« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 24 janvier 2025

Le harcèlement moral institutionnel


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 21 janvier 2025 est remarquable à plus d'un titre. D'abord, il met fin à l'affaire France Télécom, sauf hypothèse, probablement vouée à l'échec, d'un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. On se souvient qu'une procédure pénale avait conduit à la condamnation de l'entreprise, de son ex PDG de Didier Lombard, de son adjoint Louis-Pierre Wenès pour harcèlement moral. Tous deux furent condamnés à un an de prison avec sursis et 15000 € d'amende. Deux autres cadres furent aussi condamnés pour complicité de harcèlement moral. 

En 2006, une politique d'entreprise avait été engagée à France Télécom. Le Plan NEXT (Nouvelle Expérience des Télécoms) en constituait le volet économique, et le plan ACT(Anticipation et compétences pour la transformation) le volet social. 

Derrière ces acronymes séduisants, un plan "social" d'une extrême brutalité. 22 000 agents étaient visés par une réduction des effectifs, et 10 000 étaient contraints à une mutation, soit, en tout, le quart des salariés de France Télécom. Le management mis en oeuvre visait à harceler les employés, à dégrader les conditions de travail pour provoquer et accélérer les départs. Des suicides furent à déplorer, ainsi que des tentatives de suicides et de nombreuses dépressions.

Une plainte pour harcèlement moral fut déposée et trente-neuf salariés, ou familles de salariés décédés furent identifiés comme victimes. De très nombreuses parties civiles se sont ensuite constituées.

 

La définition du harcèlement moral 


Après la confirmation des condamnations par la Cour d'appel en 2022, un pourvoi a été déposé devant la Cour de cassation, dont le moyen essentiel résidait dans la définition du harcèlement moral.

Ce délit, figurant à l'article 222-33-2 du code pénal punit de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende "le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Ces dispositions ont été introduites dans notre droit par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 et sa rédaction actuelle est issue de la loi du 14 août 2014. A l'époque des faits, la rédaction en vigueur mentionnait des "agissements" et non pas des "propos ou comportements", mais ce changement est sans influence dans l'affaire en cause. 

Elle est aussi sans influence sur le contrôle de constitutionnalité et la chambre criminelle s'était déjà refusée, dans un arrêt du 17 octobre 2023, à renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur ces dispositions. Elles ont en effet été déclarées conformes à la constitutionnel dans une décision du 12 janvier 2002. Aucun élément ne permet de déceler un changement de circonstances de fait ou de droit depuis cette date.

Quoi qu'il en soit, le code pénal n'évoque pas expressément le harcèlement institutionnel. Il est donc le produit de l'interprétation prétorienne de la loi pénale et d'une évolution jurisprudentielle engagée depuis longtemps.

 


Voutch. Septembre 2021


L'interprétation stricte de la loi pénale


Pour s'opposer à cette analyse, les requérants invoquent un manquement à l'interprétation stricte de la loi pénale. La Cour européenne des droits de l'homme précise toutefois, dès son arrêt S.W. c. Royaume-Uni de 1995, que la règle de l'interprétation stricte n'interdit pas la "clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible". Ce principe est constamment rappelé, notamment dans l'arrêt Jorgic c. Allemagne du 12 juillet 2007.

La chambre criminelle ne nie évidemment pas l'existence du principe d'interprétation stricte de la loi pénale qui interdit au juge pénal de sanctionner un comportement que la loi pénale ne vise pas. En revanche, aux termes de son arrêt du 5 septembre 2023, le juge peut, "en cas d'incertitude sur la portée d'un texte pénal", interpréter la loi pénale en considérant les raisons qui ont présidé à son adoption. Or, en l'espèce, les dispositions de l'article 222-33-2 du code pénal ne prévoient certes pas le harcèlement moral institutionnel mais n'empêchent pas non plus sa reconnaissance jurisprudentielle. La chambre criminelle affirme ainsi que l'interprétation donnée par les juges était loin d'être imprévisible, "de surcroît pour des professionnels (...) ayant la possibilité de s'entourer de conseils éclairés de juristes".

Aux yeux des auteurs du pourvoi, le harcèlement moral ne peut être puni que dans le cadre d'une relation hiérarchique, sans rapport avec la politique de l'entreprise. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation avait pourtant exclu cette analyse, en cassant une décision dans laquelle les juges du fond avaient ajouté l'exigence d'un lien hiérarchique dans la caractérisation de l'infraction. Il s'agissait alors d'un cas un peu atypique, dans lequel un subordonné avait harcelé son supérieur hiérarchique.

 

Le harcèlement moral managérial 


Surtout, le harcèlement moral peut résulter d'une politique managériale. Sur ce point, la chambre criminelle se réfère à l'article  L 1152-1 du code du travail qui affirme qu'"aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail (...)". La chambre sociale n'a pas hésité à considérer que le harcèlement pouvait être le fruit de "méthodes de gestion", dans une décision du 10 novembre 2009. Par la suite, la notion de "harcèlement moral managérial" est expressément mentionnée par cette même chambre sociale, le 15 juin 2017.

La chambre criminelle s'était déjà engagée dans une évolution comparable. Dans une décision de septembre 2015, elle admettait le harcèlement moral constitué par un management ne respectant pas l'obligation de sécurité des travailleurs. Plus tard, le 19 octobre 2021, elle sanctionne "un mode de management autoritaire qui excède les limites du pouvoir de direction (...) et qui s'applique à l'ensemble des salariés sans distinction". Le 12 avril 2023, la chambre criminelle casse même une décision d'une cour d'appel ayant omis de s'interroger sur l'existence dans l'entreprise d'un tel management.

 

Le harcèlement moral institutionnel 


Mais à l'époque, il n'est question que de harcèlement managérial, et l'apport de la décision du 21 janvier 2025 réside précisément dans la notion de harcèlement institutionnel. La différence réside en fait dans l'ampleur du phénomène, qui met en cause, non pas seulement tel ou tel encadrant, mais la personne morale et ses dirigeants. C'est, en quelque sorte, un harcèlement systémique. Concrètement, cela signifie qu'il n'y a pas nécessairement de relation directe et personnelle entre le dirigeant à l'origine de la politique d'entreprise et les victimes du harcèlement. Cela signifie aussi que ce harcèlement ne vise pas une série de salariés identifiés mais l'ensemble du personnel, ce qui n'exclut pas que le juge identifie les victimes.

En reconnaissant, pour la première fois, un harcèlement moral institutionnel, la chambre criminelle étend le cercle des responsables de la politique toxique, désormais l'entreprise et son chef. Elle étend aussi le cercle de ses victimes potentielles à l'ensemble des travailleurs de l'entreprise. Surtout, l'arrêt met en oeuvre une véritable sanction judiciaire d'une politique d'entreprise. Le management par la peur, par la brutalité, est directement mis en cause et le chef d'entreprise ne peut plus invoquer une sorte d'impunité dans ce domaine. 

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette jurisprudence. En l'espèce, les dirigeants de France Télécom, certains de leur bon droit et de leur impunité, avaient laissé de multiples traces de leur management toxique. Le rapport du conseiller Maziau en témoigne largement, et de nombreuses pièces du dossier révèlent une direction indifférente aux souffrances des salariés, et seulement préoccupée par la déflation des effectifs. On peut penser, hélas, que les entreprises qui se livreront désormais à ce type de politique s'efforceront de laisser moins de traces, sachant qu'elles peuvent faire l'objet de poursuites pénales.  Mais le juge dispose heureusement d'instruments d'enquête efficaces.


Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2 § 2

1 commentaire:

  1. Vous expliquez avec brio les évolutions jurisprudentielles du délit de harcèlement moral qui tendent à lui conférer un périmètre de plus en plus large. Ce faisant, elles ne résolvent pas les risques inhérents à une incrimination attrape-tout.

    - A notre sens la définition du harcèlement moral est floue quoi qu'en pense le Conseil constitutionnel qui avait été plus hardi sur le harcèlement sexuel. Et cela à deux titres : l'intentionnalité (le harceleur aurait pour but ultime de s'en prendre à la santé du harcelé alors qu'il est peut-être guidé par d'autres raisons) et la causalité (il est toujours difficile de démontrer que les maux dont souffre le harcelé ont pour unique cause les agissements du harceleur).

    - Par ailleurs, il est toujours aisé à un juge, confortablement assis dans son fauteuil et présumé indépendant et impartial, de se mettre à la place de tous les protagonistes du drame et à avoir le recul nécessaire pour ne pas être influencé par ses préjugés. Des juges majoritairement du sexe féminin n'ont pas nécessairement l'objectivité requise lorsqu'elles ont à se mettre sous la dent un mâle nécessairement coupable au mépris de la présomption d'innocence. Ce qui est souvent le cas.

    - L'affaire se corse lorsque le magistrat instructeur fait appel à des psychologues (il n'existe pas de conseil de l'ordre de cette profession qui n'en est pas une) pour sonder le coeur et l'âme de la victime. Le parti pris de l'une d'entre elles, sorte de passionaria du harcèlement moral, est évident. Ses conclusions sont connues d'avance. Elles vont systématiquement dans le sens du vent du magistrat.

    - Pire encore, les affaires de harcèlement moral sont souvent étayées par des certificats médicaux de complaisance rédigés par des médecins peu scrupuleux et ignorants de leur déontologie qui répètent ce que la victime leur dit sans être en mesure de vérifier la véracité de ses dires. Lorsqu'ils se font sanctionner par le conseil de l'ordre des médecins réuni en formation disciplinaire, personne n'en parle et les magistrats s'empressent de mettre cette sanction sous le tapis.

    - Le résultat de cette situation porte un nom déresponsabilisation. Combien entend-on de supérieurs hiérarchiques éviter de prendre toutes leurs responsabilités de peur d'être poursuivis pour harcèlement moral ? Et cette crainte est d'autant plus forte qu'ont été mis en place tant dans le public que dans le privé des structures, des référents chargés d'entendre les doléances des personnes s'estimant victimes de harcèlement (moral ou sexuel, voire d'agissements sexistes) ou de discrimination en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelles et autres plaisanteries. Des statistiques récentes font état du désintérêt croissant des étudiants brillants pour la fonction publique. Pourquoi ? Par ailleurs, avec le harcèlement moral, on empiète sur le fonctionnement normal d'une structure qui a ses contraintes propres : compétence requise pour occuper une fonction, exigence d'une certaine qualité du travail, horaires de travail, attitude générale et habillement ...

    Toutes ces évolutions jurisprudentielles "donnent à la société française la 'fièvre cafteuse'" en "décortiquant les pensées et en interprétant les arrière-pensées dans une quête incessante des dérapages". ("La France n'a pas dit son dernier mot", Eric Zemmour, Rubempré, 2021). En élargissant la focale, le tsunami Donald Trump n'aura-t-il pas des répercussions en Europe et en France sur toutes ces problématiques qui ont été importées chez nous et qui pourraient connaître un phénomène de reflux ?

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