En l'espèce, le requérant est un conseiller municipal de Mayotte condamné pour détournement de fonds publics et prise illégale d'intérêts. Il a immédiatement fait appel de sa condamnation, mais au moment de l'appel, le préfet, conformément à la loi, avait déjà déclaré l'élu démissionnaire d'office de ses mandats locaux. Il a donc déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant les dispositions législatives qui lui sont appliquées. Il est rejoint dans son recours par deux autres élus locaux condamnés pour manquement à la probité et également déclarés démissionnaires d'office, l'un est l'ancien maire de Toulon, l'autre est aussi un ancien élu de Saint-Thibault-des-Vignes.
Marine Le Pen n'est pas partie à cette affaire, mais les yeux des commentateurs sont tournés vers elle. La date de la décision n'est en effet pas anodine : le verdict du tribunal correctionnel sur le détournement de fonds publics qui lui est reproché dans l'affaire des assistants parlementaires européens est attendu dans les jours qui viennent.
Le Conseil constitutionnel prend bien soin de dissocier les deux affaires, d'autant que les fondements juridiques ne sont pas les mêmes. Pour les faits reprochés à Marine Le Pen, l'article 432-17 du code pénal prévoit l'inéligibilité, qui est devenue obligatoire avec la loi du 9 décembre 2016. Dans le cas précis de Marine Le Pen, on observe que les faits reprochés se sont déroulés entre 2004 et 2016, sans davantage de précision. Quoi qu'il en soit, cela conduit à constater que l'inéligibilité automatique ne pourrait être prononcée que si le tribunal pouvait lui reprocher des détournements postérieurs au 10 décembre 2016.
Le problème ne réside cependant pas dans le caractère obligatoire de la peine complémentaire, mais dans son exécution immédiate, appelée en droit pénal "exécution provisoire". Et sur ce point, la QPC du 28 mars 2024 donne des réponses à des questions posées aussi bien par des élus locaux que par une éventuelle candidate aux élections présidentielles.
Le caractère suspensif de l'appel
Le droit français a toujours reposé sur le principe du caractère suspensif de l'appel et du pourvoi en cassation. La seule exception réside dans la situation des personnes condamnées à un emprisonnement qui peuvent être maintenues en détention provisoire, à condition bien entendu que les conditions liées à cette détention soient remplies et que la mesure soit sérieusement motivée. Mais, dans ce cas, il s'agit bien de détention provisoire et la peine ne sera exécutée qu'à partir du moment où l'appel ou le pourvoi sera jugé.
En l'espèce, les élus locaux se plaignent d'être privés du droit à un recours juridictionnel effectif. Le Conseil constitutionnel reconnaît en général, en se fondant sur l'article 16 de la Déclaration de 1789, qu'il "ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction". Mais le Conseil estime, dans le cas présent, que ce droit au recours n'est pas atteint. Le préfet se borne en effet à exercer une compétence liée, conséquence de la condamnation pénale pour atteinte à la probité. Sur le plan formel, le droit de faire appel contre la condamnation prononcée par le juge pénal n'est pas modifié. De même, la démission d'office prononcée par le préfet peut faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État qui aura pour conséquence de suspendre l'application de l'arrêté.
La décision repose sans doute sur une analyse très formelle de la procédure, mais le Conseil opère une distinction qui, juridiquement, ne manque pas de pertinence. Car ce n'est pas tant le droit au recours qui est en cause que le droit à l'éligibilité.
Voutch
Le droit à l'éligibilité
En effet, l'élu n'est pas privé du droit au recours, mais du droit d'exercer un mandat, alors même que la sanction n'est pas devenue définitive. Et il en est privé immédiatement, avant d'avoir pu exercer ce recours. C'est d'ailleurs sur une éventuelle atteinte au droit à l'éligibilité que le Conseil d'État avait fondé sa décision de renvoi, estimant que ce moyen d'inconstitutionnalité présentait un caractère sérieux.
Cette fois, le Conseil se fonde sur l'article 6 de la Déclaration de 1789 qui énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Le droit d'éligibilité a ainsi un fondement constitutionnel très puissant, et le Conseil précise, dès sa décision du 12 avril 2011, que la loi ne saurait en priver un citoyen que "dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur".
De son côté, le Conseil d'État, dans une jurisprudence constante, applique les dispositions législatives votées en 2016. Par exemple, un arrêt du 29 mai 2024, constate que "le préfet de la Haute-Garonne était tenu, après avoir constaté que Mme B. était privée du droit électoral, de la déclarer immédiatement démissionnaire de son mandat de conseillère municipale (...)". Cette obligation s'impose en cas de condamnation d'inéligibilité devenue définitive, mais aussi lorsqu'elle est assortie d'une exécution provisoire.
Il convient évidemment de s'interroger sur les fondements de cette atteinte immédiate au droit à l'éligibilité, et on doit reconnaître que la motivation des juges manque un peu de substance. La chambre criminelle de la Cour de cassation affirme ainsi, dans une décision du 4 avril 2018, que l'exécution provisoire "répond à l'objectif d'intérêt général visant à favoriser l'exécution de la peine et à prévenir la récidive". La formule a fait jurisprudence, et est reprise à l'identique dans une décision du 21 septembre 2022. Le Conseil constitutionnel reprend à peu près cette formulation en affirmant que les dispositions contestées "visent à garantir l’effectivité de la décision du juge ordonnant l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité afin d’assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et de prévenir la récidive". Il précise ensuite qu'il s'agit de renforcer l'exigence "de probité et d'exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants".
Certes, on ne peut qu'adhérer aux principes mentionnés, mais ils n'expliquent pas pourquoi il est absolument nécessaire de priver un élu de son droit à l'éligibilité avant qu'il ait pu contester la peine qui le frappe.
La réserve d'interprétation
Précisément, l'essentiel de la décision est dans la réserve que prononce le Conseil, réserve qui peut s'appliquer aussi bien à un élu local qu'à une potentielle candidate à la présidence de la République.
Le Conseil commence par rappeler les garanties qui entourent le prononcé d'une peine assortie de l'exécution provisoire. Il rappelle le principe du contradictoire qui permet à l'intéressé de présenter sa défense et de "faire valoir sa situation". Il précise que le juge pénal peut moduler la durée de l'inéligibilité et même décider de ne pas la prononcer "en considération des circonstances propres à chaque espèce".
Tout cela n'est pas très nouveau, mais la formule essentielle réside dans le fait qu'il revient au juge pénal "d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur." Dans l'affaire qui lui est soumise le 28 mars 2025, le Conseil estime que l'atteinte à l'éligibilité n'est pas disproportionnée.
Mais au-delà des élus locaux, le texte de cette réserve d'interprétation est un véritable message aux juges qui vont bientôt rendre leur verdict dans l'affaire Le Pen. Il est clair que la "préservation de la liberté de l’électeur" est un argument essentiel pour écarter l'inéligibilité immédiate dans le cas d'une potentielle candidate aux élections présidentielles. Une partie des électeurs se sentirait évidemment privée de voter pour la candidate de son choix.
Le Conseil constitutionnel s'en sort bien. Fondée en droit, la décision n'est pas sans avantages de nature plus politique. Déclarer inconstitutionnelles les dispositions contestées aurait certainement conduit quelques esprits chagrins à affirmer que le Conseil rendait un petit service à Marine Le Pen, en échange du soutien indirect que son parti a apporté à la désignation de Richard Ferrand. La technique de la réserve d'interprétation lui permet de se montrer plus discret, en donnant tout simplement aux juges du fond un instrument juridique pour concilier une peine pénale et l'éligibilité.
Pour être franc, votre exégèse de cette décision du Conseil constitutionnel était attendue avec une impatience non feinte tant les commentaires de nos perroquets à carte de presse nous laissaient sur notre fin.
RépondreSupprimerEn effet, le commentaire du Monde passe totalement à côté du sujet (Laura Motet, "Inéligibilité: le Conseil constitutionnel ne tranche pas le cas Le Pen", 29 mars 2025, page 10). Manifestement, cette Dame ne connaît rien aux subtilités du droit et de son interprétation par les plus hautes juridictions.
Pour sa part, l'expert des questions juridiques de Mediapart (le site qui détient la vérité révélée), le Monsieur, ne semble pas plus au fait des subtilités du droit que sa consoeur du journal de référence du tout Paris qui compte (Michel Deléan "Le débat sur l'inéligibilité immédiate des élus fait pschitt", 28 mars 2025).
Ce qui nous conduit à nous méfier des commentaires à chaud des folliculaires experts en tout et en rien. Ils ne prennent pas le temps de lire, comprendre les textes importants. Vive la désinformation !
Pour revenir à cette décision, et à son point intéressant, le cas Le Pen (Cf. concept de réserve d'interprétation), votre explication est limpide. Elle nous fait mettre le doigt sur un point souvent passé sous silence, celui de la prise en compte de la dimension d'opportunité politique dans des affaires juridiques sensibles par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d'Etat. C'est un fait que l'on peut regretter ou pas!
La seule certitude, c'est que toutes ces juridictions agissent dans l'incertitude.
Encore une fois, l'analyse juridique est une chose; l'opportunité en est une autre...
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