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dimanche 7 décembre 2025

Les Invités de LLC - Bruno Mathis : Le ministère de la Justice a-t-il besoin d'IA ?

Bruno Mathis est chercheur associé au laboratoire Chrome, Université de Nîmes 



Le ministère de la justice a-t-il besoin d’IA ?

Bruno Mathis





Cela fait quelque temps que les professions du droit et la LegalTech s’intéressent à l’intelligence artificielle (IA). L’attention semble maintenant se déplacer vers le ministère de la Justice, puisque, ces douze derniers mois, trois rapports publics ont été consacrés au moins en partie aux perspectives de l’IA pour le ministère et les juridictions. L’un a été produit par la commission des lois du Sénat, un autre par la Cour de Cassation et un dernier par la Chancellerie. De la lecture de ces trois rapports se dégage une impression de techno-solutionnisme, c’est-à-dire d’une solution technique en quête de problèmes à traiter.

Ce réflexe n’est pas nouveau – ni d’ailleurs spécifique à la justice. La première étude entreprise au ministère, en 1977, pour évaluer l’état des lieux et les perspectives en matière d’informatisation, fait déjà le constat que le ministère a voulu "faire de l’informatique" et s’est demandé où l’appliquer. En 1986, alors que le Comité interministériel de l’informatique et de la bureautique dans l’administration et l’ENA produisent conjointement un rapport sur « les systèmes experts dans l'administration », la Chancellerie explique dans une plaquette qu’elle « se propose, en liaison avec les universités, de concevoir les premiers systèmes experts en matière judiciaire. Ils viseront à guider le magistrat dans le déroulement du raisonnement juridique en lui permettant de ne négliger aucune des possibilités offertes par les réglementations les plus complexes ». Elle alloue deux cent cinquante mille francs au développement d’un système d’expert appliqué au droit de la nationalité (on appelle aujourd’hui les systèmes experts des systèmes d’ « IA symbolique », mais il faut chercher pour en trouver). Sur une autre technologie, en 1997, le premier ministre Alain Juppé demande aux administrations d’utiliser EDIFACT, une norme onusienne, pour leurs échanges de données informatisées (EDI). En 1999,  le Comité central d'enquête sur le coût et le rendement des services publics, un service du Premier Ministre, se désole de constater « la quasi-inexistence de l’EDI dans la Justice ».





Des choix « à front renversé »



De nombreux rapports publics vantent ainsi volontiers les atouts de telle ou telle technologie dans une intention louable de modernisation. Il n’appartient pas moins à l’administration concernée de partir d’une analyse de ses besoins. Or, déjà en 1994, la Cour des comptes dénonce des choix stratégiques et techniques « à front renversé » au ministère de la Justice. Aujourd’hui encore, on est en droit de s’interroger sur les rares projets d’IA entrepris par le ministère de la justice.

Rappelons que l’intelligence artificielle d’aujourd’hui, dite « connexionniste », par opposition à l’IA symbolique, est une informatique fondée sur l’apprentissage et la probabilité au lieu d’être fondé sur des règles. Tout système de ce type est exposé à une marge d’erreur.

Encore faut-il assumer l’existence d’un risque puis définir son niveau acceptable. Dans son traitement d’anonymisation des décisions de justice, la Cour de cassation semble plutôt chercher le zéro-faute. Malgré une qualité un temps annoncée de 99 %, la Cour n’en a pas moins rajouté une couche d’informatique fondée sur des règles, comme la détection de plaque d’immatriculation ou de numéro de carte bancaire, et recruté une vingtaine d’agents afin de débusquer toutes les données personnelles qui seraient passées au travers du tamis de l’anonymisation. Auparavant, Légifrance anonymisait les décisions faisant jurisprudence en se fondant sur des règles, évidemment imparfaites, qui laissaient passer des erreurs, mais sans provoquer d’émoi. Il n’est pas démontré que l’IA répondait au besoin et s’imposait au prix de l’investissement consenti. 

Autre projet d’IA, Datajust, annoncé inopinément en pleine crise sanitaire, consiste à fabriquer un barème d’indemnisation des préjudices corporels à partir d’un apprentissage des décisions de justice rendues sur ce type de contentieux. Le besoin d’un tel barème est compréhensible, quoique discuté, mais alors que les grands projets de chaînes du contentieux, Cassiopée en pénal et Portalis en civil, sont en difficulté, il ne va pas de soi de s’engager dans une expérimentation complexe sur un sujet très sensible pour les avocats dont c’est la spécialité. Le projet est stoppé à peine deux ans après son lancement.

Un récent appel d’offres illustre encore la tentation du solutionnisme technologique. Le cahier des charges porte sur l’évolution du système d’information des relations humaines, et en particulier un module de gestion prévisionnelle des emplois, des effectifs et des compétences (GPEEC). Le chapitre en question est intitulé « GPEEC avec réflexion sur l’intelligence artificielle ». Le cahier des charges stipule que « l’intelligence artificielle doit faciliter la constitution des référentiels métiers et compétences, améliorer l’adéquation poste-profil des agents, renforcer la dimension prospective de la gestion des ressources humaines du ministère ». Le ministère envisage d’utiliser de l’intelligence artificielle sans savoir si elle est nécessaire au cas d’espèce.

Rappelons une évidence : l’analyse des besoins précède la définition d’une solution. L’IA se justifie pour tout besoin qu’on ne sait pas combler avec une informatique fondée sur des règles ou pour tout besoin qu’elle satisfait de façon plus efficace moyennant un niveau de risque acceptable. Et là où l’absence totale de risque fait partie de l’expression de besoin, il vaut mieux se diriger vers uneinformatique fondée sur des règles…

mercredi 3 décembre 2025

Affaire Rouillan : Un dialogue des juges un peu vif


Le 2 décembre 2025, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, a rejeté le pourvoi déposé par Jean-Marc Rouillan après sa condamnation à huit mois de prison ferme pour apologie publique d'acte de terrorisme, infraction prévue par l'article 421-2-5 du code pénal.

Rappelons que le requérant, Jean-Marc Rouillan, ancien membre d'Action Directe, a été condamné en 1989 à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de dix-huit ans pour avoir participé aux assassinats de l'Ingénieur général de l'armement René Audran et du PDG de Renault Georges Besse. Après avoir passé vingt-cinq ans en prison, il bénéficie d'une liberté conditionnelle en 2012. En février 2016, trois mois après les attentats terroristes de novembre 2015, il accorde une interview à un magazine, qualifiant de "courageux" les auteurs de ces attentats, ajoutant qu'"ils se sont battus courageusement" face à "deux ou trois mille flics autour d'eux".

L'arrêt du 2 décembre 2025 est la dernière étape d'une procédure de réexamen qui intervient après une décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui, le 23 juin 2022, avait sanctionné la France pour une première condamnation de Rouillan, y voyant une ingérence excessive dans sa liberté d'expression. Dans ce cas, le condamné peut saisir la Cour de révision et de réexamen (CRR) pour annuler sa condamnation, et renvoyer l'affaire devant une nouvelle juridiction pour qu'elle soit rejugée. 

En l'espèce; la cour d'appel de Toulouse a donc été chargée de ce réexamen et, le 19 décembre 2023, elle a persévéré dans la décision de condamner Jean-Marc Rouillan pour apologie publique d'acte de terrorisme. La Cour de cassation confirme donc aujourd'hui cette condamnation, écartant non seulement le pourvoi de l'intéressé mais aussi et surtout la jurisprudence de la Cour européenne.


La prison ferme


Au fil des décisions, la peine infligée à Rouillan a pu varier mais il n'en demeure pas moins qu'il a toujours été condamné à de la prison ferme. La CEDH, dans son arrêt de 2022, ne contestait pas la nécessité d'une sanction pénale dans le cas d'un discours qui ne pouvait être considéré comme la seule expression d'une opinion dérangeante ou même choquante. Dans le contexte des attentats de 2015,  il pouvait être interprété comme la défense publique d'actes terroristes.

D'abord condamné à huit mois fermes pour apologie en première instance, Rouillan va voir son acte déqualifié de complicité d'apologie en appel. Mais la peine est aggravée à dix-huit mois de prison dont dix avec sursis, ce qui revient à confirmer une peine de huit mois fermes. Après la procédure de réexamen, la cour de Toulouse prononce de nouveau la même peine, désormais confirmée par la cour de cassation.

Or la CEDH, précisément, avait estimé, dans sa décision Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mai 2011, qu'une peine de prison infligée dans le cadre d'un débat politique ou d'intérêt général n'est compatible avec l'article 10 de la convention européenne que dans des circonstances exceptionnelles. En l'espèce, elle avait estimé la peine disproportionnée, précisément en raison de son caractère privatif de liberté. La Cour de cassation s'oppose ainsi au raisonnement de la CEDH.



Fructueux dialogue des juges

Asterix en Hispanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1969


Le dialogue des juges


La décision de la Cour de cassation est rédigée avec suffisamment d'habileté pour lisser les divergences, montrer un dialogue des juges aussi apaisé que possible. Elle explique donc que les circonstances exceptionnelles invoquées par la CEDH pour justifier une éventuelle peine privative de liberté dans ce domaine sont remplies. La gravité des faits, le lourd passé criminelle du requérant, le contexte des attentats de 2015, tous ces éléments sont invoqués pour justifier ces circonstances exceptionnelles. Certes, mais il n'en demeure pas que la CEDH, saisie exactement de la même affaire et  du même contexte en avait jugé autrement.

Derrière une rédaction sereine, la Cour de cassation assume donc pleinement le choix des juges français de prononcer des peines privatives de liberté, y compris pour des infractions liées à la liberté d'expression. Ce faisant, elle réaffirme clairement la compétence du droit interne pour sanctionner les discours jugés justificateurs du terrorisme. et celle des juges internes pour apprécier la proportionnalité de la peine. La condition essentielle imposée par le droit européen réside dans la nécessité de motiver suffisamment leur décision. C'est d'ailleurs ce qui a été fait, et la cour de cassation  mentionne que les juges du fond ont montré que la peine de prison ferme infligée à Rouillan était parfaitement proportionnée à la gravité des faits.

La décision du 2 décembre 2025 témoigne d'une fermeté affichée de la  cour de cassation qui considère que des propos publics peuvent conduire leur auteur en prison. Sur ce point, elle envoie un message de fermeté aux juges du fond. Mais, bien au-delà de cette question, elle affirme aussi une marge d'appréciation nationale face à la CEDH. Elle rappelle qu'il n'appartient pas aux juges européens de fixer le quantum des peines. La qualification des faits et la gravité du contexte donnent lieu notamment à une appréciation des juges internes, qui ne peut leur être retirée par la CEDH.

Il est clair que la cour de cassation s'engage ici dans une relation un peu compliquée avec la Cour de Strasbourg. Toute condamnation à de la prison ferme pour apologie du terrorisme donnera désormais lieu à un recours devant la CEDH. Mais il semble que la cour de cassation attendent ces recours de pied ferme.




dimanche 30 novembre 2025

Les Invités de LLC : Joseph Lequinio - Discours sur le divorce, 17 février 1792

Joseph Marie Lequinio de Kerblay, avocat, fut député montagnard du Morbihan à l'Assemblée Législative, puis à la Convention. Ardent défenseur des droits des femmes, il s'est illustré en défendant le droit au divorce, qui allait être reconnu par la loi du 9 octobre 1792. Ce texte, redécouvert par Elisabeth Badinter, a été intégré dans son livre "Paroles d'hommes", publié chez POL en 2012.



Joseph LEQUINIO 



 

Discours du 17 février 1792 à l'Assemblée Législative






Chez toutes les nations les femmes ont vécu jusqu’ici dans une dépendance de leurs époux, ou plutôt dans un état vrai d’esclavage, toujours gradué sur le despotisme, dans le système politique du gouvernement. La dureté de cet esclavage décroît en même temps que les peuples deviennent plus policés et que l’instruction s’étend, mais la mesure de son affaiblissement n’égale pas les progrès de la liberté publique. Nous le prouvons bien, nous qui avons à peu près rompu nos chaînes politiques, et qui n’avons rien fait encore pour la liberté des femmes. Établissons-la donc aujourd’hui : instituons le divorce ; nous ne pouvons qu’y gagner en tout point, et pour la régénération des mœurs, sans laquelle la régénération des lois n’est qu’éphémère, et pour la liberté nationale même, et pour le bonheur public. Mais par une fatalité qui ne se conçoit pas, nous sommes gouvernés par nos habitudes, et l’habitude ensuite nous rend dupes des formes et des mots.

La multitude, qui ne réfléchit pas, s’effraie au seul mot divorce ; elle ne sent pas que cet établissement va devenir le gage de l’union dans les familles, et resserrer, par les prévenances, les soins et l’amitié, des nœuds relâchés par des jouissances, et que de mauvais traitements et la loi rendraient faciles à rompre.

N’a-t‑on donc jamais vu comment les moines s’abhorraient, et combien leur pesait l’étroite et rigoureuse obligation de toujours vivre ensemble ? N’a-t‑on jamais observé combien le sort abuse de son autorité, dès qu’il croit pouvoir l’exercer sans craindre de la perdre ? Ignore-t‑on combien l’époux, après le fatal serment, passe avec rapidité de l’état de soumission à l’exercice d’un empire si souvent tyrannique ? Oui, sans doute, il ignore tout cela, celui qui méconnaît la justice et la nécessité du divorce.

Plus j’y réfléchis, et plus je m’étonne de la longue enfance des sociétés à cet égard, et de la faiblesse ou de l’injustice des législateurs. J’entends des hommes se plaindre qu’ils ne trouvent pas dans la généralité des femmes les principes et les perfections qu’ils voudraient y rencontrer ; mais qu’ils réfléchissent et qu’ils se disent à quelles grandes qualités peut conduire la perspective assurée d’un esclavage perpétuel ? Combien de femmes n’ont jamais travaillé que pour un seul jour, celui du « mariage ; parce qu’elles étaient assurées de ne trouver le lendemain, à la place des guirlandes de l’hymen, que les lourdes et perpétuelles chaînes de l’obéissance aveugle à leurs époux ! Souvent, encore, pour prix de cette soumission, l’indifférence et même le dédain.

La constitution physique des femmes établira toujours, je le sais, de la différence entre leur constitution morale et la nôtre ; mais je sais aussi combien cette différence peut s’atténuer par le régime nouveau que doivent donner de bonnes lois ; je connais tout l’empire de l’éducation, toute l’énergie qu’inspire le sentiment de liberté, toute celle que donnera nécessairement au sexe la loi du divorce ; que l’on compare les femmes françaises, les moins gênées de l’univers, aux esclaves de Constantinople, et l’on sentira la justesse de mes idées. Quelle différence encore cependant de ce que sont actuellement les femmes en France, à ce qu’elles deviendront inévitablement après la loi du divorce.

Ce qu’il n’est pas inutile d’observer, c’est que la même loi produira de toute nécessité deux effets contraires dans les deux sexes : aux hommes elle donnera de la douceur, aux femmes de l’énergie ; les premiers cesseront d’être insensibles, injustes et dissipateurs ; et les femmes seront moins nonchalantes, ou moins et moins frivoles ; l’équilibre s’établira dans les dispositions des deux époux et de là le niveau des volontés, si facile aux amants et sans lequel il n’est point de bonheur social. 

Quelle émulation dans les travaux d’une jeune personne, si elle sait qu’elle en pourra tirer un jour un parti libre et avantageux à elle-même ! quels soins dans son éducation ! quelle perfection dans ses talents ! Eh bien ! est-il donc difficile de calculer la réaction de toutes ces causes sur nous-mêmes ?

L’on me fera, je pense, grâce de répondre à l’objection des hommes qui ne veulent d’autres perfections dans les femmes qu’une grande fortune et la soumission d’une esclave ; ils ne me verront point entrer en lice avec eux. Qu’ils soient heureux avec un goût si louable et si pur, j’y consens. Quant à moi, je veux une femme douce et sensible, je la veux spirituelle ; mais je la veux surtout libre et qu’on me défende contre moi-même des ennuis de l’uniformité ; je veux enfin qu’elle puisse à chaque instant me quitter pour ne la quitter jamais.




vendredi 28 novembre 2025

Mariage homosexuel : Vers la portabilité du statut familial


Dans une décision Cupriak-Trojan et Trojan c Wojewoda Mazowiecki du 25 novembre 2025, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) réunie en Grande Chambre oblige les autorités polonaises à transcrire sur leur registre d'état civil un mariage homosexuel contracté en Allemagne. Cette décision s'impose alors même que le système juridique polonais ne reconnaît pas le mariage des couples de même sexe.

Deux ressortissants polonais, dont l'un a également la nationalité allemande se sont mariés à Berlin en 2018, conformément au droit allemand. Désireux de s'installer en Pologne, ils demandent que leur mariage y soit reconnu, et puisse produire des effets juridiques dans ce pays. Les autorités polonaises écartent leur demande au motif que le mariage entre couples de même sexe heurte "les principes fondamentaux" de l'ordre juridique national. Aux yeux des juges du fond polonais, l'affaire n'est qu'un simple litige lié au statut personnel des époux, sans lien avec la liberté de circulation qui domine le droit européen. 

La cour de cassation polonaise va cependant éprouver quelques doutes sur ce sujet et saisit la CJUE d'une question préjudicielle sur la conformité de ce refus aux articles 20 et 21 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) portant respectivement sur la citoyenneté de l'Union et la libre circulation, à la lumière des articles 7 et 21 de la Charte des droits fondamentaux protège la vie privée et familiale et interdit la discrimination.


La citoyenneté de l'Union


Si le traité de Maastricht déclare qu'est "citoyen de l'Union européenne toute personne ayant la nationalité d'un État membre", il s'agit d'une citoyenneté de superposition, dépendante de la possession de celle d'un État membre. La liberté de circulation appartient ainsi aux citoyens des États membres. 

Dans sa jurisprudence Relu Andrian Coman du 5 juin 2018  imposait déjà aux États, "aux seules fins du droit au séjour", de reconnaître le conjoint de même sexe ressortissant d'un État tiers. Plus tard, l'arrêt V.M.A. c. Stolichna obstina Pancharevo du 14 décembre 2021 obligeait un État membre à reconnaître une filiation établie à l’étranger avec deux mères,  pour garantir à l’enfant l’exercice de ses droits de citoyen de l’Union. Enfin, la décision Mirin du 4 octobre 2024 avait étendu cette jurisprudence à la reconnaissance des changements d'état civil, nom et genre, réalisés dans un autre État membre.

La décision Cupriak-Trojan et Trojan c Wojewoda Mazowiecki franchit un pas supplémentaire, dans la mesure où il s'agit cette fois de deux citoyens de l'Union, ressortissants de l'État de destination. Il n'est donc plus question d'une reconnaissance purement fonctionnelle destinée à assurer le droit à une vie familiale de deux étrangers. Cette fois, la décision tend à une reconnaissance générale d'un statut marital, dès lors que cette reconnaissance conditionne l'exercice de multiples droits dérivés, comme la protection sociale, les droits successoraux etc. A l'inverse, l'absence de reconnaissance aurait contraint les deux époux à être considérés comme célibataires dans leur propre pays.

Bien entendu, la décision n'impose en aucun cas à la Pologne de faire figurer le mariage des couples de même sexe dans son droit positif. Elle énonce simplement que l'État d'origine ne peut pas refuser de reconnaître un statut familial légalement acquis dans un autre État membre, dès lors que ce refus porte atteinte à la vie familiale et, en l'espèce, au principe de non discrimination. La Pologne ne peut donc refuser la transcription dans ses registres d'état civil des mariages conclus à l'étranger. Que ces unions soient ou non homosexuelles n'est finalement pas pertinent.



Jean Marais et Jean Cocteau sur le tournage d'Orphée. 1948

Photo de Robert Doisneau


Influence de la cour européenne des droits de l'homme


Le dialogue des juges européens n'est pas étranger à cette solution, car la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait déjà rendu plusieurs décisions dans le même sens.

Dans son arrêt Przybyszewska et autres c. Pologne du 12 décembre 2023, la CEDH juge ainsi que l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme impose aux États l'obligation positive de définir un cadre juridique protégeant les couples de même sexe, afin qu'ils puissent avoir une vie familiale normale. Elle sanctionne donc le vide juridique opposé à un couple polonais marié à l'étranger. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans les arrêts Formela et autres c. Pologne du 19 septembre 2024 et Andersen c. Pologne du 24 avril 2025.


Vers la portabilité du statut familial


La décision de la CJUE, comme d'ailleurs la jurisprudence de la CEDH, vise directement la Pologne, pays régulièrement mis en cause pour sa politique discriminatoire envers les couples homosexuels. Indirectement, cette jurisprudence prend aussi l'allure d'un avertissement à d'autres États, notamment d'Europe centrale, dont le droit n'est guère différent de la législation polonaise. Tous devront sans doute, s'ils n'acceptent pas le mariage homosexuel, reconnaître les unions conclues dans un autre État membre.

Plus largement, on peut se demander si l'on n'assiste pas à une sorte de portabilité du statut familial, une unification européenne du droit de la famille. Celle-ci repose sur la citoyenneté européenne, la libre circulation et le principe de non-discrimination. Les choix faits par les États sont ainsi relativisés, car ils ne peuvent refuser le mariage homosexuel qu'à la condition que ce choix ne se traduise pas un vide juridique ou une absence de protection considérée comme discriminatoire. Autant dire que ces États sont grandement incités à finalement accepter le mariage des couples de même sexe. 


Le mariage des couples de même sexe Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 2 § 1 B

dimanche 23 novembre 2025

Les os du chevalier Bayard : le juge administratif censeur et sans reproche


A qui appartiennent les os du Chevalier Bayard, évidemment sans peur et sans reproche ? La question peut sembler surprenante mais la cour administrative d'appel (CAA) de Lyon a dû répondre, le 6 novembre 2025, à cette intéressante question. Elle a jugé qu'en l'espèce ils relevaient de la domanialité publique et étaient donc inaliénables.

A l'origine de l'affaire, un requérant M. G., persuadé d'être un descendant de Pierre Terrail, mieux connu sous le nom du Chevalier Bayard. Il sait que les archives départementales de l'Isère sont dépositaires depuis 1966 d'ossements provenant de l'ancien couvent des Minimes de la Plaine situé à Saint-Martin-d'Hères. Parmi ces ossements, certains sont attribués, par le requérant, à celui qu'il revendique comme son illustre ancêtre. Rien n'est moins certain, car des archéologues ont certes trouvé les restes de trois personnes, dont un officier, à Saint-Martin-d'Hères, mais il n'est pas clairement démontré, à ce jour, que cet officier soit Bayard.

Quoi qu'il en soit, M. G. en est persuadé. Dun premier courrier de 2016, il demande au département de cesser toute manipulation de ces ossements et d'en confier la conservation à un collectif réunissant les membres de sa famille, les pouvoirs publics, et des mécènes privés. La finalité n'est pas totalement désintéressée, car il souhaite exposer les os de l'ancêtre dans un musée. En 2020, il demande la restitution de ces ossements, cette fois pour leur offrir une sépulture. Après son décès, sa veuve et ses enfants reprennent l'instance et contestent les deux décisions implicites de rejet nées du silence des services départementaux.

On peut comprendre que le département n'ait pas pris l'affaire très au sérieux, et personne ne sera surpris du rejet opposé d'abord par le tribunal administratif de Grenoble en décembre 2021 puis par la Cour administrative d'appel de Lyon dans la présente décision. Malgré l'étrangeté de l'affaire, elle pose cependant des questions intéressantes.


Des restes humains, éléments du domaine public


La cour administrative rappelle que l'ordonnance du 21 avril 2006 portant partie législative du code de la propriété des personnes publiques (CG3P), ratifiée par la loi du 12 mai 2009, a largement refondu le droit de la domanialité publique. Elle créé une catégorie nouvelle, celle des biens mobiliers du domaine public, définis par l'article L 2112-1 CG3P comme "ceux présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique".

Les ossements litigieux ont été exhumés en 1937 lors de fouilles organisées dans l’ancien couvent des Minimes. Déposés en 1966 aux archives départementales de l’Isère, ils sont regardés comme appartenant à la commune de Saint-Martin-d’Hères conservés par les archives « dans l’exercice de leur mission de service public ». De ce double ancrage – propriété communale et affectation au service public archivistique – la cour déduit qu’ils appartenaient déjà au domaine public avant le CG3P, et qu'ils en relèvent encore davantage aujourd’hui en raison de leur intérêt historique et archéologique.

A cet égard, la décision de la CAA s'inscrit dans un mouvement général d'élargissement du domaine public mobilier, en faveur des biens culturels comme les archives, les collections des musées, les vestiges archéologiques etc. A ces biens, la CAA intègre des restes humains, ce qui a pour effet de les rendre inaliénables. Pour la famille, ou prétendue famille, du Chevalier Bayard, ce blocage de leurs revendications par la domanialité peut sembler sans coeur, même si elle est sans reproche juridiquement.



Bayard. Série de Claude Pierson. RTF. 1964


La domanialité, écran à la revendication des familles


Observons d'emblée qu'elle est considérée par la CAA comme un tiers n'ayant pas de droit particulier sur un bien qui appartient à la commune et qui a été déposé aux archives départementales, dépôt qui n'a pas été contesté à l'époque.

Sur le fond, M. G. et ses enfants invoquent une série de droits subjectifs dont l'importance est très loin d'être négligeable. Sont ainsi mentionnés le droit de la famille à honorer le défunt, le droit au respect des dernières volontés, ainsi que la valeur constitutionnelle de la liberté des funérailles issue de la loi du 15 novembre 1887.

Le problème est que ces droits et libertés ne disposent pas de fondement juridique solide. Le droit de la famille à honorer un défunt est un droit "reconstruit", plus ou moins déduit de plusieurs dispositions. L'article 16-1-1 du code civil tout d'abord, affirme que "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées (…) doivent être traités avec respect, dignité et décence".  Dans la réalité, ce sont les proches qui en assurent le respect. La famille n'a donc pas un droit réel sur le corps du défunt, mais un intérêt à agir pour faire respecter la dignité et l'intégrité de la dépouille. En l'espèce, la famille, si on veut bien la considérer comme telle, ne demande pas le respect de l'intégrité des ossements retrouvés, mais leur restitution.

Quant à la liberté des funérailles, on ne lui trouve pas de fondement constitutionnel, même si elle est mentionnée dans l'article 3 de la loi de 1887. Ces dispositions ne consacrent toutefois que le droit du défunt de fixer les conditions de ses funérailles. Certes, les dernières volontés du Chevalier Bayard n'ont pas traversé les siècles. Tué d'un coup d'escopette dans le dos en 1524 en Italie, il n'avait pas eu le temps de passer chez son notaire. En principe, en absence d'expression de la volonté du défunt, il appartient à la famille de pourvoir aux funérailles. Mais en l'espèce, les obsèques solennelles de Bayard se sont déroulées à la cathédrale de Grenoble, après que son corps ait été ramené en France, en 1524. La liberté des funérailles n'est donc pas réellement en cause.


Le principe de dignité


Le moyen le plus intéressant réside dans le principe de dignité qui exprimé dans l'article 16-1-1 du code civil et que le Conseil constitutionnel a érigé en principe constitutionnel par sa décision du 29 juillet 1994 rendue à propos de la première loi bioéthique. Le Conseil l'appuyait alors, de manière un peu acrobatique, sur le Préambule de 1946 qui s'ouvre par ces mots :" Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine (...)". De cette formule, le Conseil a déduit la valeur constitutionnelle du principe de dignité. Quant au Conseil d'État, on sait qu'il a introduit le principe de dignité dans sa jurisprudence avec le célèbre arrêt commune de Morsang-sur-Orge de 1995 confirmant l'interdiction par un maire d'un spectacle de "lancer de nain". 

Mais ce qui intéresse davantage le cas du Chevalier Bayard est le mise en oeuvre du principe de dignité par la Cour de cassation. Elle ne l'utilise que rarement, mais n'hésite pas à s'y référer lorsqu'il s'agit de contourner la règle selon laquelle le droit au respect de la vie privée disparaît avec son titulaire. A propos de la diffusion dans la presse de la photo de François Mitterrand sur son lit de mort, la chambre criminelle a considéré, le 20 octobre 1998, que le droit à la dignité du défunt subsiste après sa mort et que son non-respect peut donner lieu à une sanction pénale.

L'analyse serait convaincante si elle était applicable au cas du Chevalier Bayard. La cour administrative d'appel reconnaît qu'il appartient à la commune de veiller au respect de la dignité de la personne et de ses restes, au-delà de son décès. Mais ces dispositions ne font nullement obstacle à ce que les ossements retrouvés appartiennent au domaine public. Dans le cas présent, les requêtes de M. G. et de sa famille visaient uniquement à la remise de ces derniers aux "descendants" du défunt ou à un collège dédié à la création d'un musée. Aucune demande n'était formulée pour que les conditions de conservation au sein du domaine public de la commune soient modifiées, ni d'ailleurs de leur affectation au sein de ce domaine.

La cour administrative d'appel, sans heurts et sans reproches juridiques, se sort avec les honneurs d'une affaire particulièrement étrange. Elle parvient à écarter la requête sans poser la question qui fâche, celle du lien génétique entre les demandeurs et l'ancêtre qu'ils revendiquent. De fait, il écarte la demande d'expertise qui n'est pas utile à la solution du litige, la domanialité publique faisant obstacle à toute revendication. Il est vrai que cette fois le juge était confronté à une situation étrange. Un "expert" avait déjà conclu que les restes retrouvés étaient ceux du Chevalier Bayard, mais ce même "expert" avait déjà suscité un certain émoi en racontant avoir découvert l'ADN du Christ...


Le principe de dignité Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, introduction

jeudi 20 novembre 2025

Le droit à l'information et l'enquête judiciaire


Le 18 novembre 2025, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt Stanev et Comité Helsinki bulgare c. Bulgarie qui confirme que le droit à l'information d'intérêt public peut être protégé par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'il conditionne l'exercice de la liberté d'expression.

Les faits à l'origine de l'arrêt Stanev concernent la communication de documents détenus par le parquet de Sofia. Le Comité Helsinki bulgare, ONG de défense des droits de l’homme, préparait son rapport annuel et il a donc demandé au procureur des informations sur deux affaires, fortement médiatisées, de décès de migrants à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie. L'ONG demande donc si des poursuites sont engagées et sur quelle qualification pénale. Elle veut connaître l'état d'avancement du dossier et si il existe un acte d'accusation. Mais le parquet écarte la demande au motif que les informations liées à la procédure pénale relèvent exclusivement du code de procédure pénale et que la loi relative à l'accès à l'information publique n'est pas applicable en l'espèce. Alors que les juges du fond avaient, dans un premier temps, donné satisfaction à l'ONG, la cour suprême bulgare confirme le refus du parquet.

La CEDH sanctionne les juges bulgares pour une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression et d'information. Le but de la demande était en effet de permettre à l'ONG de remplir sa mission, qui est d'informer le public sur des sujets d'intérêt général, en l'espèce le décès de migrants aux frontières du pays.


Les critères de l'arrêt Magyard Helsinki Bizottsag c. Hongrie


Sur le fond, la décision met en oeuvre les critères dégagés par la décision de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016

La Cour commence par s'interroger sur le but de la demande d'information et elle constate que l'ONG avait pour objet de rédiger un rapport sur les droits de l'homme, sujet évidemment d'intérêt général.Dans l'arrêt Girginova c. Bulgarie du 4 mars 2025, la Cour avait déjà jugé d'intérêt général la requête d'un journaliste qui s'était vu opposer le secret de la défense nationale alors qu'il enquêtait sur les poursuites pénales engagées contre l'ancien ministre de l'Intérieur. Le second critère est totalement lié au premier, car il porte sur la nature des informations sollicitées. En l'espèce, l'ONG voulait savoir si les autorités bulgares avaient suscité une enquête pénale sur des allégations de violences mortelles contre des migrants. Là encore, la CEDH s'est prononcée à de nombreuses reprises sur de tels faits, jugeant, comme dans l'arrêt N. D. et N. T. c. Espagne du 13. février 2020, qu'ils relevaient du débat d'intérêt général.

Le troisième critère se réfère à la personne du demandeur, en l'espèce une ONG. La CEDH considère depuis l'arrêt Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie du 14 avril 2009 qu'une ONG remplit le même rôle que la presse, celui de "chien de garde" de la démocratie, et qu'elle doit donc pouvoir accès à l'information dans des conditions identiques. 

Enfin, le quatrième critère est celui de l'existence même de l'information demande et donc de sa disponibilité. Dans le cas présent, les autorités turques avaient annoncé publiquement avoir demandé à la Bulgarie de diligenter une enquête sur la mort des migrants, et il était donc certain qu'un dossier pénal existait sur l'affaire.

De tous ces éléments, la CEDH déduit que le refus de communiquer les informations demandées emporte une ingérence excessive dans la liberté d'expression. La Cour reproche aux juges bulgares de s'être bornés à affirmer, sans autre explication que les règles spéciales de la procédure pénale excluaient l'application de la loi générale sur l'accès à l'information. De fait, les juges bulgares se sont refusés à apprécier l'équilibre entre l'intérêt public de la transparence et les nécessités de confidentialité de l'enquête. Aucun examen concret n'a eu lieu, alors que le parquet de Sofia aurait pu fournir une information minimale portant, par exemple, sur l'existence même d'une enquête pénale.




On nous dit rien, on nous cache tout

Jacques Dutronc. 1967


Le droit français


Si la décision s'inscrit dans une jurisprudence déjà acquise, elle permet néanmoins de s'interroger sur son articulation avec le droit français. On sait que le code des relations entre le public et l'administration (CRPA) a intégré la loi du 17 juillet 1978 qui consacre un droit d'accès aux documents administratifs. En cas de refus de communication, la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) a pour mission de rendre des avis sur le caractère communicable ou pas des pièces demandées.

D'une manière générale, la jurisprudence française semble en conformité avec le droit de la convention européenne. Dans l'arrêt d'assemblée rendu le 12 juin 2020 à propos des archives présidentielles de François Mitterrand, le Conseil d'État fonde la liberté d'accès aux documents à la fois sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et sur l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il impose en même au juge du fond une mise en balance des intérêts en présence, protection de certains secrets et accès à des documents historiques. Quant à la CADA, elle reprend exactement les critères de l'arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie dans un avis du 21 juillet 2022, rendu à propos d'une demande d'accès aux archives du Service d'Action Civique (SAC).

Doit-on déduire que le dialogue des juges, et des autorités indépendantes, se déroule dans un mode idyllique ? Pas tout à fait, car il subsiste une tension en matière de secret de l'enquête pénale. L'article 11 du code de procédure pénale pose  en effet le principe du secret de l'instruction qui lie toutes les personnes qui y concourent. La tentation est alors grande d'invoquer cet article pour verrouiller toute demande d'accès à l'information.

Bien entendu, la CEDH ne condamne pas le secret de l'enquête, pas davantage que celui de l'instruction. En revanche, la décision Stanev impose une obligation de motivation et de proportionnalité de la décision de refus de communication. On peut penser qu'elle est déjà remplie dans la plupart des cas, et l'on sait que les procureurs se voient confier une mission de communication, en particulier dans les affaires sensibles ou fortement médiatisées. Elle les conduit souvent à donner, en particulier à la presse, une information mettant en balance la légitimité des demandes d'information et les nécessités de l'enquête.  La Cour européenne rappelle simplement que cette recherche doit être systématique, ce qui n'est sans doute pas toujours le cas. 


samedi 15 novembre 2025

Boycott des produits israéliens : la fin de la saga Baldassi


La chambre criminelle de la cour de cassation, dans une décision du 4 novembre 2025, écarte le pourvoi déposé par différentes associations qui contestaient la relaxe prononcée à l'égard de militants ayant appelé au boycott de produits israéliens. 

Il s'agit là de l'ultime développement de l'affaire Baldassi dont les faits remontent en 2009 et 2010. Une campagne initiée par des militants "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS). Ce groupement s'était constitué à la suite de l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ».

En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. Mais différentes associations comme la Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme portent plainte pour provocation à la discrimination, délit prévu par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Dans un premier temps, les militants sont condamnés à une amende de 1000 € avec sursis. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.



Palestine, terre de mes douleurs. Julio Iglesias


L'appel au boycott, une expression politique fortement protégée


Mais le feuilleton n'est pas fini, car c'était compter sans la Cour européenne des droits de l'homme qui, le 11 juin 2020, condamne la France dans son arrêt Baldassi. Elle estime que la sanction pénale de l'appel au boycott constitue une ingérence excessive dans la liberté d'expression. A la suite de la décision de la cour de révision le 7 avril 2022, l'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Paris qui prononce la relaxe des militants le 14 mars 2024. Elle s'achève le 4 novembre 2025 avec le rejet de l'ultime pourvoi des associations requérantes.

De cette saga contentieuse, on doit déduire que la cour de cassation a pleinement adopté la jurisprudence de la CEDH. L'appel au boycott est désormais considéré comme une expression politique fortement protégée. La chambre criminelle l'avait déjà rattaché à la liberté d'expression dans un arrêt du 7 octobre 2023, à propos d'un appel à boycotter les produits israéliens organisé par des militants du même groupe devant une pharmacie lyonnaise.

Elle le confirme aujourd'hui, et la chambre criminelle reprend, pratiquement mot à mot, l'argumentaire développé par l'arrêt Baldassi de la CEDH. Elle affirme ainsi que "le boycott est une modalité d'expression d'opinions protestataires". Ce mode d'expression est donc protégé par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne saurait être poursuivi, en tant que tel, comme une discrimination ou une incitation à la discrimination.

De manière plus générale, cette jurisprudence s'inscrit dans la tendance qui protège l'expression politique avec une attention particulière. La vivacité du débat y est particulièrement tolérée, et l'arrêt de la CEDH Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015 affirme que  la liberté d'expression "vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui. 


Discrimination et traitement différencié


Il n'empêche qu'il convient tout de même de s'assurer que l'appel au boycott n'est pas susceptible, dans certaines circonstances, de constituer un appel à la discrimination d'autrui. Le juge exerce alors un contrôle approfondi, examinant le contenu du message, le contexte, les modalités de l’action pour déterminer si la ligne rouge de l’appel à la haine ou à la discrimination est franchie.

En l'espèce, il n'en est rien. La chambre criminelle fait observer que les militants poursuivis se bornaient à demander le respect du droit international par l'État d'Israël, et ils dénonçaient la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés. Leur action s'inscrivait donc dans un débat d'intérêt qui justifie un « niveau élevé de protection de la liberté d’expression".

La décision du 4 novembre 2025 témoigne ainsi d'un resserrement de l'incrimination de provocation à la discrimination, tout traitement différencié ne pouvait être qualifié comme telle. La cour de cassation confirme la décision de la cour d'appel qui avait relevé que les militant n'avaient proféré aucune injure raciste ou antisémite, qu'aucune plainte de clients du supermarché n'avait été déposée, et qu'aucune violence ni menace n'avait accompagné l'action militante.

Si les propos et actions  incitaient toute personne concernée à opérer un traitement différencié au détriment de producteurs installés en Israël », ils "ne renfermaient pas pour autant de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence". Les producteurs visés par l'opération n'étaient pas visés en raison de leur appartenance à la nation israélienne mais en raison de leur soutien supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays. Pour les militants, ce soutien se manifestaient par le fait que les biens vendus étaient produits dans les territoires occupés.

La saga Baldassi n'a donc pas été inutile même si les associations requérantes espéraient sans doute un autre résultat. Elle a permis de réintégrer l'appel au boycott dans ce qu'il n'aurait jamais dû cesser, c'est à dire l'élément d'un débat politique. A cet égard, les propos peuvent être virulents, mais c'est souvent le cas dans le registre de la dénonciation politique. En l'espèce, les militants n'ont jamais visé "les juifs" ni même "les Israéliens", en tant que groupe. Ils se bornent à appeler à un geste de consommation qui consiste à ne pas acheter certains produits, et ne vise pas les personnes. Enfin ils ciblent exclusivement l'État d'Israël et ses dirigeants. Sur ce point, on peut penser que la cour de cassation vient rappeler, fort à propos, que la liberté d'expression autorise chacun à critiquer le gouvernement israélien, sans être immédiatement qualifié d'antisémite. 


Liberté d'expression Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9

mardi 11 novembre 2025

Le contrôle judiciaire de Nicolas Sarkozy : Beaucoup de bruit pour rien

Nicolas Sarkozy a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à cinq année de prison dans l'affaire libyenne. Cette condamnation a été accompagnée d'une exécution provisoire et il a effectivement été incarcéré le 21 octobre 2025. Il a évidemment fait appel de sa condamnation, ce qui a conduit à une requalification de sa privation de liberté en détention provisoire. Le 10 novembre 2025, la cour d'appel de Paris, statuant dans le cadre du régime juridique de la détention provisoire, a ordonné sa mise en liberté sous contrôle judiciaire.


La mise en liberté


Rappelons que la demande de mise en liberté d'un détenu à la suite d'un appel est régie par l'article 148-1 et du code de procédure pénale. Il énonce que "la mise en liberté peut être demandée par toute personne mise en examen, tout prévenu ou accusé, et en toute période de la procédure." Lorsqu'une juridiction de jugement est saisie, en l'espèce la cour d'appel, il lui appartient de statuer sur la détention provisoire. L'article 148-2 du même code précise ensuite que "Lorsque la personne a déjà été jugée en premier ressort et qu'elle est en instance d'appel, la juridiction saisie statue dans les deux mois de la demande". Nicolas Sarkozy a été condamné le 25 septembre et incarcéré le 21 octobre et c'est donc à cette date que ses avocats ont pu formuler une demande de mise en liberté. Celle-ci a donc été examinée à l'issue d'un délai de trois semaines. Alors que la justice est particulièrement encombrée, ce n'est pas vraiment l'indice d'un mauvais traitement.

La procédure en elle-même n'a donc rien de surprenant, et l'on souhaiterait que toutes les demandes de mise en liberté soient traitées avec une diligence identique. En revanche, le contrôle judiciaire imposé à l'intéressé suscite le débat. 





Le contrôle judiciaire


Là encore, il convient de se référer au texte de l'article 144 du code de procédure pénale qui énonce les conditions du placement en détention provisoire. Celle-ci ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle "constitue l'unique moyen de parvenir à l'un ou plusieurs des objectifs suivants", c'est-à-dire les conservation des preuves, les risques de pressions sur les témoins ou les victimes, la concertation frauduleuse avec les co-auteurs et complices, la protection de la personne elle-même, la garantie du maintien à la disposition de la justice, et enfin la cessation de l'infraction ou la prévention de son renouvellement.

Lorsque ces conditions ne sont pas, ou plus, réunies, la mise en liberté sous contrôle judiciaire peut être prononcée. L'article 138 du code de procédure pénale dresse une liste de neuf contraintes susceptibles d'être imposées à la personne mise en liberté. Nicolas Sarkozy est soumis à deux de ces obligations.

La première est l'interdiction de quitter le territoire. Contrairement à ce qu'affirment certains de ses soutiens sur les plateaux de télévision, la justice n'envisage pas un risque de fuite. Elle redoute toutefois qu'un ancien président de la République puisse avoir quelques facilités pour entrer en contact avec des témoins résidant l'étranger. Le risque est donc la pression ou la concertation avec ces témoins.

La seconde contrainte réside dans l'interdiction faite à Nicolas Sarkozy d'entrer en contact avec ses co-accusés et c'est encore le risque de concertation qui est visé. Surtout, figure dans la liste l'interdiction de communiquer "avec le ministre de la Justice en exercice, les membres de son cabinet et tout cadre du ministère de la justice susceptible d’avoir connaissance des remontées d’informations prévues par les articles 35 et 39-1 du Code de procédure pénale". La cour d'appel motive cette mesure par la nécessité "d'éviter un risque d'obstacle à la sérénité des débats et d'atteinte à  l'indépendance des magistrats".


L'interdiction de tout contact avec le ministre de la Justice


Bien entendu, les soutiens, notamment médiatiques, de Nicolas Sarkozy, ont vu dans cette mesure une sorte de vengeance des juges, furieux de la visite rendue par Gérald Darmanin à l'ancien président emprisonné. On note toutefois que l'interdiction de contact vise "le ministre de la Justice en exercice", et non pas Gérald Darmanin intuitu parsonae. La précision est d'importance si l'on considère à la fois l'actuelle rapidité de la succession des gouvernements et les motifs de cette interdiction.

Loin d'une vengeance, la mesure apparaît  comme un moyen d'assurer l'indépendance des magistrats de la cour d'appel. On observe que le ministre n'est pas le seul visé par l'interdiction, mais encore les membres de son cabinet et tout cadre du ministère susceptibles d'avoir connaissons des remontées d'informations. Les articles 35 et 39-1 du code de procédure pénale prévoient en effet que des "rapports particuliers" peuvent être demandés par le procureur général aux procureurs de la République ur des affaires en cours et ensuite être adressés au ministre de la Justice. Dans sa décision du 14 septembre 2021, le Conseil constitutionnel a affirmé la constitutionnalité de ces rapport particuliers. Certes, la décision mériterait d'être citée dans une anthologie de la langue de bois, car le Conseil constitutionnel feint de considérer que ces remontées d'informations "ont pour seul objet de permettre au ministre de la Justice, chargé de conduire la politique pénale (...), de disposer d'une information fidèle et complète sur le fonctionnement de la justice (...)". Cette joyeuse hypocrisie permet de valider les rapports particuliers.

L'interdiction de tout contact formulée par la cour d'appel vise donc à empêcher que la personne mise en cause ait accès à des informations liées à l'affaire en cours. Le risque est loin d'être négligeable si l'on considère qu'un ancien Président de la République peut aisément avoir des contacts avec le Garde des Sceaux, surtout si l'on se souvient que ce dernier lui a publiquement témoigné son soutien en allant le voir en prison. 

Le risque n'est pas nul, si l'on considère que la Cour de justice de la République (CJR) a condamné, le 30 septembre 2019 un ancien Garde des Sceaux à une peine d'un mois d'emprisonnement avec sursis accompagne d'une amende de 5000 €. Celui-ci avait transmis des éléments confidentiels d'une enquête préliminaire à la personne mise en cause, éléments précisément obtenus par des remontées d'informations. Le risque de fuite est donc loin d'être nul, et l'on comprend que les magistrats de la cour d'appel se soient efforcés de le prévenir.

Le contrôle judiciaire de Nicolas Sarkozy n'a donc rien d'extraordinaire. Il répond exactement aux conditions posées par le code de procédure pénale. Certes, les soutiens de l'ancien président de la République monopolisent l'espace médiatique en affirmant, comme ils l'ont fait lors du jugement du tribunal correctionnel, le caractère exceptionnel de la procédure. Nicolas Sarkozy serait l'innocente victime d'un complot judiciaire, et le complot de la cour d'appel viendrait couvrir le complot du tribunal correctionnel, couvrant lui même le complot des juges d'instruction qui, couvrait, bien entendu, le complot de l'enquête préliminaire etc. 

Mais le problème n'est pas là. Ce n'est pas la procédure qui est exceptionnelle, c'est le prévenu. Si un trafiquant de drogue placé sous contrôle judiciaire se voit interdire de communiquer avec les dealers de son quartier, un ancien président de la République sous contrôle judiciaire se voit interdire de communiquer avec le ministre de la Justice. A chacun selon son milieu...


L'indépendance des jugesManuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 1 D


vendredi 7 novembre 2025

Obstination déraisonnable : Rendez-vous avec la mort


Le 3 novembre 2025, le juge des référés du Conseil d'État a rendu une ordonnance décidant l'arrêt des traitements d'un patient hospitalisé à l'Institut Gustave Roussy. M. T., âgé de 64 ans, était maintenu en vie par ventilation mécanique et il était victime de lésions cérébrales profondes après plusieurs arrêts cardio-respiratoires. 

Dans un premier temps, la fille de M. T. avait obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Melun la suspension de la décision d'arrêt des traitements. Il se fondait sur les rapports de deux experts extérieurs à l'Institut, un neurologue et un anesthésiste, réanimateur qui déclaraient avoir constaté que M. T. tournait la tête quand sa fille le stimulait. Ils en déduisaient une "réactivité minimale" qui avait fondé la décision de suspendre la décision de l'équipe médicale. Le juge des référés du Conseil d'État s'est, quant à lui, fondé sur l'avis de l'équipe médicale augmentée d'un médecin extérieur qui constatait à l'inverse "un coma profond avec absence de réactivité". Ces querelles d'experts sont fréquentes mais le Conseil d'État préfère finalement se fier à l'équipe médicale qui a soigné le patient et connaît parfaitement l'évolution de son état. 

Sur le plan strictement juridique, l'ordonnance de référé repose sur les loi Léonetti du 22 avril 2005 et Léonetti-Claeyss du 2 février 2016. Sur leur fondement, l'article L 110-5 al. 2 du code de la santé publique énonce : "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Dans ce cas, le patient est placé, jusqu'à son décès, dans un état de sédation profonde, c'est à dire une altération de sa conscience associée à une analgésie.


L'obstination déraisonnable


L'ordonnance du 3 novembre 2025 s'appuie évidemment sur l'arrêt Lambert rendu par l'Assemblée du contentieux le 24 juin 2014. Le Conseil d'État affirme alors que l’arrêt d’un traitement de maintien en vie peut être légalement décidé lorsque sa poursuite constituerait une obstination déraisonnable au sens de la loi. Le juge exerce alors un contrôle normal sur la régularité de la procédure collégiale et l'adéquation de la décision aux éléments médicaux du patient.

Chaque affaire est donc unique, et ni l'inconscience du patient ni sa situation de dépendance ne suffisent, par eux-mêmes, à caractériser cette obstination déraisonnable. Dans le cas de M. T. , le Conseil d'État reprend l'ensemble du dossier, et constate que la médecin est désormais impuissante. Il note ainsi que "son état neurologique ne saurait exclure l'absence de toute souffrance et qu'il ne peut plus bénéficier d'un traitement antalgique ou morphinique". Il importe donc peu que M. T. tourne la tête quand il est stimulé par sa fille, dès lors que son maintien en vie par une ventilation prolongée ne peut plus lui apporter autre chose qu'une souffrance accrue.

L'obstination déraisonnable s'apprécie donc au cas par cas, en considérant l'ensemble du dossier. En témoigne la situation, encore plus douloureuse, des enfants. Les juges prennent alors en considération les chances d’amélioration de la situation de l’enfant aussi bien que la capacité des parents à accepter l’arrêt des traitements. Dans une ordonnance de référé du 5 janvier 2018, le juge des référés du Conseil d'État admet l'interruption des traitements dans le cas d'une jeune fille de quatorze ans, en état végétatif depuis plusieurs mois. Par un arrêt Afiri et Biddarri c. France du 23 janvier 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a ensuite déclaré irrecevable l'ultime recours des parents de cette jeune fille, confirmant ainsi la conformité du droit français à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En revanche, le 24 avril 2023 il suspend la décision d’arrêt des traitements pour une enfant de deux ans. Invoquant une possibilité, purement hypothétique, d’amélioration de la santé de la jeune patiente, le juge laisse ainsi aux parents le temps d’accepter une décision douloureuse.  



 What Power are Thou. King Arthur. Acte 3 scène 2

Purcell. 1691

Deller Consort


          Les directives anticipées 

 

A ces conditions de fond, le législateur a ajouté des conditions de procédure. Le consentement du patient à la renonciation aux soins peut être exprimé par tout moyen, dès lors qu'il est conscient. Lorsqu'il n'est pas en état de s'exprimer, il peut avoir pris la précaution de rédiger des « directives anticipées » ou désigné une « personne de confiance » chargée de faire connaître sa volonté. Ces directives anticipées ont été jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision QPC Mme Zohra M.,du 10 novembre 2022. 

Dans le cas de l'ordonnance du 3 novembre 2025, la fille de M. T. invoque l'existence de directives anticipées demandant la poursuite des traitements en vue d'un maintien en vie. Mais ce document n'a pas été porté à la connaissance de l'équipe médicale, lors de entretiens avec la famille portant sur l'arrêt des traitements actifs. Elles ne sont mentionnées que dans le rapport des experts mandatés par la requérante. 

Le juge des référés aurait sans doute pu s'appuyer sur l'arrêt de la CEDH Medmoune c. France rendu le 2 décembre 2022.  A propos de directives dans lesquelles le patient demandait de le maintenir en vie à tout prix, la Cour a admis la position des juges français estimant que, dans l'état du patient, le traitement relevait d'une obstination déraisonnable.  

Mais l'ordonnance du 3 novembre 2025 s'appuie plutôt sur la décision du Conseil constitutionnel Mme Zhora M. du 10 novembre 2022. Elle admet que le principe du consentement trouve une limite lorsque ces directives se révèlent "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale". Tel est le cas dans la situation de M. T., ses directives anticipées sont inappropriées et largement dépassées par rapport à son état actuel. Il est constant en effet qu'aucun traitement n'est plus en mesure de guérir sa maladie ou d'améliorer son pronostic neurologique. 

On ne doit pas déduire de cette décision que le juge écarte les directives anticipées comme il l'entend. Elles conservent une puissance réelle dans la procédure, mais leur effectivité suppose qu’elles soient connues, accessibles et surtout adaptées à la situation du patient. 

La presse mentionne que la fille de M. T. entend désormais saisir la CEDH d'une demande de mesures provisoires visant à empêcher l'arrêt des traitements. Ses chances de succès sont très limitées dans la mesure où toutes les décisions de la CEDH intervenues dans ce domaine ont déclaré le droit français conforme à la convention. Il s'appuie en effet sur l'idée d'un équilibre entre le refus de l'acharnement thérapeutique, la décision collégiale de suspension des traitements prise par une équipe médicale, et un contrôle juridictionnel qui prend en considération tous les éléments du dossier. Bien entendu, cet équilibre pourrait être modifié sir la loi relative à la fin de vie, encalminée devant la parlement, était finalement votée. Mais la procrastination des autorités compétentes laisse penser que ce n'est pas pour tout de suite.


Le droit de mourir dans la dignité Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7,  section 2 § 2 A