« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 21 janvier 2025

Démoralisation de l'armée : le garde flou du Conseil constitutionnel



La décision M. Andrei L et Victor I.  du 17 janvier 2025, rendue par le Conseil constitutionnel, répond à certaines interrogations sur la constitutionnalité de l'infraction réprimée à l'article 413-4 du code pénal. Elle punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende "le fait de participer à une entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale". Le Conseil ne voit rien d'inconstitutionnel dans cette formulation qui, selon lui, est parfaitement conforme au principe de clarté et de lisibilité de la loi.

Deux individus de nationalité moldave ont été interpellés en juin 2024, vers deux heures du matin, dans le 9e arrondissement de Paris. Ils avaient tagué le slogan "Stop Death Now. Mriya Ukraine", accompagné d'un dessin de cercueil, sur différents murs, en particulier la façade du Figaro. Ils ont été mis en examen pour dégradations aggravées mais aussi pour "entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale".

Personne ne sait grand-chose de ce délit puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende en temps de paix, et de la prison à perpétuité et de 750 000 € d'amende en temps de guerre. Issue d'un décret-loi du 9 avril 1940, l'infraction n'a pratiquement jamais donné lieu à jurisprudence, sauf un arrêt lointain rendu par la Cour de cassation en 1958.

Dans deux arrêts identiques du 16 octobre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel la présente question prioritaire de constitutionnalité, lui donnant ainsi l'opportunité de donner quelque précision sur l'infraction. Car précisément, il lui est reproché son imprécision, de nature à porter atteinte au principe de légalité des délits et des peines et à la liberté d'expression. 

 

Accessibilité et intelligibilité de la loi 


Ce principe de légalité des délits et de peines trouve son fondement juridique dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Depuis une décision du 16 décembre 1999, le Conseil déduit du principe de nécessité de la loi l'existence d'un "objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi". La première censure sur ce fondement intervient avec la décision du 7 décembre 2000, qui énonce que « les limitations à la liberté d’entreprendre ne sont pas énoncées de façon claire et précise ». Aujourd’hui, le Conseil rappelle, dans une formule désormais classique que l’objectif constitutionnel d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi impose au législateur « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre (…) le risque d’arbitraire ». 

Ce principe s’applique avec une rigueur à la loi pénale. Dans une décision QPC du 4 mai 2012 Gérard D., le Conseil censure ainsi les dispositions tautologiques de l’ancien article 222-33 du code pénal qui définissaient le harcèlement sexuel comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », contraignant le législateur à une nouvelle rédaction par la loi du 6 août 2012.

 


 
Asterix légionnaire. René Goscinny et Albert Uderzo; 1967

 

La définition donnée par le Conseil constitutionnel 


Dans la QPC du 17 janvier 2025, le Conseil constitutionnel définit lui-même la notion d'entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale". Pour considérer l'article 413-4 du code pénal comme l'énoncé d'une règle claire et lisible, il se réfère au seul arrêt de la Cour de cassation portant sur cette incrimination. Cette unique décision est datée du 25 février 1958, et porte sur une distribution de tracts incitant les militaires à la désertion.

Sur la notion d"'entreprise", le Conseil estime ainsi que la démarche des auteurs ne peut être que collective. Il ne saurait s'agir d'un acte individuel. Cet acte ne saurait davantage être occasionnel, car il doit être le fait d'une organisation, clandestine ou pas, animant et coordonnant les efforts de ses membres, en vue de détruire la résistance morale de l'armée. La définition est donc plus étroite que celle de l'"entreprise terroriste" qui, définie à l'article 421-1 du code pénal, peut se révéler individuelle ou collective. Dans le cas d'une distribution de tract, le caractère collectif de l'entreprise est évident. Il en est de même pour les tags portant sur le conflit ukrainien, d'autant que plusieurs membres du groupe moldave ont été arrêtés.

Quant à la "démoralisation de l'armée", elle est définie par un simple renvoi à la "volonté de nuire à la défense nationale". En 1958, la Cour avait considéré que l'action illégale de distribution de tracts comportait une intention dolosive évidente, qu'elle était donc réalisée "dans le but de nuire à la défense nationale". Le Conseil constitutionnel ne remet pas vraiment en cause cette analyse. 

La "démoralisation de l'armée" apparaît ainsi comme une notion quelque peu superfétatoire. Elle n'est que l'effet induit de la volonté de nuire à la défense nationale, dès lors qu'il s'agit "d'amoindrir l'engagement des forces armées dans l'exercice de leurs missions". On retrouve ainsi en filigrane la définition habituelle du moral ds armées, notion surtout connue par l'existence d'un rapport sur le moral des armées. Derrière ce titre très ambitieux, se cache en réalité un  instrument de pilotage des ressources humaines, destiné à mesurer l'engagement au travail et les préoccupations professionnelles des membres des forces armées. 

 

De minimis non curat praetor

 

La "démoralisation de l'armée" demeure donc dans le flou, mais le Conseil estime néanmoins que l'infraction de l'article 413-4 du code pénal énonce une règle claire et lisible. On peut se demander si le Conseil n'a pas tout simplement refusé de susciter une évolution législative dans un domaine sensible, alors que l'infraction en question ne donne pratiquement jamais lieu à condamnation ni à jurisprudence. De minimis non curat praetor...

Quant aux deux Moldaves, ils ont admis avoir été rémunérés quelques centaines d'euros pour commettre l'acte illégal. Autant dire que la démoralisation de l'armée n'était pas leur mobile essentiel, même si c'était l'objectif de leurs commanditaires. On peut également penser que les membres des forces armées ne se laissent tout de même démoraliser par quelques tags sur des murs. On voulait l'avait bien dit, tout le monde s'en fiche...


Accessibilité et intelligibilité de la loi : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 A3



 

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