Le 13 avril 2017, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Tagayeva et a. c. Russie par lequel elle sanctionne le système russe de lutte contre le terrorisme, tant dans son aspect préventif que dans l'usage de la force à l'encontre des auteurs d'un acte de terreur.
Personne n'a oublié que la Russie a été la cible, le 1er septembre 2004, d'une action terroriste des séparatistes tchétchènes. Ils ont pris en otage environ un millier de personnes, enfants et adultes, dans une école de Beslan, en Ossétie du Nord. Trois jours après le début du siège, une explosion dans l'école, dont l'origine n'a pas été clairement déterminée, provoque un mouvement de panique des enfants. Les preneurs d'otages tirent et les forces spéciales russes interviennent. A l'issue de l'opération, on dénombre 334 morts, dont 186 enfants, et 750 blessés.
Plus de 400 ressortissants russes, victimes ou familles des victimes de Beslan, ont saisi les tribunaux, invoquant la responsabilité des autorités russes qui auraient à la fois manqué à leur devoir de protection et mis en oeuvre une répression jugée particulièrement brutale. Après treize années de procédure, l'affaire parvient devant la Cour européenne qui leur donne globalement satisfaction et condamne la Fédération de Russie pour une violation de l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à la vie. Chacun des 409 requérants devra donc être indemnisé d'une somme allant de 3000 à 10 000 € selon le type de dommage subi. Cette condamnation intervention à la fois pour non respect de la procédure d'enquête imposée par l'article 2 mais aussi pour des manquements dans la prévention comme dans la répression de l'attaque de Beslan.
Le volet procédural
La condamnation pour manquement au volet procédural de l'article 2 s'inscrit dans une jurisprudence constante qui considère que le droit à la vie impose aux autorités de l'Etat de mener une enquête officielle et "effective" lorsqu'une intervention de la force publique a fait des victimes. Cette obligation était formulée dès l'arrêt McCann et a. c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995 et rappelée ensuite par la CEDH en de multiples occasions, y compris très récemment avec la décision Armani da Silva c. Royaume-Uni du 30 mars 2016. Dans ce dernier arrêt, la Cour précise les critères permettant de déterminer si l'enquête a été "effective" : elle doit reposer sur une analyse impartiale et objective des évènements, être transparente et ses résultats doivent être accessibles aux victimes et familles des victimes, et enfin elle doit être menée à terme dans un délai raisonnable.
En l'espèce, les autorités russes ont certes diligenté une enquête, mais la Cour estime que celle-ci est bien loin d'avoir été "effective". Elle observe en effet de nombreux manquements. C'est ainsi que la police scientifique n'a pas réellement pu intervenir, les décombres de l'école ayant été dégagés à la pelleteuse à peine onze heures après l'assaut. De même, les enquêteurs n'ont pas obtenu d'inventaire des armes utilisées par les forces spéciales russes et les victimes n'ont pas pu accéder aux éléments de cette enquête. De cette situation, la Cour déduit un manquement à l'article 2. La Russie avait d'ailleurs été condamnée pour le même motif dans l'arrêt Finogenov et autres c. Russie du 20 décembre 2011. Les faits à l'origine de cette décision étaient très proches de l'affaire de Beslan, puisque la Cour était saisie des graves dommages causés par l'intervention des troupes russes en octobre 2002, pour libérer les otages détenus par des séparatistes tchétchènes dans le théâtre Dubrovka de Moscou.
Le contrôle de la Cour ne concerne pas seulement l'opération proprement dite, mais
aussi la période qui l'a précédée et son contexte. Se fondant toujours
sur le droit à la vie, la CEDH considère en effet que les autorités
russes ont manqué à leur devoir de protection en s'abstenant de prendre des mesures
préventives, alors même qu'elles étaient informées d'une attaque
imminente visant un établissement d'enseignement dans la région.
Ce devoir de protection trouve son origine dans l'arrêt Osman c. Royaume-Uni du 29 octobre 1998 qui fait peser sur l'Etat une obligation positive de protéger une personne dont la vie est menacée par un tiers. Ce devoir de protection individuelle a ensuite été étendu à des menaces plus indifférenciées, dès lors que des personnes ou des lieux fréquentés par le public risquent d'être pris pour cible. L'Etat ne doit pas seulement protéger la personne mais aussi l'ensemble de la société (par exemple : CEDH, 17 janvier 2012, Choreftakis et Choreftaki c. Grèce). Certes, pour qu'il y ait manquement à cette obligation, il doit être démontré que les autorités connaissaient l'existence de la menace, et c'est précisément ce qui est démontré dans l'affaire de Beslan.
La prévention du terrorisme
Ce devoir de protection trouve son origine dans l'arrêt Osman c. Royaume-Uni du 29 octobre 1998 qui fait peser sur l'Etat une obligation positive de protéger une personne dont la vie est menacée par un tiers. Ce devoir de protection individuelle a ensuite été étendu à des menaces plus indifférenciées, dès lors que des personnes ou des lieux fréquentés par le public risquent d'être pris pour cible. L'Etat ne doit pas seulement protéger la personne mais aussi l'ensemble de la société (par exemple : CEDH, 17 janvier 2012, Choreftakis et Choreftaki c. Grèce). Certes, pour qu'il y ait manquement à cette obligation, il doit être démontré que les autorités connaissaient l'existence de la menace, et c'est précisément ce qui est démontré dans l'affaire de Beslan.
La répression du terrorisme
Un nouveau rapprochement avec l'arrêt Finogenov peut être réalisé au regard de la préparation et de l'organisation de l'intervention des forces spéciales mise en oeuvre dans le but neutraliser les terroristes. A Beslan comme à Moscou, l'opération a fait de nombreuses victimes parmi les otages, et les requérants estiment que les conditions de cette intervention constituent, en soi, une atteinte au droit à la vie. Là encore, la Cour leur donne satisfaction.
Pour affirmer l'existence d'une atteinte au droit à la vie, la Cour examine non seulement l'action des autorités russes et des agents chargés de gérer la crise mais aussi l'ensemble du contexte qui est celui d'une opération terroriste de grande envergure. Il s'agit donc de s'assurer que l'opération a été planifiée et contrôlée par les autorités, de manière à réduire, autant que possible, le recours à la force létale. Tel n'est pas le cas en l'espèce, et la Cour constate une certaine forme d'improvisation. Aucune structure de commandement officielle n'a été organisée, et les autorités de la Fédération de Russie ont mis une trentaine d'heures à se saisir du problème, après que les dirigeants d'Ossétie du Nord aient réagi dans une certaine confusion. Cette absence de leadership a conduit à faire intervenir les forces spéciales sans se préoccuper de l'évacuation des otages et sans prévoir la mise en place à proximité des moyens médicaux indispensables.
Surtout, les requérants reprochent à ces forces spéciales d'avoir utilisé des armes létales "indiscriminées", c'est-à-dire concrètement plus adaptées à une guerre classique entre deux Etats également armés qu'à une opération de lutte contre le terrorisme, conflit par définition asymétrique. A Beslan, les forces armées russes ont effet utilisé des lance-grenades, des lance-flammes ainsi que des chars de combat dotés d'une grande puissance de feu. De son côté, le gouvernement russe faisait valoir que les terroristes avaient eux mêmes utilisé des IED ou "engins explosifs improvisés" aux effets dévastateurs, et qu'elles n'avaient employé les grands moyens qu'après l'évacuation des otages. Le problème est que des témoins affirment au contraire que ces armes ont été employées plus tôt, et que les autorités russes n'ont pas donné à la Cour des éléments susceptibles de démontrer l'"absolue nécessité" de l'emploi de ces armes.
La Russie est donc condamnée aussi non pas tant pour l'usage de ces armes que parce qu'elle a refusé d'en justifier l'usage. Sur ce point, on constate un durcissement de la CEDH. Dans l'arrêt Finogenov, elle avait considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut pouvait être concevable, si l'on considère le caractère exceptionnel d'une action terroriste qui justifiait une réaction sans rapport avec une opération de police routinière. Or on sait que ce gaz, dont la composition était demeurée confidentielle, avait fait de nombreuses victimes parmi les otages retenus dans le théâtre moscovite. De toute évidence, la CEDH aurait pu statuer dans le même sens car l'attaque de Beslan avait, elle aussi, une ampleur exceptionnelle. Elle ne l'a pas fait et s'attribue ainsi un pouvoir d'appréciation sur la proportionnalité entre la menace terroriste et l'armement utilisé pour la réduire, appréciation qui risque de se révéler délicate dans bien des situations.
Les armes employées
Surtout, les requérants reprochent à ces forces spéciales d'avoir utilisé des armes létales "indiscriminées", c'est-à-dire concrètement plus adaptées à une guerre classique entre deux Etats également armés qu'à une opération de lutte contre le terrorisme, conflit par définition asymétrique. A Beslan, les forces armées russes ont effet utilisé des lance-grenades, des lance-flammes ainsi que des chars de combat dotés d'une grande puissance de feu. De son côté, le gouvernement russe faisait valoir que les terroristes avaient eux mêmes utilisé des IED ou "engins explosifs improvisés" aux effets dévastateurs, et qu'elles n'avaient employé les grands moyens qu'après l'évacuation des otages. Le problème est que des témoins affirment au contraire que ces armes ont été employées plus tôt, et que les autorités russes n'ont pas donné à la Cour des éléments susceptibles de démontrer l'"absolue nécessité" de l'emploi de ces armes.
La Russie est donc condamnée aussi non pas tant pour l'usage de ces armes que parce qu'elle a refusé d'en justifier l'usage. Sur ce point, on constate un durcissement de la CEDH. Dans l'arrêt Finogenov, elle avait considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut pouvait être concevable, si l'on considère le caractère exceptionnel d'une action terroriste qui justifiait une réaction sans rapport avec une opération de police routinière. Or on sait que ce gaz, dont la composition était demeurée confidentielle, avait fait de nombreuses victimes parmi les otages retenus dans le théâtre moscovite. De toute évidence, la CEDH aurait pu statuer dans le même sens car l'attaque de Beslan avait, elle aussi, une ampleur exceptionnelle. Elle ne l'a pas fait et s'attribue ainsi un pouvoir d'appréciation sur la proportionnalité entre la menace terroriste et l'armement utilisé pour la réduire, appréciation qui risque de se révéler délicate dans bien des situations.
Après l'arrêt Finogenov, la Russie est donc une nouvelle fois condamnée pour le caractère désordonné et disproportionné de l'intervention de ses forces spéciales dans le cadre d'une attaque terroriste. Pour la Cour, et ce n'est pas nouveau, "une action non encadrée et arbitraire des agents de l'Etat est incompatible avec le respect effectif des droits de l'homme". Dès lors, toute opération de police doit être à la fois autorisée par le droit mais aussi organisée par lui (CEDH, 8 juin 2004, Hilda Hafsteinsdóttir c. Islande). Sur le plan du traitement du terrorisme, on voit clairement que la Cour cherche à encourager les Etats à former des forces spécialisées dans le traitement du terrorisme, forces disposant de compétences bien différentes de celles des forces armées traditionnelles. A défaut d'un équivalent du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), la Russie fait intervenir des forces spéciales formées à intervenir dans un théâtre d'opération traditionnel, et c'est bien cela que lui reproche la Cour.
Sur le plan strictement juridique, il ne fait guère de doute que la Cour européenne applique la jurisprudence issue de l'arrêt Finogenov, intervenue à propos d'une autre affaire de terrorisme tchétchène. Elle l'applique cependant avec une rigueur accrue, en particulier en contrôlant l'adéquation à la situation des armes utilisées. Surtout, elle affirme sa compétence pour apprécier l'organisation concrète de la lutte contre le terrorisme menée par un Etat, de la prévention à la répression. On peut dès lors se demander jusqu'où ira ce contrôle. La Cour exigera-t-elle bientôt de contrôler les services de renseignement des Etats, car l'essentiel de la prévention du terrorisme passe par leur action ? Aura-t-elle le même degré d'exigence à l'égard de la France ou de l'Allemagne qu'à l'égard de la Russie ? Il sera intéressant d'observer avec attention sa jurisprudence lorsque d'autres Etats seront mis en cause.
Sur la lutte contre le terrorisme : Chap 5, section 1 du manuel de libertés publiques.
=== POINT TROP N'EN FAUT ===
RépondreSupprimerComme toujours, vous nous permettez de comprendre l'incompréhensible, de croire, l'espace d'un instant, que nous sommes des sachants en matière de droit national et européen. Si cette décision est rassurante, aujourd'hui, sur le plan des principes, elle pourrait, demain, s'avérer plus problématique sur le plan pratique.
1. Une décision rassurante sur le plan des principes
En un temps où, sous la menace terroriste croissante,les Etats sont conduits à multiplier les mesures dérogatoires (état d'urgence) et les mesures restrictives des libertés (multiples lois de circonstance), il est rassurant que la Cour européenne des droits de l'Homme impose des limites précises aux dérives sécuritaires. C'est bien connu, quand on dépasse les bornes, il n'y a plus de limites. Souvent, les juridictions nationales, y compris les plus hautes, sont parfois timorés lorsqu'il s'agit de s'opposer aux dérives de la raison d'état que l'on qualifie de déraison d'état.
2. Une décision problématique sur le plan pratique
Ceci étant posé, le degré d'intrusivité de la Cour dans les pratiques suivies par les Etats (avant, pendant et après un attentat) dans leur lutte quotidienne contre le terrorisme interpelle. Si on comprend aisément que les autorités russes aient parfois (souvent) la main lourde en la matière méritent d'être rappelées à l'ordre, on comprendrait moins bien que les juges de Strasbourg puissent décider, ex cathedra sur les bords du Rhin, de l'opportunité de telle ou telle mesure opérationnelle prise souvent dans l'urgence dans d'autres pays. Sans parler de la possibilité de mettre au pas les Services de renseignement.
Le juste milieu est la chose la difficile à trouver surtout dans une période où la passion l'emporte sur la raison.
"Appliquez-vous à garder en toute chose le milieu" (Confucius).