Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans deux décisions du 25 avril 2017, refuse de suspendre deux décisions d'assignation à résidence prises sur le fondement de l'état d'urgence à l'encontre de personnes ayant des liens avec l'islam radical. Ces décisions n'auraient rien de surprenant si elles ne concernaient pas des assignations de longue durée, les intéressés ayant été soumis à une telle mesure dès la mise en oeuvre de l'état d'urgence depuis environ dix-sept mois.
Le dialogue des juges
La loi du 19 décembre 2016 interdit en principe qu'une personne puisse être assignée à résidence sur le fondement de l'état d'urgence pour une durée supérieure à un an. Le ministre peut toutefois déroger à cette règle et renouveler l'assignation au-delà d'un an, par périodes de trois mois. Dans le texte initial de la loi, il était prévu qu'une telle prolongation soit subordonnée à l'autorisation du Conseil d'Etat. Mais, dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel abroge cette disposition, au motif que le Conseil d'Etat ne pouvait, sans porter atteinte au principe d'impartialité, autoriser une décision qu'il pourrait ensuite être amené à contrôler. Le Conseil d'Etat n'intervient donc plus en amont de l'assignation mais demeure évidemment compétent pour en contrôler la légalité. En l'espèce, les deux assignations contestées ont donc été prorogées par le ministre de l'intérieur et le juge administratif doit se prononcer sur les demandes de suspension formulées par référé. Ce faisant, il se prononce aussi sur les conditions de la prorogation telles que le Conseil constitutionnel les a définies dans cette même décision du 16 mars 2017.
La décision QPC du 16 mars 2017
Selon la loi de 1955 telle que modifiée par celle du 19 décembre 2016, l'assignation à résidence peut être prononcée, et renouvelée "s'il existe des raisons sérieuses de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Dans sa décision QPC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel ajoute que, lorsqu'il s'agit d'une assignation supérieure à un an, l'administration doit, en outre, produire "des éléments nouveaux ou complémentaires" et prendre en considération l'ensemble de la situation personnelle de l'intéressé, et notamment les obligations auxquelles il est soumis.
Considérons donc la manière dont le juge des référés du Conseil d'Etat met en application ces critères définis par le Conseil constitutionnel. Ce dialogue des juges se révèle, au moins dans une certaine mesure, comme un
dialogue de sourds, car le Conseil d'Etat donne une interprétation très personnelle des conditions imposées par le Conseil constitutionnel.
Le juge des référés du Conseil d'Etat
s'assurant de l'effectivité d'une assignation à résidence
Papy fait de la résistance. Jean-Marie Poiré. 1983
La menace d'une particulière gravité
Le Conseil d'Etat s'assure, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que "le comportement de la personne en cause doit constituer une menace
d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public". Dans la première décision, il est avéré que M. E. est proche de l'islam radical depuis 2009, qu'il est actuellement mis en examen pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Condamné à trois mois de prison ferme pour avoir violé les obligations liées à son assignation à résidence, il continue des fréquenter des personnes liées à l'islam radical. Le profil du second requérant, M. A. B., n'est guère différent. Dès 2006, il fréquente une madrasa formant les futurs combattants du Djihad. Il est proche d'un imam salafiste et a hébergé des personnes impliquées dans des filières d'acheminement vers les zones de combat. Plus récemment, il est devenu président de l'association Sanâbil, qui développait des liens avec des réseaux réseaux terroristes. Lui aussi a violé à deux reprises les obligations liées à son assignation et a été condamné pour ces motifs. Lui non plus n'a pas renoncé à ses liens avec l'islam radical. Dans les deux cas, le juge administratif des référés estime donc que les requérants ont un comportement qui constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre public.
La situation de l'intéressé
Le juge des référés n'envisage pas seulement la menace que les intéressés représentent pour l'ordre public mais aussi la nécessité des contraintes qui leur sont imposées par l'assignation à résidence. Sur ce plan, le Conseil d'Etat a d'autant moins de difficulté à se plier aux exigences posées par le Conseil constitutionnel que son contrôle sur l'assignation à résidence a toujours comporté cet examen. Dès une ordonnance du 6 janvier 2015, il considérait déjà que l'obligation imposée à la requérante de se présenter trois fois par jour dans un
commissariat situé à dix kilomètres de
son domicile faisait peser des contraintes "excessivement lourdes"
sur sa vie privée, et notamment sur sa vie familiale. Elle n'était en effet plus en mesure
d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école.
Le Conseil d'Etat exerce de nouveau ce contrôle dans le cas des deux requérants. Ils doivent également se présenter au commissariat trois fois par jour et le Conseil estime qu'il ne s'agit pas là "de contraintes excessives par rapport à l'intérêt qu'elles représentent". C'est d'autant plus vrai pour M. A.B., qui est, en tout état de cause, déjà soumis à cette obligation par son contrôle judiciaire. Le juge note que des aménagements ont été accordés, à l'un pour lui permettre d'accompagner sa compagne à des examens médicaux liés à sa grossesse, à l'autre pour qu'il puisse suivre des formations. Il en déduit donc que l'administration a bien pris en considération l'ensemble de la situation de l'intéressé.
Les éléments nouveaux
Le troisième et dernier élément est celui dont le Conseil d'Etat donne une interprétation très minimaliste. Le Conseil constitutionnel affirme en effet qu'une assignation à résidence ne peut être renouvelée au-delà d'une année que si l'administration produit "des éléments nouveaux ou complémentaires".
Dans l'affaire M. D., les "éléments nouveaux" sont en fait des mesures administratives le concernant : une interdiction de sortie du territoire intervenue en septembre 2016, le gel de ses avoirs financiers et la dissolution de l'association qu'il présidait, un mois plus tard. La situation de M. A. B. est comparable, si ce n'est qu'il n'a fait l'objet que d'une seule mesure : le gel de ses avoirs financiers. Le Conseil d'Etat ajoute, sans davantage de précision, que cette décision "est fondée sur des éléments en partie nouveaux ou
complémentaires par rapport à ceux qui avaient justifié son assignation à
résidence".
Le juge des référés donne ainsi une interprétation extrêmement souple de cette notion d'"éléments nouveaux" introduite par le Conseil constitutionnel. Souplesse dans le temps d'abord, car l'ordonnance précise que ces éléments doivent s'être produits ou avoir été révélés au cours des douze mois précédents. Ils sont donc nouveaux, mais pas tant que cela si l'on considère que les requérants sont assignés à résidence depuis dix-sept mois. Souplesse surtout dans la nature de ces éléments. Il suffit qu'un acte administratif soit pris concernant la personne assignée à résidence pour qu'il soit analysé comme un élément nouveau. Autrement dit, l'élément nouveau ne résulte pas du comportement de l'intéressé mais de l'initiative du ministre de l'intérieur qui peut le créer dans le but de justifier la prorogation de l'assignation. Il s'agit là d'un choix délibéré du Conseil d'Etat. Il aurait pu, en effet, statuer de manière différente et considérer que les agissements des deux intéressés, par exemple le non respect de leur contrôle judiciaire, s'analysaient comme des éléments nouveaux. Cela n'aurait choqué personne, mais le Conseil d'Etat a préféré montrer clairement qu'il entendait préserver le pouvoir discrétionnaire de l'administration.
Doit-on voir dans ces deux décisions une atteinte aux droits des deux intéressés ? Sans doute pas, car ils n'avait guère de chance d'obtenir satisfaction. Soit le juge considérait que l'élément nouveau était constitué par leur comportement personnel, soit il considérait qu'il provenait d'un acte administratif. Dans tous les cas, la décision était négative et le dossier des intéressés n'incite guère à le regretter. On doit donc en déduire que le Conseil d'Etat a profité de deux décisions sans enjeu réel pour montrer au Conseil constitutionnel qu'il n'entendait pas se soumettre à toutes ses interprétations. La riposte s'imposait si l'on considère que le Conseil constitutionnel avait osé déclaré inconstitutionnelles les dispositions qui déclaraient le Conseil d'Etat compétent à la fois pour autoriser la prorogation de l'assignation et pour la contrôler. Le dialogue des juges est parfois un dialogue musclé.