Le pourvoi est dirigé contre une décision de la cour d'appel de Toulouse du 27 octobre 2022 qui confirme la condamnation d'une quinzaine de manifestants à des amendes de 750 à 2000 €, souvent partiellement ou totalement assorties du sursis, pour entrave à la circulation ou à la navigation d'un aéronef. En octobre 2018, une vingtaine de personnes, dont cinq en fauteuil roulant, avait pris position sur une voie de chemin de fer, bloquant la circulation d'un train pendant 13 heures alors que cinq cents personnes y avaient pris place. Moins de deux mois plus tard, une action similaire avait bloqué les pistes d'un aéroport, provoquant retards et annulations de vol pour presque 2000 passagers. L'objet de ces manifestations étaient de protester contre les difficultés d'accès à ces modes de transport pour les personnes handicapées.
Liberté d'expression et liberté de manifestation
Le délit d'entrave à la circulation d'un train est prévu par l'article L 2242-4, 4° du code des transports. La même infraction, touchant cette fois la navigation des avions, figure dans l'article L 6372-4 de ce même code. Les manifestants condamnés sur ce fondement invoquaient une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui protège la liberté d'expression.
Observons d'emblée que la Convention européenne rattache traditionnellement la liberté de manifestation à la liberté de réunion, c'est-à-dire à l'article 11. Mais elle reconnaît, en particulier dans l'arrêt Women on Waves c. Portugal du 3 février 2009 que la liberté d'expression et la liberté de réunion sont difficilement séparables.
La Cour de cassation peut donc se fonder sur la liberté d'expression, d'autant que le Conseil constitutionnel fait reposer la liberté de manifester sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen. Il la considère comme un élément de la "liberté d'expression collective des idées et des opinions", formulation employée dès sa décision du 18 janvier 1995. Sur le plan du contrôle exercé par le juge, cette différence d'approche n'a pas d'incidence réelle. Les ingérences dans la liberté de réunion, comme dans la liberté d'expression, s'apprécient au regard de leur "nécessité dans une société démocratique". Les sanctions prononcées doivent donc être proportionnées aux impératifs de la défense de l'ordre public et des droits d'autrui.
La serpe d'or. René Goscinny et Albert Uderzo. 1962
L'incrimination pénale, ingérence dans la liberté d'expression
La jurisprudence de la Cour de cassation considère déjà qu'une incrimination pénale peut, dans certaines hypothèses, entrainer une ingérence dans la liberté d'expression, mais elle apprécie avec une relative rigueur son caractère proportionné. Dans une décision du 26 février 2020, elle estime que la condamnation pour dégradation du bien d'autrui d'une Femen qui avait planté un pieu dans la statue de Vladimir Poutine au musée Grévin n'est pas disproportionnée. Il en est de même, dans un arrêt du 18 mai 2022 de la condamnation pour vol en réunion commis par un groupe de militants écologistes. Ils s'étaient emparés du portrait du Président Macron dans une mairie et refusait de le rendre tant que ne serait pas engagée une politique en accord avec les engagements pris lors de la COP 21. Le caractère disproportionné aurait-il été admis si les auteurs de l'infraction avaient rendu le portrait ?
On pourrait s'étonner du caractère relativement restrictif de cette jurisprudence, mais elle s'inspire directement de celle de la CEDH. La Cour de cassation ne manque pas de la mentionner, et notamment la décision Kudrevicius c. Lituanie du 15 octobre 2015. Le juge européen avait alors considéré que n'était pas disproportionnée la condamnation, par les tribunaux lituaniens, d'agriculteurs qui, dans un mouvement de protestation, avaient bloqué les principaux axes routiers du pays. L'importance de la gêne occasionnée à la libre circulation suffisait à caractériser la nécessité de la sanction, tant au regard de l'ordre public que des droits des personnes.
Les militants condamnés ont sans doute ressenti une certaine amertume à la lecture de la décision de la Cour de cassation. Ils sont déclarés coupables d'entrave à la circulation d'autrui, alors qu'ils manifestaient pour demander que la circulation des personnes handicapées soit facilitée. On peut toutefois comprendre qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de pénétrer dans les motivations des participants à une manifestation. Il lui faudrait alors apprécier le bien-fondé d'une cause plutôt que d'une autre. Est-ce qu'entraver la circulation est plus légitime lorsqu'on est une personne handicapée, un agriculteur, un écologiste ? Le juge reste à l'écart de genre de débat, et c'est la garantie d'une bonne justice.
La liberté de manifester : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1
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