« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 14 janvier 2025

Violences sexuelles : enquête sur un consentement


Au fil de ses décisions, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) construit un droit processuel visant à imposer en Europe un standard de protection des victimes de violences sexuelles. Certes, ces décisions ne semblent pas poser de grands principes et sans doute ne donneront-elles pas lieu à beaucoup de commentaires. Mais elles contraignent les États à agir dans ce domaine, immense progrès si l'on considère que leur inaction est sans doute le plus grand obstacle à la poursuite et la condamnation des auteurs de ces violences. Deux arrêts récents imposent ainsi deux obligations liées à l'enquête, l'une concernant la définition du consentement, l'autre l'étendue des investigations menées à son propos.

 

Le consentement de la victime


Dans sa décision du 12 décembre 2024, Y. c. République tchèque, la Cour sanctionne le défaut de diligence des autorités judiciaires pour poursuivre un prêtre accusé de violences sexuelles. 

En avril 2015, la soeur de la requérante porte plainte pour des agressions sexuelles que cette dernière aurait subies à partir de 2002, de la part d'un prêtre qui se présentait comme son père spirituel. Peu à peu, les viols sont devenus de plus en plus fréquents, le religieux exerçant des pressions sur la jeune femme. En effet, sa famille, vivait dans un appartement loué par la paroisse et bénéficiait de son soutien financier. Le prêtre ne niait pas ces relations sexuelles, mais faisait valoir que la requérante n'avait jamais clairement manifesté son désaccord. De fait, la plainte fut rapidement classée, en décembre 2015. Malgré l'assistance d'un avocat intervenue seulement en 2020, les différents recours intervenus contre ce classement n'ont pas abouti. Devant la CEDH, la requérante invoque une double violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le premier interdit les traitements inhumains et dégradants, le second protège la vie privée.

La CEDH applique en l'espèce la jurisprudence issue de sa décision M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003. La Cour a alors reconnu la non conformité aux articles 3 et 8 du droit bulgare qui exigeait la preuve d'une résistance physique de la victime pour engager des poursuites pour viol. Elle affirme alors que les États doivent adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant tout acte sexuel non consenti, y compris en l'absence de résistance physique de la victime. De même, ces affaires doivent donner lieu à une enquête effective. Même si toutes les procédures ne s'achèvent pas par une condamnation, l'autorité judiciaire interne doit montrer qu'elle n'entend pas laisser de tels actes impunis. 

Dans l'affaire Y. c. République tchèque, la requérante ne conteste pas la loi mais la manière dont elle a été appliquée. La question de l'absence de consentement a, en effet, été traitée rapidement et avec une certaine légèreté. La police comme la justice ont simplement considéré que l'intéressée n'avait pas clairement exprimé son désaccord ni opposé une résistance suffisamment intense pour être perçue comme sérieuse. Elles ont estimé qu'elle avait finalement accepté les actes sexuels pour conserver l'aide financière de la paroisse. Or, dans sa décision Z c. République tchèque du 20 juin 2024, la CEDH exige que la réaction psychologique de la victime d'agressions sexuelles soit prise en compte dans l'interprétation des éléments constitutifs de l'infraction.

Tel n'a pas été le cas dans l'affaire Y. Alors même que la plaignante avait fait état de contraintes physiques comme le fait de lui tenir les bras ou de lui mettre un mouchoir dans la bouche, de chantage en la menaçant de mettre fin au soutien dont bénéficiait sa famille, alors même qu'elle mentionnait s'être défendue en pleurant, les autorités ont considéré qu'elle avait consenti... Aucune expertise n'a été effectuée pour mesurer sa vulnérabilité et sa position de dépendance à l'égard d'un prêtre qui se présentait comme son directeur de conscience. Cette lacune de l'enquête suffit à sanctionner le droit tchèque particulièrement rétrograde, si l'on considère que la plupart des États européens reconnaissent que l'absence de consentement formel peut s'expliquer par la sidération de la victime ou sa soumission vis à vis d'une personne habituée à exercer sur elle une certaine forme d'autorité.

 


 Tarquin et Lucrèce. Le Titien. 1575 (détail)

 

L'étendue des investigations


L'arrêt N. O. c. Turquie du 14 janvier 2025 est dans le prolongement de la décision Y c. République tchèque. N. O. a aussi déposé une plainte relativement tardive, en 2012. Dentiste à l'hôpital d'Ankara, elle s'est plainte d'avoir été harcelée, dès 2009, par le Directeur médical de l'établissement. En 2010, il s'était présenté chez elle, avait forcé sa porte, et lui avait imposé une relation sexuelle. De son côté, le défendeur prétend avoir été harcelé par N. O. qui l'aurait suivi jusque chez lui, et il s'étonne qu'elle ait attendu deux années pour porter plainte. Finalement, il fut acquitté par le tribunal d'Ankara qui estima manquer d'éléments probants. Après avoir épuisé les recours internes, N. O. se tourne vers la CEDH. Elle invoque une violation de l'article 8, son intégrité physique et psychologique ayant été atteinte par l'agression sexuelle dont elle a été victime.

S'appuyant une nouvelle fois sur l'arrêt M. C. c. Bulgarie de 2003, la CEDH rappelle que la protection de la vie privée des personnes suppose une procédure pénale efficace pour réprimer les violences sexuelles. L'arrêt Y. c. Bulgarie du 20 février 2020 précise que l'enquête doit être effective et objective, à charge et à décharge. Tous les instruments de preuve peuvent être utilisés, témoignages, preuves scientifiques, expertises physiques et psychologiques etc.

Conformément à la jurisprudence Vuckovic c. Croatie du 12 décembre 2023, il appartient donc à la CEDH de s'assurer si les tribunaux internes ont soumis l'affaire à un examen attentif de l'ensemble du dossier. Cette appréciation est très délicate, car la CEDH, rappelons-le, ne peut procéder à une nouvelle appréciation des éléments de preuve disponibles, et encore moins se prononcer sur la culpabilité d'un suspect. En revanche, elle peut apprécier la diligence des autorités en matière d'enquête et de jugement. En l'espèce, la Cour constate de graves lacunes. Des témoignages n'ont pas été vérifiés, des expertises physiques et psychologiques ont été résumées et n'ont pas été discutées devant le juge, les vêtements portés par N. O. le jour de l'agression n'ont fait l'objet d'aucune recherche ADN etc. Surtout, aucune enquête n'a été effectuée à propos du temps mis par la plaignante pour déposer sa plainte, alors même qu'une expertise faisait état d'un traumatisme sévère. De ces éléments accablants, la Cour déduit que l'enquête a été plus qu'insuffisante, entrainant une violation de l'article 8 de la Convention européenne.

Peu à peu, le cadre juridique de l'enquête pénale en matière de violences sexuelles se précise. Le juge européen se montre de plus en plus exigeant, sans doute dans le but d'éviter ce désastre pénal qui consiste à ne pas poursuivre ou à ne pas condamner un auteur qui prétend que la victime était consentante. L'absence de consentement peut désormais être prouvée par de multiples moyens autres que l'existence de traces physiques de violence. Le législateur doit évidemment être attentif à cette évolution, qui hésite actuellement à intégrer le mot "consentement" dans la définition du viol. On observe toutefois que la définition actuelle comme "pénétration sexuelle" commise par "violence, contrainte, menace ou surprise" répond aux exigences de la Cour européenne.




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