présenter trois fois par jour dans un commissariat situé à dix kilomètres de son domicile faisait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur sa vie privée, et notamment sur sa vie familiale. Elle n'était en effet plus en mesure d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école. 

Le Conseil d'Etat exerce de nouveau ce contrôle dans le cas des deux requérants. Ils doivent également se présenter au commissariat trois fois par jour et le Conseil estime qu'il ne s'agit pas là "de contraintes excessives par rapport à l'intérêt qu'elles représentent". C'est d'autant plus vrai pour M. A.B., qui est, en tout état de cause, déjà soumis à cette obligation par son contrôle judiciaire. Le juge note que des aménagements ont été accordés, à l'un pour lui permettre d'accompagner sa compagne à des examens médicaux liés à sa grossesse, à l'autre pour qu'il puisse suivre des formations. Il en déduit donc que l'administration a bien pris en considération l'ensemble de la situation de l'intéressé.

Les éléments nouveaux


Le troisième et dernier élément est celui dont le Conseil d'Etat donne une interprétation très minimaliste. Le Conseil constitutionnel affirme en effet qu'une assignation à résidence ne peut être renouvelée au-delà d'une année que si l'administration produit "des éléments nouveaux ou complémentaires". 

Dans l'affaire M. D., les "éléments nouveaux" sont en fait des mesures administratives le concernant :  une interdiction de sortie du territoire intervenue en septembre 2016, le gel de ses avoirs financiers et la dissolution de l'association qu'il présidait, un mois plus tard. La situation de M. A. B. est comparable, si ce n'est qu'il n'a fait l'objet que d'une seule mesure : le gel de ses avoirs financiers. Le Conseil d'Etat ajoute, sans davantage de précision, que cette décision "est fondée sur des éléments en partie nouveaux ou complémentaires par rapport à ceux qui avaient justifié son assignation à résidence".

Le juge des référés donne ainsi une interprétation extrêmement souple de cette notion d'"éléments nouveaux" introduite par le Conseil constitutionnel. Souplesse dans le temps d'abord, car l'ordonnance précise que ces éléments doivent s'être produits ou avoir été révélés au cours des douze mois précédents. Ils sont donc nouveaux, mais pas tant que cela si l'on considère que les requérants sont assignés à résidence depuis dix-sept mois. Souplesse surtout dans la nature de ces éléments. Il suffit qu'un acte administratif soit pris concernant la personne assignée à résidence pour qu'il soit analysé comme un élément nouveau. Autrement dit, l'élément nouveau ne résulte pas du comportement de l'intéressé mais de l'initiative du ministre de l'intérieur qui peut le créer dans le but de justifier la prorogation de l'assignation. Il s'agit là d'un choix délibéré du Conseil d'Etat. Il aurait pu, en effet, statuer de manière différente et considérer que les agissements des deux intéressés, par exemple le non respect de leur contrôle judiciaire, s'analysaient comme des éléments nouveaux. Cela n'aurait choqué personne, mais le Conseil d'Etat a préféré montrer clairement qu'il entendait préserver le pouvoir discrétionnaire de l'administration.

Doit-on voir dans ces deux décisions une atteinte aux droits des deux intéressés ? Sans doute pas, car ils n'avait guère de chance d'obtenir satisfaction. Soit le juge considérait que l'élément nouveau était constitué par leur comportement personnel, soit il considérait qu'il provenait d'un acte administratif. Dans tous les cas, la décision était négative et le dossier des intéressés n'incite guère à le regretter. On doit donc en déduire que le Conseil d'Etat a profité de deux décisions sans enjeu réel pour montrer au Conseil constitutionnel qu'il n'entendait pas se soumettre à toutes ses interprétations. La riposte s'imposait si l'on considère que le Conseil constitutionnel avait osé déclaré inconstitutionnelles les dispositions qui déclaraient le Conseil d'Etat compétent à la fois pour autoriser la prorogation de l'assignation et pour la contrôler. Le dialogue des juges est parfois un dialogue musclé.

mardi 25 avril 2017

Le rapport 2016 de la Délégation parlementaire au renseignement

La Délégation parlementaire au renseignement (DPR) a remis le 4 avril 2017 son rapport annuel au Président de la République. La moment n'était pas des plus propices. Le Président, en fin de mandat, n'a pas donné une publicité excessive à l'opération. Quant au Parlement, il n'a pas pu en débattre, puisqu'il n'était plus réuni, ses travaux étant interrompus jusqu'aux élections législatives. Le résultat est que ce rapport n'a pas vraiment suscité d'intérêt. On peut le regretter car le document rendu public donne de précieuses informations, même s'il est expurgé de tous éléments couverts par le secret de la défense nationale.

La DPR


La DPR a été créée par la loi du 9 octobre 2007 et ses compétences ont été renforcées par la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013. Composée de quatre députés et quatre sénateurs, elle est actuellement présidée par Patricia Adam (PS Finistère), Présidente de la Commission de la défense nationale à l'Assemblée. La mission de la DPR est d'assurer le contrôle parlementaire de l'action du gouvernement en matière de renseignement. Elle peut faire des recommandations à l'Exécutif et son rapport lui permet précisément de dresser la liste de ses préconisations. 

Les différents fichiers liés au terrorisme


Celui portant sur l'année 2016 s'inscrit, à l'évidence, dans le contexte particulier de l'état d'urgence et de la lutte contre le terrorisme. On y apprend que, durant cette année 2016, 12 000 personnes étaient "fichées S". En réalité, cette formulation signifie qu'elles figurent dans un Fichier des personnes recherchées (FPR) créé en 1969 et qui comporte 400 000 noms. Au sein de cet ensemble, la fiche S signifie atteinte à la sûreté de l'Etat. Elle concerne non seulement les personnes qui "peuvent, en raison de leur activité (...), porter atteinte à la sûreté de l'Etat et à la sécurité publique, par le recours ou le soutien actif à la violence" mais encore celles qui entretiennent avec elles des "relations directes et non fortuites". Sur ces 12000 personnes fichées, environ 4200 le sont en raison de leurs liens avec l'islam radical, les autres sont aussi bien des mineurs en fugue que des évadés de prison ou des membres du grand banditisme. Cette dilution des données au sein du FPR a conduit le ministre de l'intérieur, après l'attentat contre Charlie, a créer un fichier des signalés pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, fichier plus ciblé qui comporte environ 15 000 noms. La DPR souhaite, très logiquement, qu'une étude soit menée sur ces différents fichiers et notamment sur leur articulation.


Le Bureau des Légendes. Eric Rochant 2015. Mathieu Kassovitz

La fluidité de l'information


L'un des points essentiels traités par le rapport de la DPR porte sur la circulation de l'information  entre les magistrats chargés de la lutte contre le terrorisme d'une part et les services de renseignement d'autre part. On insiste en général beaucoup, et à juste titre, sur les difficultés rencontrées par les juges pour accéder aux éléments détenus par les services couverts par le secret défense. Le rapport, quant à lui, envisage la nécessaire circulation de l'information en sens inverse. Autrement dit, il s'interroge sur la manière dont les services de renseignement peuvent être informés des procédures en cours portant sur des faits de terrorisme. 

A dire vrai, le secret de l'enquête n'est plus absolu. En témoigne l'article 11-2 du code de procédure pénale, issu de la loi du 14 avril 2016, qui autorise l'information de l'administration sur certains éléments d'une procédure en cours concernant une personne qu'elle emploie. Dans la droite ligne de ces dispositions, la loi du 28 février 2017 prévoit désormais la possibilité pour les services de renseignement d'accéder aux éléments de procédures judiciaires portant sur des actes de terrorisme. La procédure autorise cependant le procureur de la République à s'opposer à cette communication s'il estime qu'elle est de nature à nuire à l'efficacité de la procédure pénale. Les pièces ainsi obtenues peuvent circuler à l'intérieur des services, dans le strict respect du secret, mais ne peuvent, en aucun cas, faire l'objet d'un échange avec des services étrangers ou des organismes internationaux. La DPR est évidemment favorable à cette réforme, mais on peut regretter qu'elle ne prenne pas aussi une position aussi claire sur l'accès des juges aux pièces détenues par les services de renseignement.

Bilan des lois récentes


Dans son rapport, la DPR dresse le bilan de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement et de celle du 30 novembre 2015 sur les mesures de surveillance des communications électroniques internationales. Aux yeux de la Délégation parlementaire, ces textes ont eu des "effets largement positifs", appréciation qui n'est guère surprenante si l'on considère que les auditions auxquelles procède la DPR sont essentiellement celles des professionnels du renseignement, les chercheurs n'y étant conviés qu'à travers la très officielle Académie du renseignement

Les chiffres fournis permettent cependant d'avoir une idée de l'importance de l'activité de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), dont on sait qu'elle donne une autorisation préalable à l'utilisation de certaines techniques d'interception des communication. Les statistiques de la CNCTR, mentionnées dans le rapport, montrent que cette autorité a reçu environ 66 000 demandes d'autorisation en 2015-2016, sur lesquelles elle a rendu 1332 avis défavorables, soit 2 % de l'ensemble. Par ailleurs, sur ces 66 000 demandes, 48 000 s'analysent comme des demandes d'accès en temps différé, c'est à dire visant à obtenir les coordonnées précises d'une personne suspectée. Seulement 8500 demandes portent sur les interceptions de sécurité, au sens étroit du terme, écoutes téléphoniques ou accès aux données circulant sur internet. Il est vrai que la CNCTR est peu encline à refuser son autorisation, mais l'existence même d'une procédure d'autorisation suffit sans doute à limiter les demandes au domaine de la prévention du terrorisme. 

La DPR et les services de renseignement, même combat


Reste que la rapport de la DPR est nécessairement à prendre avec prudence, tant il est vrai que sa proximité avec les services de renseignement peut la conduire à s'en faire le porte-parole. C'est ainsi qu'elle propose une modification de l'article L 851-2 du code de la sécurité intérieure, dont la rédaction a été modifiée par la loi du 21 juillet 2016 prorogeant l'état d'urgence.  Ces dispositions permettent aux services de renseignement d'obtenir en temps réel les données de connexion d'une personne représentant une menace terroriste ou simplement "susceptible d'être en lien" avec cette menace. Le recueil de données ne concerne donc pas seulement la personne considérée comme dangereuse mais aussi toute autre personne qui peut être en contact avec elle et qui est susceptible de fournir des informations utiles. A dire vrai, cette procédure n'a, en soi, rien de très choquant. 

Mais la DPR met ces dispositions en relation avec celles de l'article L851-3 du même code. Il prévoit les fameuses "boîtes noires"qui permettent de recueillir des données sur les réseaux des fournisseurs d'accès et opérateurs téléphoniques, grâce à des algorithmes susceptibles de révéler des comportements suspects. La DPR considère que ces algorithmes sont susceptibles de sortir des "listes importantes" de ces suspects potentiels. Dès lors, elle en déduit que l'autorisation d'obtenir les données de connexion prévue par l'article L 851-2 ne doit plus porter sur un seul individu mais sur l'ensemble de ceux figurant sur la liste définie par l'algorithme. Et pour faire bonne mesure, elle propose d'accroître la durée de l'autorisation pour laisser aux services le temps d'exploiter l'ensemble de la liste. Une telle modification induit, à l'évidence, une importante ingérence dans la vie privée des personnes, d'autant que ne sont pas seulement concernées celles qui constituent une menace mais aussi l'ensemble d'un entourage plus ou moins large simplement susceptible de fournir des informations. Peut-être serait-elle utile, mais il conviendrait, au moins, d'organiser une expertise sur ce point et d'en débattre en dehors d'un cénacle de huit personnes. On peut penser que l'idée vient des services eux-mêmes qui ont su convaincre la DPR de son bien-fondé. Le seul problème est que la DPR n'est pas le porte parole des services de renseignement mais qu'elle constitue le seul élément, bien modeste, de contrôle parlementaire dans ce domaine.

Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.

samedi 22 avril 2017

Servir l'Etat ou le Front National ? Débat sur la réserve des fonctionnaires

Depuis quelques semaines, on voit se multiplier les prises de position de fonctionnaires et de magistrats qui déclarent ne pas vouloir "servir Marine Le Pen" ou "servir le Front National" en cas de victoire de ce parti aux élections présidentielles. L'ambassadeur de France au Japon, Thierry Dana, déclare ainsi dans une tribune parue dans Le Monde du 7 mars 2017 : "Je préférerais renoncer à occuper les fonctions qui me seraient confiées plutôt que de servir la diplomatie du Front national". Il a reçu récemment le soutien de Gérard Araud, ambassadeur de France à Washington qui, s'exprimant dans Libération le 19 avril 2017, considère que "le Front National n'est pas un parti comme les autres". De son côté, Serge Portelli, haut magistrat et Président de chambre à la Cour d'appel de Versailles, déclare le 13 avril 2017 : "Peut-on rester magistrat si le Front National est au pouvoir et que l'Etat de droit est totalement dégradé? Ma réponse est non. Je ne servirai pas un Etat Front national. Je démissionnerai". 

Les propos ne sont pas tout-à-fait identiques. Thierry Dana semble considérer que les diplomates servent un Président de la République, surprenante affirmation de la part de quelqu'un qui n'est pas l'ambassadeur de François Hollande au Japon, mais tout simplement l'ambassadeur de France. Gérard Araud livre une réflexion globale qui ne porte pas exclusivement sur la politique française mais aussi, pêle-mêle, sur le Brexit, Donald Trump, la Syrie ou l'ONU. Il n'annonce pas sa démission mais on sait qu'il va prendre sa retraite de diplomate. Serge Portelli enfin se montre plus circonspect. Il distingue l'Etat du parti au pouvoir et n'annonce pas sa démission dès l'élection de Marine le Pen, si par hasard elle était élue. Il attendra de voir si "l'Etat de droit est totalement dégradé". Malgré leurs différences, ces prises de position ont pour point commun d'être parfaitement honorables. Un fonctionnaire ou un haut magistrat est toujours libre de démissionner s'il est en désaccord avec une ligne politique incarnée dans la Présidence de la République.

Si l'on pose la question en termes juridiques, on doit alors s'interroger sur cette prise de position de fonctionnaires et de hauts magistrats. Certes, les magistrats ne sont pas placés dans une position de subordination hiérarchique au même titre que les diplomates. Mais tous son soumis aux mêmes obligations. Si le Garde des Sceaux ne s'est pas officiellement exprimé, le ministre des affaires étrangères est, quant à lui, intervenu pour rappeler aux diplomates  leur "devoir de réserve et le principe de neutralité". 

Le devoir de réserve


Le devoir de réserve est d'origine jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais admet, en revanche,  qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore.  

 
Simon & Garfunkel. The Sound of Silence. Version originale de 1964 

Pour ce qui est des magistrats, la consécration textuelle est déjà ancienne et figure dans l'actuel statut issu de l'ordonnance du 23 décembre 1958.  Son article 10 mentionne que "toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions". Ce texte vise donc à la fois le cas du président du tribunal d'Orange qui refusait la République et celui du magistrat qui exprime publiquement ses convictions politiques.  

Pour les autres fonctionnaires, la jurisprudence a évolué en fonction de deux éléments contextuels. D'une part, le juge prend en considération l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux. La publication de critiques dans les médias est souvent sanctionnée plus durement que la distribution de tracts sur la voie publique, à la fois parce que le manquement est plus facile à prouver et parce que l'audience est beaucoup plus large. D'autre part, le juge apprécie aussi la violation de l'obligation de réserve à l'aune de la place de son auteur dans la hiérarchie administrative. Ceux qui sont dans une position particulièrement élevée, et c'est le cas d'un ambassadeur ou d'un haut magistrat, y sont soumis de manière plus rigoureuse.  

Dans un arrêt du 24 septembre 2010 G. L., le Conseil d'Etat a ainsi admis la légalité d'une sanction de mise à la retraite d'office visant un préfet qui avait tenu, à plusieurs reprises reprises, des propos virulents à l'encontre du ministre de l'intérieur. En revanche, les agents subalternes et ceux qui disposent d'un mandat syndical bénéficient d'une plus grande liberté de parole, principe affirmé dès l'arrêt Boddaert du 18 mai 1956. Quant aux enseignants-chercheurs de l'enseignement supérieur, ils sont les seuls à bénéficier d'une entière liberté d'expression, depuis que l'indépendance des professeurs a été érigée en principe fondamental reconnu par les lois de la République avec la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 janvier 1984. Ceux qui n'ont pas hésité à signer tribunes et articles pour dénoncer le "coup d'Etat institutionnel" commis par le Parquet financier et dont François Fillon serait l'innocente victime, ou encore s'interroger sur la fortune d'Emmanuel Macron n'ont d'ailleurs pas menacé de démissionner si finalement le Président élu n'était pas celui qu'ils soutenaient avec tant de persévérance.

L'obligation de neutralité


L'obligation de neutralité n'est que la conséquence du devoir de réserve. Il s'agit en effet, selon l'heureuse formule employée par Georges Morange en 1953 de ne pas transformer les services publics "en clubs où les fonctionnaires discuteraient entre eux et avec les usagers des grandes questions politiques et sociales du jour". Les opinions, qu'elles soient politiques, religieuses ou philosophiques, doivent demeurer dans le for intérieur et le pouvoir hiérarchique est donc fondé à exiger un comportement standardisé dans l'expression. La retenue de l'expression est donc la règle, et un agent public ne saurait utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, qu'il s'agisse de propagande politique ou de dénigrement politique.  

Cette obligation de neutralité figure désormais dans le statut de la fonction publique, avec un nouvel article 25 issu de la loi du 20 avril 2016. Il est désormais précisé clairement que "dans l'exercice de ses fonctions", le fonctionnaire "tenu à l'obligation de neutralité". Que l'on ne s'y trompe pas, cette formulation ne signifie pas que le fonctionnaire, et surtout le haut fonctionnaire, peut s'exprimer librement dans les médias dès lors qu'il le fait en dehors de ses fonctions, soit qu'il donne des interview pendant son temps libre, soit que son propos porte sur autre chose que sa mission. C'est alors l'obligation de réserve qui prend le relais, car elle est imposée en toutes circonstances, dès lors qu'il s'agit de prises de positions publiques.

Il est clair qu'un haut fonctionnaire comme un haut magistrat ne peuvent s'exprimer avec la même liberté qu'un citoyen lambda ou qu'un homme ou une femme politique placé au coeur d'une campagne électorale. C'est la contrainte de la fonction et la logique juridique imposerait aux intéressés de démissionner avant de s'exprimer au lieu de s'exprimer pour menacer de démissionner. Quoi qu'il en soit, on peut se demander s'ils ont fait le bon choix. Ne serait-il pas préférable que Marine Le Pen, si elle était élue, trouve devant elle des magistrats décidés à faire prévaloir l'Etat de droit et des diplomates exclusivement préoccupés de l'intérêt de la France ? Cela éviterait au moins que les postes ainsi abandonnés soient pourvus par des sympathisants de la nouvelle équipe au pouvoir. Il est vrai qu'une telle attitude n'implique aucune publicité d'aucune sorte.   

mercredi 19 avril 2017

Beslan : La Cour européenne et la lutte contre terrorisme

Le 13 avril 2017, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Tagayeva et a. c. Russie par lequel elle sanctionne le système russe de lutte contre le terrorisme, tant dans son aspect préventif que dans l'usage de la force à l'encontre des auteurs d'un acte de terreur. 

Personne n'a oublié que la Russie a été la cible, le 1er septembre 2004, d'une action terroriste des séparatistes tchétchènes. Ils ont pris en otage environ un millier de personnes, enfants et adultes, dans une école de Beslan, en Ossétie du Nord. Trois jours après le début du siège, une explosion dans l'école, dont l'origine n'a pas été clairement déterminée, provoque un mouvement de panique des enfants. Les preneurs d'otages tirent et les forces spéciales russes interviennent. A l'issue de l'opération, on dénombre 334 morts, dont 186 enfants, et 750 blessés. 

Plus de 400 ressortissants russes, victimes ou familles des victimes de Beslan, ont saisi les tribunaux, invoquant la responsabilité des autorités russes qui auraient à la fois manqué à leur devoir de protection et mis en oeuvre une répression jugée particulièrement brutale. Après treize années de procédure, l'affaire parvient devant la Cour européenne qui leur donne globalement satisfaction et condamne la Fédération de Russie pour une violation de l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à la vie. Chacun des 409 requérants devra donc être indemnisé d'une somme allant de 3000 à 10 000 € selon le type de dommage subi. Cette condamnation intervention à la fois pour non respect de la procédure d'enquête imposée par l'article 2 mais aussi pour des manquements dans la prévention comme dans la répression de l'attaque de Beslan.

Le volet procédural


La condamnation pour manquement au volet procédural de l'article 2 s'inscrit dans une jurisprudence constante qui considère que le droit à la vie impose aux autorités de l'Etat de mener une enquête officielle et "effective" lorsqu'une intervention de la force publique a fait des victimes. Cette obligation était formulée dès l'arrêt McCann et a. c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995 et rappelée ensuite par la CEDH en de multiples occasions, y compris très récemment avec la décision Armani da Silva c. Royaume-Uni du 30 mars 2016. Dans ce dernier arrêt, la Cour précise les critères permettant de déterminer si l'enquête a été "effective" : elle doit reposer sur une analyse impartiale et objective des évènements, être transparente et ses résultats doivent être accessibles aux victimes et familles des victimes, et enfin elle doit être menée à terme dans un délai raisonnable. 

En l'espèce, les autorités russes ont certes diligenté une enquête, mais la Cour estime que celle-ci est bien loin d'avoir été "effective". Elle observe en effet de nombreux manquements. C'est ainsi que la police scientifique n'a pas réellement pu intervenir, les décombres de l'école ayant été dégagés à la pelleteuse à peine onze heures après l'assaut. De même, les enquêteurs n'ont pas obtenu d'inventaire des armes utilisées par les forces spéciales russes et les victimes n'ont pas pu accéder aux éléments de cette enquête. De cette situation, la Cour déduit un manquement à l'article 2. La Russie avait d'ailleurs été condamnée pour le même motif dans l'arrêt Finogenov et autres c. Russie du 20 décembre 2011. Les faits à l'origine de cette décision étaient très proches de l'affaire de Beslan, puisque la Cour était saisie des graves dommages causés par l'intervention des troupes russes en octobre 2002, pour libérer les otages détenus par des séparatistes tchétchènes dans le théâtre Dubrovka de Moscou.

La prévention du terrorisme


Le contrôle de la Cour ne concerne pas seulement l'opération proprement dite, mais aussi la période qui l'a précédée et son contexte. Se fondant toujours sur le droit à la vie, la CEDH considère en effet que les autorités russes ont manqué à leur devoir de protection en s'abstenant de prendre des mesures préventives, alors même qu'elles étaient informées d'une attaque imminente visant un établissement d'enseignement dans la région.

Ce devoir de protection trouve son origine dans l'arrêt Osman c. Royaume-Uni du 29 octobre 1998 qui fait peser sur l'Etat une obligation positive de protéger une personne dont la vie est menacée par un tiers. Ce devoir de protection individuelle a ensuite été étendu à des menaces plus indifférenciées, dès lors que des personnes ou des lieux fréquentés par le public risquent d'être pris pour cible. L'Etat ne doit pas seulement protéger la personne mais aussi l'ensemble de la société (par exemple : CEDH, 17 janvier 2012, Choreftakis et Choreftaki c. Grèce). Certes, pour qu'il y ait manquement à cette obligation, il doit être démontré que les autorités connaissaient l'existence de la menace, et c'est précisément ce qui est démontré dans l'affaire de Beslan.


Otto Dix. La Guerre (fragment). 1929

La répression du terrorisme


Un nouveau rapprochement avec l'arrêt Finogenov peut être réalisé au regard de la préparation et de l'organisation de l'intervention des forces spéciales mise en oeuvre dans le but neutraliser les terroristes. A Beslan comme à Moscou, l'opération a fait de nombreuses victimes parmi les otages, et les requérants estiment que les conditions de cette intervention constituent, en soi, une atteinte au droit à la vie. Là encore, la Cour leur donne satisfaction. 

Pour affirmer l'existence d'une atteinte au droit à la vie, la Cour examine non seulement l'action des autorités russes et des agents chargés de gérer la crise mais aussi l'ensemble du contexte qui est celui d'une opération terroriste de grande envergure. Il s'agit donc de s'assurer que l'opération a été planifiée et contrôlée par les autorités, de manière à réduire, autant que possible, le recours à la force létale. Tel n'est pas le cas en l'espèce, et la Cour constate une certaine forme d'improvisation. Aucune structure de commandement officielle n'a été organisée, et les autorités de la Fédération de Russie ont mis une trentaine d'heures à se saisir du problème, après que les dirigeants d'Ossétie du Nord aient réagi dans une certaine confusion. Cette absence de leadership a conduit à faire intervenir les forces spéciales sans se préoccuper de l'évacuation des otages et sans prévoir la mise en place à proximité des moyens médicaux indispensables.

Les armes employées


Surtout, les requérants reprochent à ces forces spéciales d'avoir utilisé des armes létales "indiscriminées", c'est-à-dire concrètement plus adaptées à une guerre classique entre deux Etats également armés qu'à une opération de lutte contre le terrorisme, conflit par définition asymétrique. A Beslan, les forces armées russes ont effet utilisé des lance-grenades, des lance-flammes ainsi que des chars de combat dotés d'une grande puissance de feu. De son côté, le gouvernement russe faisait valoir que les terroristes avaient eux mêmes utilisé des IED ou "engins explosifs improvisés" aux effets dévastateurs, et qu'elles n'avaient employé les grands moyens qu'après l'évacuation des otages. Le problème est que des témoins affirment au contraire que ces armes ont été employées plus tôt, et que les autorités russes n'ont pas donné à la Cour des éléments susceptibles de démontrer l'"absolue nécessité" de l'emploi de ces armes.

La Russie est donc condamnée aussi non pas tant pour l'usage de ces armes que parce qu'elle a refusé d'en justifier l'usage. Sur ce point, on constate un durcissement de la CEDH. Dans l'arrêt Finogenov, elle avait considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut pouvait être concevable, si l'on considère le caractère exceptionnel d'une action terroriste qui justifiait une réaction sans rapport avec une opération de police routinière. Or on sait que ce gaz, dont la composition était demeurée confidentielle, avait fait de nombreuses victimes parmi les otages retenus dans le théâtre moscovite. De toute évidence, la CEDH aurait pu statuer dans le même sens car l'attaque de Beslan avait, elle aussi, une ampleur exceptionnelle. Elle ne l'a pas fait et s'attribue ainsi un pouvoir d'appréciation sur la proportionnalité entre la menace terroriste et l'armement utilisé pour la réduire, appréciation qui risque de se révéler délicate dans bien des situations.

Après l'arrêt Finogenov, la Russie est donc une nouvelle fois condamnée pour le caractère désordonné et disproportionné de l'intervention de ses forces spéciales dans le cadre d'une attaque terroriste. Pour la Cour, et ce n'est pas nouveau, "une action non encadrée et arbitraire des agents de l'Etat est incompatible avec le respect effectif des droits de l'homme". Dès lors, toute opération de police doit être à la fois autorisée par le droit mais aussi organisée par lui (CEDH, 8 juin 2004, Hilda Hafsteinsdóttir c. Islande). Sur le plan du traitement du terrorisme, on voit  clairement que la Cour cherche à encourager les Etats à former des forces spécialisées dans le traitement du terrorisme, forces disposant de compétences bien différentes de celles des forces armées traditionnelles. A défaut d'un équivalent du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), la Russie fait intervenir des forces spéciales formées à intervenir dans un théâtre d'opération traditionnel, et c'est bien cela que lui reproche la Cour.


Sur le plan strictement juridique, il ne fait guère de doute que la Cour européenne applique la jurisprudence issue de l'arrêt Finogenov, intervenue à propos d'une autre affaire de terrorisme tchétchène. Elle l'applique cependant avec une rigueur accrue, en particulier en contrôlant l'adéquation à la situation des armes utilisées. Surtout, elle affirme sa compétence pour apprécier l'organisation concrète de la lutte contre le terrorisme menée par un Etat, de la prévention à la répression. On peut dès lors se demander jusqu'où ira ce contrôle. La Cour exigera-t-elle bientôt de contrôler les services de renseignement des Etats, car l'essentiel de la prévention du terrorisme passe par leur action ? Aura-t-elle le même degré d'exigence à l'égard de la France ou de l'Allemagne qu'à l'égard de la Russie ? Il sera intéressant d'observer avec attention sa jurisprudence lorsque d'autres Etats seront mis en cause.


Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.


jeudi 13 avril 2017

Le changement d'identité sexuelle en quête de preuve

La Cour européenne des droits de l'homme le 6 avril 2017 A. P. Garçon et Nicot c. France, sanctionne le droit français relatif au changement d'identité sexuelle. En subordonnant le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique", il porte, aux yeux de la Cour, une atteinte excessive à la vie privée des intéressés.

Le sentiment d'appartenir au sexe opposé


Le transsexualisme se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. 

C'est précisément ce qu'ont demandé les requérants aux juges français. Mais leur demande a été rejetée parce qu'ils n'avaient pas engagé les traitements hormonaux et opérations chirurgicales témoignant du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Si l'on écarte d'emblée la requête présentée par A. P., le premier des requérants, car elle est irrecevable, l'intéressé n'ayant pas épuisé les voies de recours internes, il reste deux recours, ceux de E. Garçon et S. Nicot, qui contestent la jurisprudence française.

La jurisprudence de la Cour de cassation

 

Celle-ci repose sur deux arrêts de la Cour de cassation intervenus le 13 février 2013. Dans les deux cas, elle confirme la décision des juges du fond qui avaient refusé la modification de l'état-civil des requérants, au motif qu'ils ne produisait pas "la preuve médico-chirurgicale" de leur changement de sexe. Autrement dit, le changement de sexe et de prénom ne peut être prononcé qu'à l'issue de longues années de traitement hormonal et de plusieurs interventions chirurgicales. Cette jurisprudence ne modifie pas de manière substantielle la formulation employée auparavant par un arrêt du 7 juin 2012 qui soumettait le changement d'état-civil à l'ablation des organes reproducteurs. 


Ma Loute. Bruno Dumont 2016. Bruno Lavieville et Raph

Le point d'aboutissement d'une jurisprudence ancienne


Le recours devant la Cour européenne avait toutes les chances d'aboutir. Depuis l'arrêt Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, le juge européen considère que l'identité sexuelle constitue un droit attaché à la vie privée et donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002 est un nouveau tournant de la jurisprudence. La Cour oblige en effet les Etats membres à organiser, dans leur droit interne, une procédure de reconnaissance juridique de la conversion sexuelle. Titulaires d'un nouvel état-civil, les intéressés sont aussi titulaires des droits qui lui sont rattachés, y compris le droit au mariage.

Plus récemment, dans un arrêt Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009, la Cour réalise une dissociation entre les approches physique et psychologique de ce que les médecins qualifient de "syndrome transsexuel". Elle sanctionne en effet le système suisse d'assurance maladie qui imposait un délai trop long avant d'accepter le traitement de conversion sexuelle, sans tenir compte de la situation psychologique de l'intéressé(e). A bien des égards, l'arrêt du 6 avril 2017 n'est donc que le point d'aboutissement d'une évolution engagée depuis bien longtemps. 

La présente décision marque ainsi l'abandon définitif du critère de la stérilité, jusqu'alors largement utilisé pour démontrer l'effectivité de la conversion sexuelle. La Cour fait observer que les traitements imposés pour parvenir à un tel résultat sont très lourds et touchent à l'intégrité physique de la personne. Or, selon sa propre jurisprudence, un tel traitement ne peut être prescrit qu'avec le consentement éclairé de la personne (CEDH, 16 février 2016, Soares de Melo c. Portugal). En matière de conversion sexuelle, la Cour considère qu'"un traitement médical n'est pas véritablement consenti, lorsque le fait pour l'intéressé de ne pas s'y plier a pour conséquence de la priver du plein exercice de son droit à l'identité sexuelle". Pour la Cour, les demandeurs se trouvent placés devant un choix impossible : soit subir une opération et un traitement stérilisant, soit renoncer à leur droit à l'identité sexuelle. De cette situation, la Cour déduit l'existence d'une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Une preuve à reconstruire


L'arrêt est soigneusement motivé et on doit en déduire que la preuve du syndrome transsexuel par les actes médicaux n'est plus possible.  La Cour détruit donc le critère utilisé par les juges parce que les demandeurs se trouvent placés dans une situation impossible. Mais il faut reconnaître que ce sont désormais les juges qui se trouvent placés dans une situation également impossible. Car aucun autre critère n'est sérieusement proposé. Tout au plus la Cour évoque-t-elle le diagnostic psychiatrique permettant de constater la dystrophie de genre, c'est-à-dire le trouble de l'identité sexuelle. Il est certes indispensable, mais doit-il pour autant constituer l'unique critère à la disposition des juges ? Le risque est-il réellement inexistant de voir produire des expertises rapides conduisant à une procédure de changement d'état-civil que le demandeur lui-même pourrait ensuite regretter ? 

Surtout, les deux exigences posées par la Cour européenne semblent quelque peu contradictoires dans le cas précis évoqué par l'arrêt d'avril 2017. En effet, la Cour affirme que la stérilisation constitue une atteinte à la vie privée dans la mesure où elle n'est pas réellement consentie. En même temps, le maintien des capacités reproductives de l'intéressé contribue à le maintenir dans une identité sexuelle avec laquelle il déclare ne pas pouvoir vivre. De toute évidence, la relation entre la biologie, la psychologie et le droit demeure marquée par la complexité.


Sur le transsexualisme : Chap 8, section 1 du manuel de libertés publiques.

lundi 10 avril 2017

Le Conseil constitutionnel face au "loup solitaire"

A la suite de l'affaire Mérah, en mars 2012, la crainte du "loup solitaire" s'est développée. Il est généralement défini comme la personne qui a une activité terroriste, sans être intégrée dans une structure ni dans une quelconque chaîne de commandement. Elle se forme rapidement sur internet puis passe à l'acte, seule. A dire vrai, les spécialistes du terrorisme s'interrogent sur l'existence même des "loups solitaires", sachant que les enquêtes visant la plupart des terroristes présentés comme tels ont finalement mis en lumière des liens avec des groupes structurés, même si ces liens étaient créés et entretenus par internet.

Quoi qu'il en soit, le législateur s'est emparé de cette nouvelle menace et la loi du 13 novembre 2014 a créé un délit d'"entreprise individuelle de terrorisme", réprimé d'une peine de dix ans d'emprisonnement et 150 000 € d'amende. La loi de 2014 n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant sa promulgation, et c'est donc pas le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité qu'il se prononce aujourd'hui, dans une décision Amadou S. du 7 avril 2017. Or, l'infraction nouvelle ne suscite pas son enthousiasme. S'il admet globalement sa constitutionnalité, il s'efforce d'encadrer son utilisation par une censure partielle et une réserve d'interprétation.

La définition de l'entreprise individuelle terroriste


Concrètement, le Conseil est saisi de plusieurs dispositions du code pénal. La première est l'article 421-2-6, directement issu de la loi de 2014. Il définit le délit d'entreprise individuelle terroriste et le moins que l'on puisse dire est que cette définition n'est pas d'une grande limpidité. Elle repose en effet sur deux critères qui doivent être réunis pour que le délit soit constitué.

Selon le premier critère, la personne poursuivie doit se préparer à commettre une infraction grave comme une atteinte volontaire à la vie, un enlèvement, des destructions par substances explosives ou incendiaires etc. Cette préparation doit s'inscrire dans une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Ce premier critère est relativement facile à interpréter, car la notion de "préparation d'un acte terroriste" est déjà connue, Elle figure en effet dans le délit d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste, qui est réprimé par l'article 421-2-1 du code pénal. 

Les deux infractions ont pour point comment de viser à empêcher une entreprise terroriste avant que n'intervienne l'irréparable. L'article 421-2-1 du code pénal exige cependant que la réalité de la menace soit démontrée par l'existence d'un ou plusieurs faits matériels montrant que le passage à l'acte ne relève pas du fantasme mais d'un plan concerté dont la mise en oeuvre est en cours. L'appréciation est toujours délicate, car les juges antiterroristes doivent attendre d'avoir suffisamment de preuves matérielles, mais pas attendre trop longtemps cependant pour être en mesure d'empêcher l'attentat. Dans le cas de l'entreprise individuelle terroriste, l'exigence d'éléments matériels de nature à montrer la réalité de la menace est également exigée, et c'est le second critère formulé par l'article 421-2-6 du code pénal. 

Ce second critère impose en effet la réunion de deux faits matériels figurant dans une liste établie par l'article 421-2-6 lui-même. La personne doit ainsi "détenir, rechercher, se procurer ou fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui". Elle doit aussi s'être renseignée sur des cibles potentielles, s'être entraînée au maniement d'armes, avoir consulté des sites internet provoquant ou incitant au terrorisme, ou encore avoir séjourné à l'étranger sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes.

Loup solitaire. Tex Avery


Une censure partielle


Parmi cette énumération de comportements prohibés, le Conseil constitutionnel a censuré un seul mot : le verbe "rechercher". Au titre des faits matériels pouvant constituer un acte préparatoire, la loi de 2014 mentionnait le fait de « rechercher ... des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » et cette formulation apparaît trop imprécise au Conseil. Il considère que le législateur aurait dû préciser quels actes pouvaient caractériser une telle recherche dans le cadre d'une entreprise individuelle terroriste. S'agit-il d'une simple consultation d'un site, ou l'intéressé doit-il avoir engagé une transaction en vue de se procurer de tels objets ou substances ? Le législateur n'a pas répondu à ces questions et il devient alors possible de réprimer des actes ne matérialisant pas, en eux-mêmes, la volonté de préparer une infraction. 

Ce simple verbe est donc déclaré inconstitutionnel pour violation du principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le reste de l'article litigieux est déclaré conforme à la Constitution.

L'intention de l'auteur de l'infraction


Ce caractère volontaire de la préparation de l'infraction est au coeur de la décision du Conseil constitutionnel. Il veut, de toute évidence, empêcher ce que l'on pourrait qualifier de procès d'intention. Dans un paragraphe de principe, il énonce en effet que "le législateur ne saurait, sans méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines, réprimer la seule intention délictueuse ou criminelle". Ce faisant, il ne fait que rappeler un principe général du droit pénal. 

Cette formulation ne signifie pas que l'intention délictueuse ne puisse pas être réprimée, mais elle doit nécessairement être accompagnée d'actes préparatoires à la commission de l'infraction. Autrement dit, l'intention terroriste ne peut être déduite des actes préparatoires. Elle doit être établie en tant que telle et corroborée par ces actes préparatoires.
Le Conseil constitutionnel donne ainsi une sorte de guide d'utilisation d'une infraction que le juge pénal considérait déjà avec méfiance. Selon Le Monde, le délit d'entreprise individuelle de terrorisme se caractérise essentiellement par son absence d'utilisation. Aucune condamnation n'est intervenue sur ce fondement en 2015, et une seule en 2016. Pour le moment, quatre affaires sont en cours. Quant au requérant Amadou S., il a déjà bénéficié d'un non-lieu au moment où la QPC est jugée. De fait, les conséquences concrètes de la décision du Conseil constitutionnel du 7 avril 2017 sont à peu près nulles, ce qui explique sans doute que le Conseil décide son application immédiate. Mais les décisions dépourvues d'enjeu concret sont aussi celles qui permettent de rappeler au législateur les principes fondamentaux.


Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.
 

vendredi 7 avril 2017

La crèche de Pâques ou les quatre critères de l'Apocalypse

La période de Pâques est sans doute la plus propice à une réflexion sereine sur les crèches de Noël. C'est certainement ce qu'a pensé la Cour administrative d'appel (CAA) de Marseille en rendant une décision le 3 avril 2017 déclarant illégale la crèche installée, durant la période de Noël 2016, dans les locaux de la mairie de Béziers.

L'installation était très controversée, en particulier parce que la décision d'installer la crèche émanait du maire de Béziers Robert Ménard, personnalité toujours encline à mettre dans ses propos comme dans ses actes une certaine dose de provocation. Mais l'intérêt de la décision de la CAA est ailleurs. Il réside tout entier dans le fait qu'elle applique une jurisprudence récente, remontant à deux arrêts rendus par le Conseil d'Etat le 9 novembre 2016, concernant  des crèches des Nöel installées, l'une dans l'enceinte de l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans celle de l'hôtel du département. en Vendée.

Libéralisme des conditions de recevabilité


Observons que la CAA de Marseille se montre très compréhensive sur la recevabilité du recours. En l'espèce l'installation de la crèche ne relevait d'aucun acte administratif formalisé dont on pourrait retrouver la trace dans le registre des délibérations du Conseil municipal ou dans le recueil des actes municipaux. Une telle situation, très fréquente, ne constitue pas un obstacle à la recevabilité du recours, dès lors que l'existence de l'acte administratif est révélée par un fait matériel. Autrement dit, pour le juge administratif, l'installation de la crèche suffit à prouver que le maire a pris une telle décision et le délai de recours  Cette jurisprudence n'a rien de nouveau et le Conseil d'Etat l'a rappelée en 1986 dans une affaire qui le concernait directement. Il a alors considéré que l'installation des Colonnes de Buren dans la cour du Palais-Royal n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours.

De la même manière, la CAA de Marseille estime que la seule qualité d'usager des services publics est suffisante pour fonder l'intérêt à agir du requérant M. G. Là encore, il s'agit de la mise en oeuvre de la jurisprudence très libérale issue de l'arrêt du 21 décembre 1906 Syndicat des copropriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli.

L'intérêt à agir de la Ligue des droits de l'homme qui s'est jointe au recours est finalement reconnu à l'issue d'une évolution jurisprudentielle. En principe en effet, le fait qu'une décision administrative ait un champ d'application territorial (en l'espèce la seule commune de Béziers) rend irrecevable le recours d'une association ayant un ressort national comme la Ligue des droits de l'homme. Mais la jurisprudence a nuancé cette jurisprudence, précisément à propos d'un recours de la Ligue des droits de l'homme contre un arrêté du maire de La Madeleine interdisant la fouille des poubelles. Après bien des hésitations, le recours de l'association a été déclaré recevable par le Conseil d'Etat le 4 novembre 2015. Il a alors considéré que le recours d'une association nationale contre un acte purement local peut être recevable si ce dernier a des implications qui excèdent les seules circonstances locales, "notamment dans le domaine des libertés publiques". Tel est évidemment le cas en matière de laïcité, puisque la solution donnée au problème de la crèche de Béziers pourra éventuellement s'appliquer à d'autres communes.

Analysant la décision sur le fond, la CAA de Marseille applique la récente jurisprudence du Conseil d'Etat et traite une question de principe liée à la définition même de la laïcité comme une affaire locale ou une querelle de clocher.

 J.S. Bach. Oratorio de Pâques BWV 249. Kommt, eilet une laufet
Collegium Vocale. Direction : Philippe Herreweghe



Une querelle de clocher

 

La question de droit réside exclusivement dans l'interprétation de l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Une crèche est-elle un "emblème religieux" au sens de ce texte ?

Le tribunal administratif de Montpellier, lorsqu'il s'était prononcé sur la crèche biterroise, avait opté pour un critère assez simple et déjà largement utilisé en matière de la laïcité, celui du prosélytisme : un emblème religieux est un objet ou illustration qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". Dans le cas d'une crèche de Noël, le tribunal avait certes estimé qu'une telle installation avait "une signification religieuse parmi la pluralité qu'elle est susceptible de revêtir", mais il avait estimé que les habitants de la ville étaient libres de la considérer comme un symbole de foi ou comme une simple animation du centre ville. Pour ces motifs, il avait refusé d'y voir un symbole religieux, dans la mesure où la crèche n'emportait aucune revendication religieuse particulière.

Hélas, le Conseil d'Etat a repris à son compte la formule bien connue : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Les deux décisions du 9 novembre 2016 affirment que, pour être considérée comme n'étant pas un emblème religieux, la crèche doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". Il donne ensuite quatre critères permettant aux élus et aux juges du fond d'apprécier la conformité de l'installation au principe de laïcité. Bonne élève, la CAA de Marseille les applique tant bien que mal.

Les quatre critères de l'Apocalypse


Le premier critère est le "contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme", formule qui ne s'accompagne d'aucune définition, contrairement à ce qu'avait fait le tribunal administratif de Montpellier. Le second réside dans les "conditions particulières de cette installation". La formule est encore plus énigmatique. A quelles "conditions particulières" fait-on référence ? La décision de la CAA Marseille ne permet en aucun cas de répondre à ces questions. Elle se borne en effet à reprendre fidèlement la formulation de ces deux critères employée par le Conseil d'Etat, sans davantage d'explication.

Le troisième critère est celui de "l'existence ou de l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Nul ne conteste qu'il n'existe aucune tradition de ce type à Béziers, la crèche étant au contraire une innovation introduite par Robert Ménard. Doit-on pour autant en déduire qu'un élu ne peut pas introduire une pratique nouvelle dans ce domaine, si les deux premiers sont respectés, c'est à dire si l'installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et si aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? La réponse à cette question devra, elle aussi, attendre, car le CAA Marseille se concentre sur le quatrième et dernier critère.

Le quatrième et dernier critère est celui du lieu de l'installation, et c'est incontestablement le plus obscur. Le Conseil d'Etat opère en effet une distinction si subtile entre le bâtiment public et l'emplacement public... qu'il éprouve le besoin d'en donner le mode d'emploi. 

Le bâtiment public est défini comme celui qui est le siège d'une d’une collectivité publique ou d’un service public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche porte en principe atteinte au principe de neutralité. Mais cette présomption d'illégalité peut être renversée si "des circonstances particulières" permettent de reconnaître à cette crèche "un caractère culturel, artistique ou festif". Il ne suffira donc pas d'affirmer que la crèche présente l'une de ces caractéristiques, il sera nécessaire de le démontrer en faisant état de circonstances particulières. Lorsque la crèche est sur un "emplacement public", notion pas plus définie que les précédentes, la présomption est inversée. Dans ce cas, elle est supposée conforme à la loi de 1905, à la condition qu'elle ne recèle aucun élément de prosélytisme.

La crèche de Béziers était placée dans le hall de l'hôtel de ville, bâtiment public par excellence. La CAA de Marseille se borne donc à faire remarquer que l'installation n'est accompagnée "d'aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les "circonstances particulières" exigées par la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont donc pas réunies et la crèche de Béziers est illégale.

Dont acte. On attend avec impatience la jurisprudence ultérieure qui promet d'être pittoresque. Nul doute en effet que les élus vont déployer des trésors d'imagination pour inscrire leur crèche "dans un environnement culturel, artistique ou festif". Les crèches vont ainsi attirer les expositions diverses, la vente de barbe à papa, les concerts d'artistes locaux, ou les avaleurs de feu.

Comme souvent en matière de laïcité, la jurisprudence administrative refuse de poser un principe général, préférant des décisions au cas par cas qui lui permettent de ménager tout le monde. Pas question de considérer que la crèche installée dans un espace public constitue, en soi, une atteinte au principe de neutralité. Certains auraient immédiatement affirmé que le juge administratif traitait plus  mal les catholiques que les musulmans. L'interdiction du port du burkini n'est-elle pas, elle aussi, gérée au cas par cas, en fonction de l'atteinte éventuellement portée à l'ordre public ? Pas question, à l'inverse, d'appliquer la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme, qui considère que le crucifix suspendu dans les salles de classe des écoles publiques italienne n'est qu'un "symbole passif" qui n'emporte aucune revendication religieuse et donc aucune atteinte au principe de laïcité. Dans ce cas, ce sont les musulmans qui auraient pu se plaindre que les catholiques étaient mieux traités qu'eux.. Devant une situation aussi cruelle, la juridiction administrative préfère cultiver l’ambiguïté, au détriment du principe de laïcité qui ne peut exister que si les règles sont clairement définies et compréhensibles par tous.



Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.


lundi 3 avril 2017

Nicolas Sarkozy et le "Cabinet Noir"

Nicolas Sarkozy fréquente davantage les magistrats de l'ordre judiciaire que le Conseil d'Etat, ce qui ne l'empêche pas de saisir la Haute Juridiction lorsqu'il veut obtenir communication de différents rapports le concernant émanant du procureur de la République de Marseille. Les uns étaient adressés au procureur général près la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, les autres au Garde des Sceaux. Dans un arrêt du 31 mars 2017, le Conseil d'Etat oppose un rejet à cette demande. A ses yeux, ces documents sont liés à la fonction juridictionnelle et ne sont donc pas communicables sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 mettant en oeuvre la liberté d'accès aux documents administratifs.

Air Cocaïne


Ce contentieux administratif n'est pas sans lien avec une affaire judiciaire, en l'occurrence l'affaire Air-Cocaïne, dans laquelle l'ancien Président avait été soupçonné d'abus de biens sociaux. Il s'était en effet vu offrir des voyages gratuits pour le Qatar et les Etats-Unis par une compagnie aérienne, elle-même impliquée dans un trafic de drogue avec la Républicaine dominicaine. Après avoir bénéficié d'un non-lieu en septembre 2016, Nicolas Sarkozy désire désormais obtenir les rapports du procureur de la République de Marseille, en particulier ceux adressés au ministre de la justice de l'époque, Christiane Taubira. Il voudrait, à l'évidence, montrer que les plus hautes autorités de l'Etat suivaient avec attention les enquêtes diligentées à son encontre. En bref, Nicolas Sarkozy veut, à l'instar de François Fillon, démontrer l'existence d'un "Cabinet noir".

Le tribunal administratif


Le tribunal administratif, dans un jugement du 26 janvier 2017 avait opéré une distinction en fonction des pièces demandées. Il avait refusé la communication des rapports du procureur de Marseille adressés au procureur générale près la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, estimant qu'ils étaient liés à l'exercice de la fonction juridictionnelle. En revanche, sans donner immédiatement satisfaction à Nicolas Sarkozy, il avait demandé, avant-dire droit, la production des rapports du Procureur général au ministre, afin d'apprécier lui-même leur rattachement ou non à la fonction juridictionnelle.  Le Conseil d'Etat, quant à lui, récuse cette distinction et écarte l'ensemble de la demande.

Le jugement du tribunal administratif reposait sur une jurisprudence remontant à un arrêt Hüberschwiller rendu par le Conseil d'Etat le 16 juin 1989. En matière d'accès aux documents, le juge est en effet contraint de se faire communiquer la pièce demandée pour apprécier son caractère communicable. Ce faisant, il porte nécessairement atteinte au principe du contradictoire, dès lors que tout document versé au dossier devrait être communiqué au requérant. En revanche, s'il ne se fait pas communiquer le document, le juge se prononce sur le caractère communicable ou non d'une pièce sans qu'il ait pu, lui même, en avoir connaissance. Certes, l'arrêt Hüberschwiller permet au juge d'écarter le principe du contradictoire mais il faut bien reconnaître qu'il ne le fait pas de gaîté de coeur. Il préfère, et c'est ce qu'il fait dans l'affaire Sarkozy, statuer sur la nature juridique de l'acte  in abstracto et déterminer s'il s'agit d'un document administratif ou juridictionnel.

Or, il ne fait aucun doute que les pièces liées à l'exercice de la fonction juridictionnelle ne peuvent être considérées comme des documents administratifs. Cette exception figurait déjà dans le texte original de la loi du 17 juillet 1978, qui excluait de toute communication les documents donc la consultation porterait atteinte "au déroulement des procédures engagées devant les juridictions (... Art. 8). Aujourd'hui, ces dispositions figurent dans l'article 311-5 du code des relations entre le public et l'administration.




















Le Président François Hollande inaugurant le "Cabinet Noir" 
(ou le Président François Hollande inaugurant le musée Soulages à Rodez, 30 mai 2014)

La nature juridique des rapports demandés



Cette exclusion repose donc sur une analyse de la nature des rapports donc Nicolas Sarkozy demande communication. L'article 35 du code de procédure pénale affirme ainsi que le "procureur général anime et coordonne l'action des procureurs de la République, tant en matière de prévention que de répression des infractions à la loi pénale". Il est donc parfaitement normal qu'il communique avec les procureurs sur les affaires en cours. De la même manière, il "précise et, le cas échéant, adapte les instructions générales du ministre de la justice au contexte propre au ressort. Il procède à l'évaluation de leur application par les procureurs de la République." Là encore, le procureur général est parfaitement fondé à communiquer avec le ministre de la Justice, d'autant qu'il lui adresse à la fois des rapports annuels sur la politique pénale ainsi que des "rapports particuliers" qu'il établit, soit de sa propre initiative, soit à la demande du ministre lui-même.

Les liens entre le parquet et le ministre de la Justice sont donc prévus par la loi. L'article 30 du code de procédure pénale permet toujours au ministre de la Justice d'adresser "aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique". Il peut même "dénoncer au procureur général les infractions dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente". S'il existe un cabinet noir, il est donc prévu par la loi.

Cabinet noir ou application de la loi


Certes, cette relation avec l'Exécutif a conduit la Cour européenne des droits de l'homme à refuser de considérer les membres du parquet comme des "magistrats" au sens de l'article 5 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En novembre 2010, le désormais célèbre arrêt Moulin c. France sanctionnait ainsi une détention de mise en détention prise par un procureur adjoint... Sans doute, mais la réforme du statut des membres du parquet, réforme qui couperait tout lien avec l'Exécutif, n'a pu être menée à bien. D'abord, parce que Nicolas Sarkozy, durant la fin de son quinquennat, n'a pas voulu engager une révision constitutionnelle réformant le Conseil supérieur de la magistrature. Ensuite parce que François Hollande, durant son quinquennat, n'a pas pu engager cette même révision, en raison d'une opposition de la droite, et notamment de François Fillon, qui empêchait de trouver la majorité des 3/5è des membres du Congrès indispensable à la réussite du projet.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat se borne à appliquer la loi. Dès lors que les documents demandés ne sont pas de nature administrative mais juridictionnelle, ils ne sont pas communicables. Le tribunal administratif a donc commis une erreur de droit en se faisant communiquer avant-dire-droit une pièce dont il n'avait pas à apprécier le contenu. 

Le Conseil d'Etat rappelle donc à Nicolas Sarkozy, et peut-être à certains de ses amis politiques, que les relations entre le Parquet et le ministre de la Justice ne trouvent pas leur origine dans le fantasme d'un "Cabinet noir" mais plus simplement dans la loi. Il est d'ailleurs parfaitement normal que le ministre de la Justice soit informé des affaires en cours, comme il est normal, le cas échéant, qu'il en informe le Président de la République. Ce dernier n'est-il pas le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire" selon l'article 64 de la Constitution ? Il est vrai que cet arrêt de la juridiction administrative suprême ne convaincra certainement pas les tenants du "Cabinet noir". Ils n'y verront sans doute que la preuve éclatante... que le Conseil d'Etat fait lui même partie du "Cabinet noir"...