« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 28 janvier 2025

La communauté de lit devant la CEDH


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrêt H. W. c. France rendu le 23 janvier 2025, sanctionne la justice française qui a prononcé le divorce de la plaignante pour faute, à ses torts exclusifs, au motif qu'elle avait cessé d'avoir des relations sexuelles avec son conjoint. Les commentateurs de la décision en déduisent que la CEDH sanctionne la notion de "devoir conjugal" utilisée par le droit français, au motif qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante, droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. De toute évidence, la notion de "devoir conjugal" porte atteinte au droit de disposer de son corps, et le consentement au mariage n'implique pas le consentement aux relations sexuelles futures. 

Certes, mais la lecture de la décision conduit, non à infirmer, mais à nuancer cette analyse. 

Dans l'affaire H. W. l'épouse, en 2015, assigne son mari en divorce pour faute, au motif qu'il privilégie sa carrière professionnelle et se montre irascible et violent à son égard. L'époux formule ensuite une demande reconventionnelle en demandant que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la requérante, au motif, parmi d'autres, qu'elle s'était soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années. L'époux s'abstient toutefois de demander une indemnisation sur ce fondement, invoquant un manquement au devoir de respect mutuel. Le juge aux affaires familiales se borne à prononcer le divorce pour altération définitive du lien conjugal, probablement sensible au fait que l'épouse fait état de graves soucis de santé. En revanche, la Cour d'appel de Versailles prononce le divorce aux torts exclusifs de la requérante, au motif que son abstention rend intolérable le maintien de la vie commune. Cette décision a été confirmée par la Cour de cassation, sans motivation particulière.



La non demande en mariage. Georges Brassens

Bobino 19 janvier 1967. Archives de l'INA


Le devoir conjugal en droit français


La loi française, en l'espèce le code civil, ne mentionne pas le "devoir conjugal". Les textes applicables à l'espèce sont essentiellement au nombre de deux. D'une part, l'article 215 al. 1er qui énonce que "les époux se doivent mutuellement communauté de vie". La communauté de vie ne signifie pas nécessairement la communauté de lit. D'autre part, l'article 242, selon lequel "le divorce peut être demandé par l'un des époux lorsque des faits constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune".

Le "devoir conjugal" trouve donc son origine ailleurs que dans la loi. Sur le plan historique, il renvoie à la copula carnalis du droit canon, condition de l'indissolubilité du mariage et l'un des devoirs qui lui était rattaché. Aujourd'hui, on le trouve dans la jurisprudence, même si la Cour de cassation ne s'y est pas référée depuis son arrêt du 17 décembre 1997. Encore s'y réfère-t-elle de manière quelque peu ambigüe. Dans un premier temps, elle déclare que la Cour d'appel aurait dû rechercher le caractère intentionnel de l'abstinence de l'épouse, plongée dans une profonde dépression. Mais ensuite, elle affirme que les preuves médicales n'étaient pas suffisantes pour justifier son abstinence.

Les juges du fond évoquent, de temps en temps, le devoir conjugal. Ils apprécient alors si les faits sont imputables à l'époux concerné et s'ils sont "constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage (...) rendant intolérable le maintien de la vie commune". Tel est le cas d'un mari qui refuse de consommer le mariage, la Cour d'appel de Grenoble, dans une décision du 3 avril 2000, considérant alors que l'épouse peut obtenir un divorce pour faute. En revanche, tel n'est pas le cas lorsque la brutalité du mari ou la maladie de l'épouse peuvent justifier le refus de relations sexuelles.

Si l'on résume la jurisprudence actuelle, on s'aperçoit que le refus de rapports sexuels n'est pas une faute, d'autant que les deux époux ont parfaitement le droit de consentir à cette situation. En revanche, s'y refuser de manière permanente et sur une longue durée peut justifier le divorce aux torts de l'intéressé(e), si le maintien du lien conjugal est intolérable. Autrement dit, la faute réside dans le fait que le conjoint abstinent a rendu le mariage intolérable, davantage que dans le refus de rapports sexuels


Un glissement vers le droit pénal


Aucune partie ne conteste, devant la CEDH, que l'existence même d'un divorce pour faute lié à l'abstinence de l'un des époux emporte une ingérence dans la vie privée. Depuis l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, il est acquis que la vie sexuelle est précisément au coeur de la vie privée des personnes. La Cour s'interroge donc sur le caractère nécessaire de cette ingérence. Elle commence par affirmer que ce divorce est prévu par la loi, car l'on sait que, aux yeux de la CEDH, la "loi" se définit comme l'ensemble des dispositions applicables à un litige, qu'elles soient législatives ou jurisprudentielles. L'arrêt de 1997 rendu par la Cour de cassation est donc jugé suffisant pour que considérer que le devoir conjugal n'a pas disparu du droit français. A dire vrai, on pourrait en discuter car cet arrêt n'est certainement pas un arrêt de principe.

Dès lors qu'il s'agit de la vie sexuelle, la CEDH considère que les États n'ont qu'une faible marge de manoeuvre et qu'elle doit donc d'assurer que les juges internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence. Comme elle l'énonce dans l'affaire Ivanov et Petrova c. Bulgarie du 14 juin 2011,  le maintien d'un époux contre son gré dans les liens du mariage peut porter une atteinte excessive à ses droits. En revanche, aux yeux de la Cour européenne, le devoir conjugal ne prend pas en considération le principe du consentement aux relations sexuelles, alors qu'il constitue une limite fondamentale à la liberté sexuelle d'autrui. Elle refuse donc d'admettre que le consentement au mariage emporte consentement aux relations sexuelles. 

Sur ce point, tout le monde est d'accord. Mais le raisonnement de la CEDH est tout de même quelque peu vicié par un glissement, à peine sensible, du droit civil au droit pénal. En effet, elle s'appuie sur le fait que tout acte sexuel non consenti s'analyse comme une violence sexuelle et nous entrons alors dans le domaine pénal. Pour la CEDH, "cet interdit pénal ne suffit pas à priver d'effet l'obligation civile introduite par la jurisprudence". Elle ajoute que "l'idée qu'un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu'elle est contraire à une notion civilisée du mariage". On a l'impression très nette que la Cour se laisse emporter par son élan... En effet, le viol et les violences sexuelles entre époux sont pénalement réprimées en France, ce qui garantit tout de même un mariage relativement "civilisé". 

On peut penser que la notion de "devoir conjugal" devrait disparaître en tant que telle, car elle est finalement inutile. Les juges, souverains dans leur appréciation, ne l'utilisent qu'avec parcimonie et se fondent généralement sur un ensemble d'éléments plus larges pour prononcer un divorce pour manquement aux obligations du mariage. La notion pourrait donc disparaître sans grand dommage pour le droit positif. Il n'en demeure pas moins que le mariage implique des obligations civiles, dont le non-respect est sanctionné civilement. 


La liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1


1 commentaire:

  1. L'affaire est à tout le moins complexe tant elle met en cause un certain nombre de principes qui, pour le béotien que nous sommes, peuvent paraître contradictoires en première lecture.

    Rappelons que les questions de divorce tournent souvent au pugilat entre les époux, les conduisant à utiliser tous les moyens et toutes les procédures pour déstabiliser l'autre ! Telle est la réalité dans ce qu'elle a de plus triviale ! Faisons confiance aux magistrats pour faire le départ entre le vrai et le faux. L'important est que le résultat final soit le moins mauvais pour les époux et leurs enfants.

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