« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 mars 2025

Schengen : Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures


Le Conseil d'État confirme, dans un arrêt du 7 mars 2025, la légalité de la décision du Premier ministre du 4 octobre 2024 décidant le rétablissement des contrôles aux frontières à l'intérieur de l'Espace Schengen, du 1er novembre 2024 au 30 avril 2025. Sont concernées les frontières terrestres avec la Belgique, le Luxembourg, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie et l'Espagne, ainsi que les frontières aériennes et maritimes.

Les Accords de Schengen ont été signés le 14 juin 1985 et complétés par une convention d'application du 19 juin 1990, entrée en vigueur en 1995. Ils organisent un régime de libre circulation sur le territoire des États signataires, soit tous les États membres de l'Union européenne, auxquels il faut ajouter quatre associés, l'Islande, la Norvège, la Suisse et le Lichtenstein. Un règlement européen de 2006, appelé Code frontière Schengen prévoit que les frontières intérieures "peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications soient effectuées sur les personnes quelle que soit leur nationalité". Dix ans plus tard, un nouveau règlement est intervenu le 9 mars 2016, lui-même modifié par un troisième règlement du 13 juin 2024.

Le texte consolidé prévoit, dans ses articles 25 à 27 bis, une possibilité pour les États de réintroduire temporairement des contrôles aux frontières, "en tant que mesure de dernier recours", pour répondre à des situations exceptionnelles, terrorisme, grande criminalité, évènements internationaux, sans oublier les "mouvements soudains de grande ampleur et non autorisés, de ressortissants de pays tiers (...)". Le recours est précisément dirigé contre la décision du Premier ministre usant de cette prérogative, et c'est la première requête dirigée contre la nouvelle rédaction issue du règlement de 2024. Les requérants sont des associations de soutien aux migrants, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères, le Gisti, et la Cimade.


L'imputation des durées


Pour les associations requérantes, la décision du Premier ministre datée du 4 octobre 2024 est illégale, car elle viole l'article 25 bis du règlement qui énonce que, en tout état de cause, la durée de rétablissement des contrôles ne saurait dépasser trois ans. Or la France les a rétablis en novembre 2015, après les attentats, et, depuis cette date, des prorogations sont intervenues, de six mois en six mois.

Les requérants invoquaient la décision de la CJUE du 21 septembre 2023, ADDE et a. c. France. Mais celle-ci se borne à affirmer que, même après la réintroduction des contrôles aux frontières, l'éloignement des étrangers doit respecter la directive retour, ce qui signifie qu'ils doivent se voir accorder un délai pour quitter volontairement le territoire. C'est seulement s'ils ne respectent pas l'injonction que l'État peut procéder lui-même au refoulement. En d'autres termes, la CJUE ne conteste en rien le fait que les autorités françaises aient renouvelé la décision de réintroduire les contrôles tous les six mois depuis 2015.

Dans sa décision du 7 mars 2025, le Conseil d'État écarte totalement le moyen développé par les associations requérantes. Il refuse tout simplement de considérer la décision du 1er octobre 2024 comme la prorogation des actes antérieurs. Le Premier ministre en effet applique le nouveau règlement de 2024. Sa décision s'analyse donc comme la première application du texte récent. 



Quant au douanier, c'est notre affaire

Carmen, Acte III, Bizet

Maria Callas, Jane Berbié, Nadine Sautereau. 

Orchestre de l'Opéra de Paris, Direction Georges Prêtre, 1964


Nouvelle menace, ou menace persistante


Les associations requérantes invoquent une nouvelle fois la jurisprudence européenne pour contester le motif de la réintroduction des contrôles aux frontières. Dans un arrêt du 26 avril 2022, NW c. Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, la CJUE, saisie sur question préjudicielle, s'est prononcée sur la réglementation autrichienne autorisant la prorogation des périodes de contrôle. Elle a alors jugé que cette prorogation, au-delà de six mois, ne pouvait être imposée qu'à la suite de la survenance d'une menace nouvelle, distincte de la précédente. Or la décision du Premier ministre, datée du 1er octobre 2024, faisait état de la persistance de menaces graves, telles que le terrorisme et le crime organisé, l'activité des passeurs qui facilitent les flux migratoires.

Mais c'est oublier la jurisprudence interne, c'est-à-dire celle du Conseil d'État. Quelques mois après l'arrêt de la CJUE, le juge administratif rend la décision Gisti et autres du 27 juillet 2022. Très habilement, il ne s'oppose pas frontalement au juge européen, mais précise "que doit être appréciée la question de savoir si (...) la menace demeure la même ou bien s'il s'agit d'une nouvelle menace". Et son interprétation de la "nouvelle menace" est très libérale. Si, en tant que tels, les mouvements migratoires ne constituent pas une menace nouvelle, il n'en est pas de même des nouveaux variants du Covid ou de la menace terroriste renforcée par l'accroissement de la circulation des personnes. Des menaces nouvelles peuvent donc toujours être décelées, justifiant la prorogation des contrôles aux frontières. 

Dans sa décision du 7 mars 2025, le juge administratif se livre, une nouvelle fois, à l'interprétation du caractère nouveau de la menace. Et il accepte les arguments développés par l'administration qui invoque le développement des réseaux de passeurs dans le nord de la France, l'accroissement de la menace terroriste attestée par de nombreuses arrestations de personnes ayant des projets d'attentats. 

Sur ce plan, il faut reconnaître que la décision du Conseil d'État est logique. La position de la CJUE semble en effet bien difficile à appliquer. Selon elle, le rétablissement des contrôles aux frontières pour tenir compte d'une menace particulièrement grave devrait cesser, non parce que la menace a disparu, mais parce que le délai de six mois a expiré. Or personne ne conteste la réalité de la menace, pas même le juge évidemment. 

D'une certaine manière, l'arrêt du 7 mars 2025 s'inscrit dans une évolution qui tend à faire disparaître le système Schengen, par une sorte d'effacement progressif. Face à des menaces qui ne sont pas proches de disparaître, face à des flux migratoires qui n'étaient pas prévisibles en 1985, on assiste à un retour en force de l'État régalien, et souverain.


Les Accords de Schengen  : Chapitre 5, section 2 § 1 A  du manuel de libertés publiques sur internet

 



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